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Conférence sur l’Europe au 21e siècle (V) : L’Europe face au monde
18-05-2012 / 19-05-2012


L’Europe élargie

La seconde journée d’une conférence internationale organisée les 18 et 19 mai 2012 par l’Institut d’études européennes et internationales du Luxembourg, le New Policy Forum et Notre Europe, pour évoquer les défis et les opportunités qui se présentent à l’Europe au cours du 21e siècle fut entamée avec un  panel sur une Europe élargie. Hall Gardner, un professeur américain de l’Université américaine de Paris, recommanda comme animateur du débat, dans la veine des années 50 quand les USA soutenaient par de nombreux moyens l’idée des Etats-Unis d’Europe, la création d’une nouvelle confédération européenne qui inclurait la Russie, l’Ukraine et la Turquie, ne serait-ce que pour mettre fin à la course aux armements et pour sceller sur fond de fin de crise grecque la réconciliation gréco-turque. Le tout serait guidé par trois centres situés dans des foyers de crise potentiels : Kaliningrad, Sébastopol et Chypre. Le reste du débat se déroula dans la même veine.

Les ambigüités de la perception  de l’UE par les Russes selon Ruslan Grinberg 

Ruslan Grinberg, directeur à l’Académie des Sciences de Russie à Moscou, définissait comme grand défi de la plus grande crise du capitalisme depuis la Seconde guerre mondiale le confinement de l’oligarchie financière qui a mis en danger la zone de l’euro. Pour lui, les Russes ont une attitude ambigüe teintée de "Schadenfreude" face à cette crise de la zone euro. L’UE a poussé la Russie à privatiser et à libéraliser, et tout le processus en cours depuis la chute de l’URSS est ressenti comme une défaite, avec la perte de la puissance, du pouvoir dans le monde, le recul de l’économie et la disparition des classes moyennes qui avaient émergé lors des années 50 et 60 sous le régime de Khrouchtchev. La Russie a maintenant peur que s’abaisse un "rideau technologique". Elle s’oriente fortement vers la CIS, la Communauté des Etats indépendants, son Hinterland commercial auquel elle est liée par une union douanière. Ces Etats n’ont pas peur de la Russie, partagent avec elle des goûts communs et ont comme elle un territoire parsemé de paysages postindustriels après le déclin complet de certains secteurs suite à la chute de l’URSS.  

Pour Jack Matlock, "la Russie est une partie de l’Europe "

Jack Matlock, ambassadeur des USA en URSS pendant les années cruciales 1987-1991, a comparé l’insatisfaction qui règne au Sud de l’Europe par rapport à la bureaucratie de l’UE avec les critiques que doit subir l’administration du gouvernement fédéral des USA. Pour lui, les bureaucraties sont nécessaires pour mettre en œuvre les règles de fonctionnement des Etats, mais le problème commun aux Etats et aux sociétés développées est que ces bureaucraties tendent à s’accroître et à se perpétuer elles-mêmes.

Malgré tout, l’UE est pour Jack Matlock "un énorme succès", et la crise actuelle n’est rien comparée aux crises antérieures. "Tout se passe dans des conditions remarquablement pacifiques", a-t-il souligné, et l’UE passera la crise, même si la Grèce devait quitter la zone euro. Mais l’UE ne doit pas oublier de forger des relations plus étroites avec la Turquie, l’Ukraine et la Russie "en particulier", car "la Russie est une partie de l’Europe" avec laquelle il faudra "ajuster" les relations tout en étant "flexible", notamment sur la question des missiles.   

Anatoly Orel : les intérêts de l’Ukraine ne cadrent pas avec la politique de voisinage de l’UE, chiffres à l’appui

Anatoly Orel, conseiller du ministre des Affaires étrangères d’Ukraine, a souligné le défi que constituent pour l’Europe les investissements chinois dans le monde et dans son pays. Pour lui, l’influence de l’UE dans les pays de l’ex-URSS est en recul, parce que la politique de l’UE se base sur des principes qui relèvent du passé et manque de ressources, et surtout de moyens, pour encourager les partenaires par des "incentives". 

L’Ukraine n’est pas intéressée à la création d’une zone de libre-échange avec l’Europe, car ce n’est pas dans son intérêt. Une union douanière avec la Russie, le Belarus et le Kazakhstan l’est beaucoup plus. L’UE n’arrive pas à comprendre cela. Pourtant, les faits parlent d’eux-mêmes selon Anatoly Orel. Les échanges de l’Ukraine avec l’ex-URSS représentent 40 % du volume global de ses échanges commerciaux, ceux avec l’UE seulement 26 %. Les matières premières représentent 80 % des exportations vers l’UE, les produits transformés moins de 20 %. Avec la Russie, les matières premières ne représentent que 40 %, et les produits transformés plus de 50 %. 

