La seconde session plénière d’une conférence internationale organisée les 18 et 19 mai 2012 par l’Institut d’études européennes et internationales du Luxembourg, le New Policy Forum et Notre Europe, pour évoquer les défis et les opportunités qui se présentent à l’Europe au cours du 21e siècle, fut consacrée aux opportunités et solutions possibles, le premier panel s'intéressait à un nouveau cadre institutionnel pour une Europe future.
Philippe Herzog, député européen et président de "Confrontations Europe" constate que le contrat social est rompu et donc un "besoin de changements profonds" se fait ressentir afin de "retrouver les citoyens". Il considère que ce n'est pas l'espace institutionnel et politique qui est capable de faire face à "une redéfinition de cet espace de paix et de prospérité", la Commission étant par exemple bien incapable de prospectives. Alors, il faut aider les citoyens à définir ce que nous allons faire ensemble, à définir aussi un cadre institutionnel. Philippe Herzog constate un triple problème d'identification : de sens, d'espace et de temps.
L'avenir n'a pas de sens alors que l'Europe a toujours eu une histoire devant soi. Il faut en conséquence refonder le socle économique de prospérité en renforçant les capacités d'innovation et de coopération. En ce qui concerne l'espace, "l'élargissement n'a pas été compris à l'Ouest".
Philippe Herzog propose une "entente entre pays clés", un groupe de pays, partageant des souverainetés, car la zone euro n'est pas viable sans coopération pour augmenter la compétitivité. Herzog propose parallèlement le développement de marchés régionaux basés sur des biens communs, dont un en Europe du Sud-Est, des marchés qui permettent une "réidentification de l'espace".
Pour ce qui est du temps, il faut fonder toute relance sur le court terme, sur l'humain et non sur le consumérisme. Il faut un retour de la puissance publique comme puissance d’investissement, car on ne peut pas seulement laisser l’investissement aux marchés. "Si on ne sait pas le faire, on le laissera aux marchés qui en feront de nouvelles bulles peut-être."
Philippe Herzog résume sa pensée en disant qu'"il faut dépasser Keynes mais aussi Hayek", afin de réaliser des "investissements humains et productifs".
"A court terme, dans la zone euro, nous avons besoin d'une sorte de gouvernement économique avec des gens capables de penser politiquement notre futur". A l'échelle de la société, il faudra ainsi mener une "politique de civilisation" qui fera nécessairement appel à la responsabilité et à l'engagement des Européens et sollicitera leur "pouvoir d'appropriation". Herzog propose enfin pour résoudre la question de la légitimité que la composition de la Commission relève d'un choix démocratique : des candidats qui font campagne dans toute l'Europe et un congrès, composé du parlement européen et des parlements nationaux, déciderait.
Le diplomate britannique, Rodric Braithwaite a lui invité l'élite européenne à changer de logiciel. Pour cause, les Européens sont déçus. Les peuples ont dû supporter "le blabla" de l'Europe. Cette élite aura partagé avec les Bolchéviks "l'idée que le but était impossible mais qu'il était possible de l'imposer". "Mais le projet n'a jamais pu vraiment s'enraciner dans la vie de tous les jours". Pour cause, il a fallu tout le temps s'habituer à de nouveaux changements tels la Constitution européenne, rejetée, l'élargissement, qui n’arrive pas à " absorber " les nouveaux Etats membres qui ne sont pas prêts ou l’euro, qui a montré qu’il n’y pas d’automatisme qui conduise d’une monnaie commune à un gouvernement commun.
Ainsi Braithwaite estime nécessaire de proposer de nouveaux cadres. Le projet doit désormais reposer sur "le consensus démocratique", car le projet élitaire ne fonctionnera plus. Baser l’UE sur un centre et une périphérie sera difficile. Il n’y aura pas seulement une opposition très forte entre centre et périphérie, mais même le centre ne voudrait pas se conférer et la périphérie sera éternellement frustrée. L’on risque aussi sur le court terme des sorties de l'euro, et du projet européen, "hypothèse qu'il faut garder à l'esprit", et elles déclencheront des problèmes plus graves que ceux qu’on s’imagine actuellement.
