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Conférence sur l’Europe au 21e siècle (III): Les défis
18-05-2012 / 19-05-2012


Les menaces qui pèsent sur le consensus politique et socio-économique de l’UE

Le politologue François Tremeaud a été le modérateur du premier panel d’une conférence internationale organisée les 18 et 19 mai 2012 par l’Institut d’études européennes et internationales du Luxembourg, le New Policy Forum et Notre Europe, pour évoquer les défis et les opportunités qui se présentent à l’Europe au cours du 21e siècle. Le panel était consacré aux menaces sur le consensus politique et socio-économique, qui devait aborder la fragilité du modèle social, la montée de l'extrême-droite et les inégalités croissantes, rappelait que "l'Europe repose sur un système de valeurs et de protection sociale auquel les populations sont attachées". Il constatait toutefois que le financement de "ce modèle envié" a reposé pendant longtemps et de plus en plus sur l'endettement. Or, avec le recul de la croissance et dans un monde globalisé, l'Europe est devenue dépendante de la place qu'elle pourra y trouver et donc de sa compétitivité. "Les extrémismes en Grèce ne sont pas rassurants ni de bon augure. Le sentiment est que le moment est aussi crucial que difficile : est-ce un problème de rupture ou le début d'un sursaut ?", a-t-il questionné avant de laisser la parole aux intervenants.

Christopher Coker : L'Union européenne manque d'une théorie qui rassemblerait

Le politologue britannique Christopher Coker a préféré mettre en lumière l'écart grandissant entre la théorie et la réalité de l'Union européenne. Il a d'abord tenu à rappeler que contrairement à ce qu'a clamé l'ex-président Sarkozy en campagne, la crise n'est pas terminée. "Elle ne fait que commencer, la deuxième phase est bien en place". Il a ensuite ironisé sur les propositions de démocratisation de Viviane Reding, jugeant qu'il "est bien tard" pour demander aux citoyens ce qu'ils veulent. Il est de toute façon d'avis que ce sont désormais les citoyens qui ont les cartes en main. "C'est la citoyenneté qui forme la résistance et impose le rythme à cette Union." Pour étayer son analyse qui pose la question de la légitimité des détenteurs du pouvoir, le politologue convoque le concept d'"imaginaire social" forgé par le philosophe canadien Charles Taylor. L'imaginaire social désigne les attentes formulées les uns envers les autres, selon des mythes et une histoire communs. Chaque communauté a en effet pour objectif la sécurité et chaque Etat a son propre imaginaire social.

70 % des Grecs veulent rester dans la zone euro. Coker y voit la preuve que "les gens veulent devenir européens". Les Allemands le sont déjà, notamment "depuis que Franz-Josef Strauss a dit que pour être allemand au 21e siècle, il faut être européen". Mais ce sentiment n'existe pas en Grèce. Et cette différence expliquerait l'incompréhension qui fait que "s'il y avait aujourd'hui un référendum en Allemagne, 70 % voteraient pour l'exclusion de la Grèce".

Selon Taylor, pour être efficace, toute théorie doit être en phase avec la réalité. Or, la théorie qui était la base de la communauté européenne, mélange d'essor économique, d'interdépendance librement consentie et de démocratie sociale, "ne dit plus forcément la réalité". Si cela peut encore être le cas dans les pays d'Europe du Nord, ce ne l'est plus dans ceux d'Europe du Sud. Parallèlement à cette théorie qui a décroché de la réalité, "l'autre danger est que nous avons déconstruit l'Etat nation", qui pourrait servir justement de cadre de référence, pense Christopher Coker. "C’est pour cela que des citoyens préoccupés sont attirés par des partis extrémistes. Ils ne veulent pas qu'on troque la citoyenneté pour le multiculturalisme, que l'Etat ait des accords avec des groupements d'intérêts, que le contrat social ne soit plus aussi important que par le passé."