Selon René Steichen, la politique de voisinage de l’UE traite les Etats ciblés "non pas comme des partenaires, mais comme des apprentis"

René Steichen, le président du CA de la SES, ancien membre du gouvernement luxembourgeois et ancien commissaire européen,  a ensuite plaidé pour un arrêt de l’élargissement de l’UE, trop dicté par des considérations géopolitiques. L’intégration des nouveaux Etats s’est faite selon lui sans adhésion des populations. Il a aussi dénoncé la politique de voisinage de l’UE, qui traite les Etats ciblés "non pas comme des partenaires, mais comme des apprentis", et une politique d’immigration qui, au lieu de contrôler les flux migratoires, met surtout en place une "Europe forteresse". Pour lui, les impasses sont trop nombreuses, la crise sans précédent.

René Steichen a été un des seuls intervenants à mettre en lumière le rôle paneuropéen du Conseil de l’Europe, qui regroupe 47 Etats européens, y compris la Russie et l’Ukraine. Il a exhorté les responsables de l’UE à s’engager plus sur les questions des droits de l’homme, massivement violés à l’Est de l’Europe, comme en témoignent les nombreuses affaires sur lesquelles doit statuer la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Il a finalement regretté qu’un grand pays comme la Russie, qui est membre du Conseil de l’Europe, soutienne la dictature en Syrie.   

Guerre froide, manque de confiance et inertie

Au cours de la discussion, la correspondante d’El País à Moscou, Pilar Bonet, a parlé de la prévalence des réflexes et de la pensée de la Guerre froide au cours de la conférence.

Et Mario Hirsch, qui travaille à l’Institut d’Etudes sur la sécurité de l’UE à Paris, a souligné de son côté que les grands Etats membres de l’UE préféraient de loin des relations bilatérales avec la Russie qu’à travers l’UE, et cela malgré l’évidence qu’il faut agir ensemble, comme l’ont entre autres montré les crises successives dans les Balkans.

Pour Ruslan Grinberg, ce manque de confiance ne peut être dépassé que s’il y a des initiatives communes. Or, les relations Russie-UE sont actuellement marquées par l’inertie, estime-t-il. Des initiatives communes sont selon lui possibles sur le marché de l’énergie, dans l’aviation, où, avant, il n’y avait que deux grandes puissances productrices, les USA et l’URSS, alors que maintenant, l’UE est devenue avec l’Airbus un acteur majeur, et dans le domaine des missiles, où les choses seraient moins difficiles s’ils étaient conçus ensemble.

Anatoly Orel a lui aussi mis le doigt sur le fait qu’il n’y a pas de projets communs dans le domaine de la high-tech entre la Russie, l’Ukraine et l’UE.

Les nouvelles frontières au Sud et à l’Est de l’UE

Les nouvelles frontières au Sud et à l’Est de l’UE étaient le sujet du dernier panel de la conférence.

Pour Lothar Rühl, l’UE n’a pas de politique ni envers la Russie, ni envers l’Ukraine ou la Turquie

Pour Lothar Rühl, l’UE a besoin d’une vision de ses intérêts géopolitiques, y inclus Israël et le monde arabe. Il est pour lui fort possible que des changements en Syrie, en Egypte et dans les territoires palestiniens changent la donne de la politique étrangère et de sécurité. L’Iran par contre devrait moins inquiéter, car le pays n’a pas selon lui la capacité de mener une guerre. L’ensemble que forment la Mer Noire, l’Ukraine et le Caucase n’est plus l’objet de vraies négociations depuis la guerre russo-géorgienne de l’été 2008.

Le seul facteur de stabilité dans la région est la Turquie qui est le vrai allié de l’Europe vers lequel celle-ci devrait se tourner. Le pays prend une place centrale dans les questions proche-orientales, syrienne, irakienne et chypriote.

L’intervention franco-anglo-américaine en Libye a par ailleurs été la première prise de responsabilité directe de pays européens dans le bassin méditerranéen depuis les années 50. Mais l’Europe a toujours peur de prendre ce type de responsabilités.

Une autre piste de réflexion suggérée par Lothar Rühl était le soutien de l’Allemagne à Israël, qui relève, selon une déclaration de la chancelière Angela Merkel, de la " raison d’Etat ", et dont il faudrait analyser les implications pour le reste de l’UE.

Pour le vieux routier de la géopolitique et de la sécurité européenne, c’est un fait indéniable que l’UE n’a pas de politique ni envers la Russie, ni envers l’Ukraine ou la Turquie.

Les incertitudes méditerranéennes et proche-orientales selon Mark Almond

Mark Almond, qui enseigne actuellement à Ankara, a souligné dans son intervention la fragilité de la situation dans les Balkans, les violences ethniques, religieuses et de groupes criminels dans le monde arabe, le nouveau rôle de la religion notamment en Egypte, la surestimation de la flexibilité des régimes islamistes par la diplomatie européenne, y compris de régimes hybrides comme le régime saoudien, et l’illusion de croire que la démocratisation  du monde arabe signifierait la fin de l’immigration vers l’Europe. L’Europe parie actuellement sur l’influence de la Turquie sur le monde arabe. Mais, insiste Mark Almond, l’Europe devrait aussi réfléchir sur l’influence du monde arabe sur la Turquie, où les tensions entre musulmans sunnites et alaouites sont en train de monter en flèche.      