Le professeur en sciences politiques émérite de l'Université catholique de Louvain, Christian Franck s'est intéressé aux mutations d'ordre institutionnel. Il constate en effet l'émergence de méthodes hybrides de gouvernance, incarnées par les moutures du traité sur le mécanisme européen de solidarité conclu en juillet 2011 et du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, autrement dit le pacte budgétaire signé le 2 mars 2012. Ces deux traités négociés sous l'impulsion du Conseil européen ont relancé le débat sur les méthodes, le choix entre la méthode intergouvernementale et la méthode communautaire. Or, les deux traités qui sont de nature intergouvernementale ont pour originalité que c'est la Commission qui veille à leur application tandis que la Cour de justice de l’UE tranche les différends. Le second, le pacte budgétaire, pourra entrer en vigueur s’il est ratifié par douze Etats seulement, et là aussi, c'est la Commission qui contrôle le respect des engagements des Etats membres, quitte à saisir la Cour de justice en cas de litige. "Si on regarde ces deux traités intergouvernementaux, on est surpris que ce sont les institutions communautaires qui en ont la charge", explique Christian Franck.
Cette hybridation des méthodes de gouvernance intergouvernementale et communautaire, bien séparées avant le traité de Lisbonne, se vérifie à d’autres niveaux. Ainsi, la Commission, communautaire par excellence, prépare les papiers du Conseil européen, le cœur même de la gouvernance intergouvernementale Dans le cadre de la codécision entre Parlement européen et Conseil, on pré-négocie des accords pour faire passer le plus rapidement possible les textes législatifs, avec la Commission comme " honest broker " entre PE et Conseil. Dans ce contexte, le président du Conseil européen représente le collectif des dirigeants européens, mais n’a pas de légitimité de par le suffrage universel comme le Parlement européen, qui lui rêve de soutenir ou de faire tomber ce gouvernement qui n’existe pas encore. Dans un tel contexte où prévaut une méthode de gouvernance devenue de plus en plus hybride, il faudra selon Christian Franck penser à faire évoluer cette méthode, en donnant plus de légitimité aux institutions et surtout en renforçant le pôle parlementaire des institutions européennes.
Zahari Zahariev, l'ancien ministre socialiste de la Culture en Bulgarie, est revenu sur une vision plus politique des choses. Zahari Zahariev est d'avis qu'on ne prête pas assez d'égard au fait que "le moteur de la crise est structurelle et lié à la crise de la modernité qui touche l'Union européenne et le monde entier". Cette crise s'infiltre jusque dans les droits des individus et la répartition des pouvoirs. Autrement dit, "elle a une influence sur les structures et cultures politiques".
La crise en cours est une "crise de civilisation", juge-t-il. Nous serions entre deux phases, à la fin de l'une, au début de l'autre. Les nombreuses manifestations prouvent que "le peuple ne veut plus être un simple objet", mais devenir un collectif de vrais citoyens, "des sujets qui créent l'histoire".
L'avenir ne saurait ainsi être rose "si on ne comprend pas la nature de ce qui se dit dans les rues". La question posée est de savoir si la construction européenne se poursuit avec une élite de Bruxelles qui impose ses propres règles, elle qui vient d'un monde de sa propre création, "trop éloigné" du monde de la rue. Zahari Zahariev parie que les prochaines élections vont voir l'émergence de nouvelles voix, de nouvelles positions qui ne seront "pas conformes à la culture politique que nous connaissons". Ce sera "une claque fondamentale pour les partis traditionnels" qui illustrera "la crise systémique de ces partis qui, quand ils seront prêts, proposeront des réformes dont personne ne voudra".
Dans le deuxième panel de la seconde session, le modérateur, l'homme de médias Roberto Savio, fondateur de l'Inter Press Service (IPS) rappelle que quelques semaines auparavant, le président de la BCE, Mario Draghi a dit que "le contrat social européen était mort". Or, pour lui, c'est sur ce contrat que s'est bâtie l'identité européenne. Il constate que "les citoyens ont l'impression qu'ils ne sont plus au centre des décisions mais que ce sont les marchés qui y sont". Et ce sont les marchés qui placent selon lui les migrants dans les pays européens, en les appelant à rejoindre la proximité des marchés qui marchent le mieux. Résultat : les extrêmes-droites sont fortes en Suède, en Norvège, en Autriche, aux Pays-Bas, en Grèce, etc. Parallèlement, les systèmes de pensions s’épuisent. " Si les personnes ne sont plus au centre de l’économie et des systèmes politiques, le système décline et sera différent de ce qui a été créé depuis 1945 ", s’est écrié le journaliste. " Si nous perdons en route notre modèle de sécurité humaine, nous perdrons ce qui donne sens à notre Europe ", a-t-il conclu
Le chercheur Vladimir Baranovsky apporte le regard russe sur l'Union européenne. Il rapporte les "réactions contradictoires" qui surgissent dans son pays à l'évocation de l'Union européenne, elle qui "a essayé de donner les leçons sur l'Etat social mais n'est plus une zone de stabilité". L'"expérience unique" est devenue un "modèle controversé" aux conséquences lourdes pour la Russie. Evoquant la sécurité dont il s'accorde à dire qu'elle est garantie en Europe, Baranovsky estime que " l'Europe peut avoir honte" pour ce qui se passe à ses frontières en termes de conflits et d'immigration. Il constate le recours à l'image d'un "ennemi externe" que la Russie utilise elle aussi "en pointant l'Ouest pour expliquer ses difficultés". Baranovsky estime qu'il s'agit là de problèmes de communication qui se règleraient par l'amélioration des échanges. Il conseille encore que tous les problèmes soient abordés collectivement, qu'ils aient trait à la communauté politique, la communauté de sécurité, le contrat social ou l'environnement.