De même, en Grèce et en Italie, la théorie d'origine est contredite par le fait que des membres du gouvernement "sont des technocrates" qui "n'ont pas de légitimité démocratique". La Commission européenne l'ignore. Ce qui appelle une mise en garde de Coker qui pense que l'Europe vit la période la plus dangereuse connue depuis un demi-siècle : "Il ne faut pas faire l'autruche et se cacher derrière des projets de l'Union qui va s'effondrer si les citoyens n'y croient pas."

Jan Kavan  ou le choc des inégalités en Europe centrale

L'ancien ministre social-démocrate des Affaires étrangères de la République tchèque, Jan Kavan, a fait part de la désillusion qui s'est emparé des pays d'Europe de l'Est qui, avec la chute du mur en 1989, pensaient pourtant avoir abattu "le seul obstacle à la prospérité".  Ces pays ont accepté "la thérapie de choc du capitalisme" et se sont intégrées dans les structures définies par les Occidentaux, sans présenter de "modèle alternatif". Or, concède Jan Kavan, "nous n'avons pas vu les dangers du néolibéralisme".

Finalement, c'est un "choc des inégalités" qu'ils récoltèrent. Kavan énumère certains phénomènes que peu de ses compatriotes avaient pu entrevoir au début de l'ère post-communiste, comme la réduction du rôle de l’Etat et des bénéfices sociaux, la dérégulation des banques, la socialisation des pertes et la privatisations des bénéfices.. "Les inégalités ont augmenté dans l'éducation, le problème du  chômage s'est accentué, les écarts entre riches et pauvres ont grandi." Kavan juge que "Stiglitz avait raison en disant qu'en prenant le modèle allemand, l'Europe allait se suicider". "Les décideurs allemands doivent changer d'attitude et commencer à réfléchir en tant qu'Européens et non seulement en tant qu'Allemands." Sans quoi la poursuite de ses seuls intérêts mènera à ce que "les masses vont se révolter".

Il rappelle aussi que les pays de l'Europe centrale connaissent la progression d'un populisme d'extrême droite, avec sa traditionnelle désignation de boucs émissaires pour expliquer le chômage et ses revendications sécuritaires. "Et l'intervention de la police pour protéger les minorités visées ne fait que renforcer la colère des marginalisés", prévient-il encore. "Le déclin du rôle de l'Etat est lié au déclin de la culture démocratique". Kavan cite l'exemple de la corruption qui reste l'"ennemi numéro un". Les partis politiques sont élus pour la combattre mais y sombrent tandis que la population, sans grande culture démocratique, ne s'engage que peu derrière ce combat.

Autre sujet qui inquiète Jan Kavan : le rejet des partis politiques par la jeunesse des pays d’Europe centrale et orientale. A cette évolution, il pense qu’il faut opposer une coopération paneuropéenne des sociétés civiles pour combattre " les oligarchies qui favorisent la désintégration sociale ", pour obtenir des budgets sociaux et des droits sociaux conséquents, pour lutter aussi contre l’évasion fiscale. Il faut pour Jan Kavan arriver à séparer les affaires et la politique, et subordonner la politique à la sécurité des personnes, et pas l’inverse. Mais, a-t-il regretté, la gauche démocratique n’a pas encore produit en Europe des solutions viables.    

L'aliénation entre les citoyens et l'Europe a pour Csaba Tabkdi aussi son origine dans un langage politicien qu'il appelle "euroblabla"

Csaba Tabajdi, eurodéputé libéral hongrois, souligne qu'à la "polycrise" évoquée par Michel Rocard répondent des "polysolutions". Pour cela, il faut bien analyser la situation. L'eurodéputé estime erroné le constat de Viviane Reding selon lequel la crise européenne vient de la crise mondiale. "Elle montre au contraire les faiblesses de la construction européenne, du modèle social, de la mentalité des gens ainsi que le déficit de solidarité". A l'issue de la crise, les gens sont devenus "plus individualistes" et "la jalousie sociale s'est aggravée."