Pour Mesut Yilmaz, c’est une erreur de croire, comme le font une partie des actuels dirigeants turcs, qu’il est possible de découpler la Turquie de l’Europe de l’Ouest et de l’Occident

Mesut Yilmaz lors de la conférence internationale organisée les 18 et 19 mai 2012 par l’IEEI du Luxembourg, le New Policy Forum et Notre Europe sur l'Europe du 21e sièclePour l’ancien Premier ministre turc, Mesut Yilmaz, l’Europe n’a pas de frontières clairement définies. L’UE se comporte comme si elle était toute l’Europe et met en place avec le système Schengen une "forteresse Europe". Veut-elle s’élargir ou veut-elle s’isoler ? Si ses frontières sont perméables, elle va à la rencontre d’un vieux rêve. Si ses frontières finiront par devenir imperméables, elle ne sera pas attrayante pour des pays tiers. Or, c’est ce qui arrive à l’UE depuis 2005 La thèse de Mesut Yilmaz : "L’Europe veut dominer au-là de ses frontières, mais ne veut pas en accepter les conséquences." La Turquie, par contre, assume de vrais risques, par exemple dans le cadre de la crise syrienne, où elle accueille l’opposition sur son sol,  mais aussi de très nombreux réfugiés. Si le régime Assad devait se perpétuer, un régime qui a soutenu le parti kurde terroriste PKK, ce dernier parti risque de revenir.

L’UE a néanmoins un atout pour l’ancien Premier ministre : son pouvoir économique qui est "toujours intact". Mais elle ne l’utilise pas de manière assez intelligente, ses soutiens financiers "infantilisent" le partenaire, et elle ne soutient que là où elle a des avantages directs. Avec sa manière de faire, l’UE n’est qu’un acteur secondaire au Proche-Orient, mais il n’en reste pas moins que si l’UE décidait de faire plus, elle aurait le soutien de la Turquie. Mesut Yilmaz est convaincu que la Turquie est un modèle attractif pour le monde arabe, et 64 % des Arabes veulent que l’UE renforce ses relations avec la Turquie. Cela lui permettrait d’être un véritable acteur dans le monde arabe.

Reste un problème. Pour Mesut Yilmaz, qui est un adversaire du parti islamiste AKP actuellement au pouvoir en Turquie, c’est une erreur de croire, comme le font une partie des actuels dirigeants turcs, qu’il est possible de découpler la Turquie de l’Europe de l’Ouest et de l’Occident. Cela est pour lui "contraire aux intérêts turcs".

Bernard Guetta pense que l’UE a "une carte fantastique" dans les mains pour aller vers la Russie et l’Ukraine comme vers l’Afrique du Nord et le monde

Le journaliste Bernard Guetta a essayé de scruter les relations de l’UE avec la Russie et l’Afrique du Nord sous l’angle des nouveaux équilibres qui s’annoncent dans l’UE, qui est actuellement empêtrée dans une politique où la rigueur, la croissance, la libéralisation et une dose de keynésianisme se mêlent. Pour lui, les négociations bilatérales entre la France et l’Allemagne pour une reconduction du traité de l’Elysée déboucheront sur un noyau dur de l’UE. L’issue des élections en France constitue pour la France une alternance, mais pour l’UE, elle signifie le rééquilibrage entre la gauche et la droite au Conseil européen.

A partir de là, le journaliste français pense que l’UE pourra envisager autrement ses relations avec la Russie, dont elle ne peut ignorer les richesses, et l’Afrique du Nord, qui change. L’attitude négative de la France à l’égard d’une adhésion de la Turquie pourrait aussi changer. Ceci dit, dès 2011, les USA et l’UE avaient su prendre un tournant et compris qu’il était dans leur intérêt de soutenir les changements en cours dans le monde arabe. Malgré le chaos syrien et les risques qu’il implique, l’UE n’a pas changé sa politique et continue de soutenir la mise en place de démocraties. Dans un mouvement global qui esquisse une régionalisation comme résultat de la mondialisation, Bernard Guetta pense que l’UE a "une carte fantastique" dans les mains pour aller vers la Russie et l’Ukraine comme vers l’Afrique du Nord et le monde arabe.

Pour Adrian Pabst, l’adhésion à l’UE ne signifie plus que le pays qui adhère reste automatiquement démocratique et devienne ou reste également prospère

Un des plus jeunes participants eut un des derniers mots : Adrian Pabst qui enseigne à l’Université de Kent. Pour lui, la crise actuelle est aussi le résultat du fait que le système westphalien, basé sur les Etats-nations et l’équilibre des puissances, est en crise et n’a pas encore été remplacé. L’UE est une voie pour en sortir, mais voilà que la crise actuelle montre aussi que l’adhésion à l’UE ne signifie plus non plus que le pays qui adhère soit et surtout reste automatiquement démocratique et devienne ou reste également prospère. S’y ajoute que le moteur franco-allemand est devenu "statique" et que l’autre grand Etat, le Royaume-Uni mise trop sur la seule économie de marché.