Professeur de gouvernance mondiale à la London School of Economics, Mary Kaldor a repris le thème de Christopher Coker pour déclarer que l'UE est dans une "crise de légitimité" qui ne reflète pas une crise de la démocratie formelle, mais de la "démocratie substantive ". "Les manifestations ne se dirigent pas contre l'austérité mais contre les élites politiques", pense-t-elle. Il faut revoir en quoi consiste l'Union européenne, alors qu'il y a une différence d'entendement entre générations. Pour la plus vieille, l'Europe signifie la paix, et pour la plus jeune, qui se sent européenne, l'UE est vue et vécue comme un appareil bureaucratique. Mary Kaldor est d'avis qu'il faudrait relancer la démocratie au niveau local, lutter contre les spéculations financières, promouvoir le bien commun. "Il nous faut un débat très large qui tient compte des manifestations et autres occupations." Elle considère par ailleurs que l’UE devrait promouvoir la sécurité humaine, qui est tant physique qu’économique, car les citoyens ont l'impression que "nos vies ne sont pas en sécurité avec nos institutions." Elle estime qu'il n'est pas assez tenu compte de l'aspect humain et que l'UE devrait s'employer bien davantage à la sécurité mondiale. Or elle se comporte en ces choses comme "un objet des USA".
Le politologue Anatol Lieven souligne que les décisions prises dans les semaines et mois à venir au sujet de l'avenir de la Grèce auront des conséquences énormes. Il est pour lui certain que les Européens continueront à vivre longtemps dans "une Europe de noyau et périphérie". La Grèce et l'Espagne sont dans une situation similaire aux années 30, avec le risque de voir les extrémismes monter aussi bien à droite qu'à gauche, de même que les rhétoriques occidentalistes qui créent de nouvelles lignes de division avec la Russie ou la Turquie.
Le diplomate chinoise Jianmin Wu, qui est en charge de la direction du centre de formation des diplomates de son pays et avec Michel Rocard un des fondateurs du Forum China-Europa, a déploré le pessimisme des intervenants de la première journée des débats. Il ne l'estime "pas tout à fait fondé". Il a rappelé que l'Europe est à l'origine de la modernité et d'une révolution mondiale de l'humanité. Elle a trouvé la voie pour rendre impossible la guerre entre la France et l'Allemagne, la voie pour se concentrer sur ses intérêts communs. Une voie que le monde entier doit suivre au 21e siècle. Wu Jianmin pense encore que l'Europe, premier partenaire commercial de la Chine, vit "une crise de croissance" et dispose d’assez de ressources pour s'en sortir. "Vous vous empêtrez dans l'eurocentrisme. Vous perdez de vue ce qui se passe dans le reste du monde", a-t-il professé. Il faut justement partir à la conquête de ce monde globalisé, y créer la demande. Il a mis notamment en avant les perspectives ouvertes par la troisième révolution industrielle et la "croissance verte" pour rappeler qu'en la matière la Chine a besoin de coopérer avec une Europe qui dispose ici des meilleures technologies
Le social-démocrate allemand, ancien conseiller du chancelier Schröder, Karsten Voigt, a répondu à l’ambassadeur Wu et considéré que s'il y a un commerce avec la Chine et le Japon, "notre destin est lié à l'Europe". "Vous devenez amis avec vos voisins, si vous tenez compte de leurs intérêts, de leur histoire, de ce qui les a façonnés." L'ordre de paix européen conduit l'Europe vers la Russie, "si la Russie n'a pas peur de son environnement et que l'environnement n'a pas peur de la Russie". Karsten Voigt a encore souligné l'importance de l'équilibre entre grands et petits pays. On ne peut avoir de paix que si les grands pays ont à cœur l'intérêt des petits pays, et même s’ils désapprouvent leur vision de l’histoire, ils doivent la discuter. Car, a-t-il ajouté, "d'après mon expérience, les événements négatifs dans l'histoire sont ressentis plus longtemps dans les petits pays."