Csaba Tabajdi  considère que l'Europe souffre d'un déficit démocratique et dénonce une "aliénation énorme aux niveaux national et européen". Il est d'accord pour que les présidents du Conseil européen et de la Commission européenne soient désormais élus, mais est d'avis que chaque commissaire devrait être nommé par un Parlement européen qui aurait aussi le pouvoir de contrôle démocratique de leur activité. L'aliénation est aussi selon lui dans le langage des politiciens, sous la forme d'un "euroblabla". Il concède n'avoir lui-même toujours pas compris ce que signifie la " croissance intelligente " que l'Union européenne s'est donné pour horizon en 2020. Csaba Tabadji est d'avis qu'il faudrait renouveler totalement la Commission européenne et estime que pour combattre le risque de l'extrême-droite, il faut aller à sa source : l'insécurité sociale et l'insécurité culturelle.

La crise de la zone euro

Le deuxième panel qui traitait des défis a abordé la question de la crise dans la zone euro, une crise dont Mario Hirsch, qui animait le débat, a dit qu’on "ne sait pas quand elle va finir ni comment elle va finir".

Theo Waigel, avocat de la recette allemande orthodoxe de réduction de la demande intérieure et de la dette publique

Theo Waigel lors de l'ouverture de la conférence internationale organisée les 18 et 19 mai 2012 par l’IEEI du Luxembourg, le New Policy Forum et Notre Europe sur l'Europe du 21e siècleL’ancien ministre allemand des Finances Theo Waigel, aux affaires entre 1989 et 1998, a néanmoins  estimé que ni la stabilité interne ni la stabilité externe de l’euro n’étaient en danger. Pour lui, deux grandes erreurs ont été commises : le changement des termes du pacte de stabilité et l’admission de la Grèce dans la zone euro. Mais comme il n’est pas possible de revenir sur cette dernière décision, la solidarité européenne est de mise. Cela ne veut pas dire qu’il faut régler les dettes d’autres Etats membres. Mais d’autres opérations sont possibles, comme celles, dès 1992/93, du soutien fourni à la stabilisation du franc dans le cadre du SME, où des sommes équivalentes à celles que la BCE vient de mobiliser lors de la crise, ont été utilisées. La Grèce doit évidemment  remplir sa part des engagements négociés. La consolidation en Europe passera par des réformes structurelles qui réduiront la demande intérieure mais pousseront vers l’exportation. La confiance devrait alors revenir avec la baisse de la dette publique.

Jean-Pierre Pagé pour des mesures de soutien à la réactivation de l’économie couplées au pacte budgétaire

L’économiste Jean-Pierre Pagé du Centre d'Etudes et de Recherches Internationales (CERI) de l’Ecole des sciences politiques de Paris a de son côté dit être d’accord avec la nécessité de mettre de l’ordre dans les finances européennes, "mais pas n’importe comment". Continuer les politiques d’austérité conduira selon lui à la déflation dans la zone euro et à un cercle vicieux de l’économie européenne. Mieux vaut selon lui ajouter au pacte budgétaire des mesures qui aideront à réactiver l’économie européenne. L’option pour aller dans cette direction ne peut être keynésienne, car les finances publiques font défaut. Les réformes structurelles seules ne sont pas une option non plus, car pour atteindre leurs effets escomptés, elles prennent trop de temps. Or, il y a urgence. Sans parler du fait qu’il y a de bonnes réformes – celles dirigées contre le protectionnisme – et d’autres qui sont mauvaises – celles qui s’attaquent au modèle social européen.

La meilleure option lui semble être des mesures de soutien à la réactivation de l’économie couplées au pacte budgétaire qui seraient prises sous l’égide de l’UE et dont les effets seraient répartis sur tout le territoire de l’UE. Une sorte de pas en avant fédéraliste, qui permettrait de drainer l’épargne européenne vers des projets qui auraient l’aval aussi de la BEI. En même temps, l’on devrait aller dans la direction de transferts de fonds d’un Etat membre à un autre en cas de besoin urgent.

Le Chinois Minqi Xu plaide pour des réformes des systèmes de protection sociale et une flexibilisation des marchés du travail européens

Mingqi Xu lors de la conférence internationale organisée les 18 et 19 mai 2012 par l’IEEI du Luxembourg, le New Policy Forum et Notre Europe sur l'Europe du 21e siècleLe regard de Mingqi Xu, le directeur du Centre d’études européennes de Shanghai, est certes distant, mais constructif car intéressé. La crise en Europe est pour lui d’abord une crise structurelle. La zone euro a montré qu’elle n’est pas une zone monétaire optimale. Si les Européens veulent donc sauver l’euro, ils devront passer à la coordination politique de leur zone monétaire. Ils pourraient mettre une autre vitesse dans leur moteur économique s’ils retrouvaient leur esprit d’innovation.

L’austérité, a constaté Minqi Xu, fait souffrir et est critiquée, par exemple par le FMI, voire haïe dans de nombreux pays, et pas seulement dans des Etats membres de l’UE. L’économiste chinois ne nie pas la nécessité d’une certaine discipline budgétaire, mais "un peu de flexibilité aiderait à dépasser certains dilemmes". La réforme des systèmes de protection sociale et des marchés du travail est pour l’économiste importante. La BCE pourrait être plus active et investir elle-même.

Pour lui, il est clair que si les Grecs rejettent complètement les mesures d’assainissement auxquelles ils ont acquiescé, ils devront sortir de la zone euro. Pour éviter ce drame, l’Allemagne devrait "aider de manière plus généreuse". En Chine, les Etats membres de l’UE sont bien perçus comme des Etats nationaux, mais aussi comme des Etats frères qui partagent des institutions et des formes de gouvernance communes.          

Résistances à gauche

La proposition de Mingqi Xu a été fortement mise en doute par le social-démocrate allemand Karsten Voigt. Donner de l’argent d’abord et attendre des réformes structurelles ensuite ne marche pas, comme l’expérience le montre. La Grèce a pu disposer selon lui d’assez de fonds structurels européens, mais les a mal utilisés. D’autre part, pendant des moments de crise, alors que le revenu général des travailleurs allemands diminuait, celui des Grecs augmentait. Pendant que l’Allemagne dégraissait sa fonction publique, la Grèce relevait le nombre de ses fonctionnaires, le tout pour des raisons politiques. Sans pression sur la Grèce, rien ne changera, ni du côté impôts, ni du côté corruption. Mais, concède Karsten Voigt, les Grecs ne pourront pas s’en sortir tout seuls. L’aspect "demande" ne doit pas non plus être mis de côté. Il faudra de l’austérité dans certains domaines, et il faudra miser sur la croissance dans d’autres. Et de conclure en expliquant que les citoyens allemands n’avaient aucune confiance dans les dirigeants politiques grecs, contrairement à la confiance qu’ils avaient dans les leaders italiens du moment, comme Mario Monti.

Ce fut l’occasion pour Giulietto Chiesa, journaliste, ancien député européen de gauche et proche de Mikhaïl Gorbatchev, d’expliquer à l’assistance que "la politique de Mario Monti est insupportable pour le peuple italien" et qu’elle signifiait "la fin du pacte social européen". Pour lui, il faudra s’attendre d’ici tôt "à une réaction populaire massive", sachant qu’il "n’y a pas de force de gauche pour contrôler cela, mais à droite, oui". Pour lui, l’instigateur de tout ce qui se passe, ce sont les USA, "où prévaut une autre idée du capitalisme". Pour Giulietto Chiesa, le parlement italien actuel n’a aucune légitimité démocratique, alors qu’il a imposé au pays l’équilibre budgétaire, les privatisations et le financement par le marché international.