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Culture - Droits fondamentaux, lutte contre la discrimination - Éducation, formation et jeunesse
Conférence sur le thème "Démocratie(s), Liberté(s) et Religion(s)" de l’Université du Luxembourg et du Collège des Bernardins - 3e atelier : Libéralisme, raison et religion
01-06-2012 / 02-06-2012


Le troisième atelier de la conférence sur "Démocratie(s), Liberté(s) et Religion(s)", placé sous la présidence de Lukas Sosoe de l’Université du Luxembourg, eut pour thème les liens et les oppositions qui se sont institués entre raison, religion et libéralisme.

Yves Roucaute : revisiter et reformuler le récit de l’émergence de la démocrate libérale en Europe en mettant en avant "l’impensé" de ses racines chrétiennes

Yves Roucaute, conférence "Démocraties(s), Liberté(s) et Religion(s)", Université du Luxembourg, les 1 et 2 juin 2012Yves Roucaute, professeur des universités à l’Université de Paris-X Nanterre, a évoqué "les racines chrétiennes de la démocratie libérale en Europe". Pour lui, le récit de la démocratie libérale en Europe qui prédomine est le suivant : L’Etat de droit, l’économie de marché et les droits de l’homme ont surgi contre le christianisme, et la démocratie libérale qui les inclut est l’aboutissement d’un long processus de lutte contre l’obscurantisme chrétien. Ce récit célèbre les droits de l’individu et la volonté humaine, la laïcité comme espace libre de communication, qui est parti des Lumières, époque de dépassement du pastorat et de la soumission.

Une autre manière d’aborder les choses et de dire que la construction de l’Europe est un projet démocrate et libéral. Mais pour Yves Roucaute, il ne faut pas oublier que cette Europe a d’abord été un projet de démocrates-chrétiens, Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi, pour lesquels la démocratie libérale et l’Europe allaient de pair.

C’est pourquoi Yves Roucaute pense que le récit prédominant dissimule cet impensé que sont les racines chrétiennes de la démocratie libérale et du projet européen, qui portait dès le début en lui des idées liées à la justice sociale compassionnelle, au développement durable et à la paix, pour lui des valeurs chrétiennes par excellence. La démocratie libérale, ce sont pour lui des droits de l’homme qui ne sont pas seulement l’œuvre d’une volonté, mais des attributs naturels de la personne. Ce sont les droits opposables aux pouvoirs. C’est la dignité pour tous, un droit naturel et inaliénable. Les grands auteurs des Lumières sont par contre hésitants sur de nombreux points : l’esclavage, l’égalité, savoir ce qu’est le bien et le mal. Pour Yves Roucaute, qui cite D’Holbach, Diderot, D’Alembert et Condorcet, Locke et Rousseau, Fichte et Hegel, mettant en évidence l’hypertrophie du Moi, de l’individu, de la volonté générale et de la loi, ou bien de la nation et de la raison incarnée par le grand individu, la démocratie ne peut venir des Lumières. Le sens commun lui fait dire que là ne sont pas non plus les racines de l’Europe.

Pour Yves Roucaute, l’Europe est construite sur un socle chrétien. Et de citer sur 1500 ans lois, bulles et chartes qui ont aboli l’esclavage et le servage, interdit les sacrifices, instauré des pouvoirs intermédiaires, reconnu des droits naturels aux habitants des terres conquises dès le 16e siècle, en leur reconnaissant la propriété de leur corps, ou instauré l’habeas corpus et proclamé le droit d’aller à la recherche du bonheur. Ici, le sens commun lui dicte "d’aller voir de plus près". Pour Yves Roucaute, ces textes tout au long des siècles "ne sont pas accidentels" et "toujours s’y déploie une spiritualité qui diffuse le droit naturel", un droit qui constitue des obligations – aller vers l’autre, reconnaître des droits universels, obliger les Etats - qui sont aussi celles qui sont aujourd’hui en vigueur dans la démocratie libérale. La Convention européenne des droits de l’homme montre pour lui que tout n’est pas possible, tout n’est pas déterminé, que les êtres sont créés libres … pour se tromper, avoir des limites.

Dans ce contexte, la laïcité européenne est pour lui un "attribut de la cité juste", un "repos de Dieu" qui laisse les hommes faillibles libres de s’organiser. La laïcité est donc moins pour lui le droit de ne pas croire que le droit de se tromper dans un contexte de suffrage universel et pluraliste, où le socle chrétien permet la discussion et la gratuité à la recherche du bien commun sous des régimes politiques qui varient.

Pour Jean Ehret, il n’est pas évident pour le catholique de s’investir dans le monde dans perdre son identité

Jean Ehret, conférence "Démocraties(s), Liberté(s) et Religion(s)", Université du Luxembourg, les 1 et 2 juin 2012Jean Ehret, professeur adjoint de sciences religieuses à la Sacred Heart University à Luxembourg, s’est interrogé sur la possibilité de s’investir dans le monde sans perdre son identité catholique, se demandant "comment soutenir ma vérité catholique dans une contexte de démocratie libérale". Pour Jean Ehret, l’incarnation inscrit le christianisme dans l’Histoire. Le christianisme ne reste donc pas statique tout en veillant à ne pas succomber. Les Lumières ont exigé du christianisme de "se faire rationnel". L’Eglise est de ce fait devenue une instance de critique sociale. Il n’en reste pas moins que le christianisme n’est pas pour lui "une doctrine pour pallier les insuffisances des gouvernements".

Pour Jean Ehret, la posture chrétienne dans le monde prend son départ dans l’histoire du lien de Dieu avec les hommes, elle mise sur des relations vraies dont celles avec Dieu sont le modèle, oblige à la créativité pour créer des "rapports justes", poursuit la quête de l’unité du savoir et mise sur un dialogue honnête et transparent où l’on dit d’où on vient, où l’on n’est pas neutre, où l’on ne peut pas tout réduire à une position anthropologique. Une telle position théologique est pour lui "faible en pratique", mais elle est "publique, pas privée tout en étant personnelle".

Dans des Etats démocratiques et libéraux sous forte pression, il est pour Jean-Marc Ferry nécessaire de créer un nouveau cadre délibératif où discours séculiers et religieux pourraient se croiser sur les questions essentielles de l’avenir des sociétés européennes   

Jean.-Marc Ferry, conférence "Démocraties(s), Liberté(s) et Religion(s)", Université du Luxembourg, les 1 et 2 juin 2012Jean-Marc Ferry, l’auteur d’un livre fondamental sur l’Union européenne, « La République crépusculaire », déjà hôte d’événements au Luxembourg et qui détient la chaire de philosophie européenne à l’Université de Nantes, a identifié trois positions par rapport à la justice politique : une conception libérale de justice sociale basée sur l’idée d’équité, une conception républicaine de l’autorité civique, où les citoyens exercent leur volonté, et un concept communautarien, où les citoyens ont des convictions partagées sur leurs valeurs. Pour Hegel, l’Etat effectue une double synthèse : celle de l’ensemble des valeurs morales partagées, et celle de l’ensemble des normes légales. Sans valeurs ni normes, la communauté n’est pas possible. D’autre part, ce qui importe aussi, c’est de gérer les tensions entre les exigences qui découlent de la justice politique et des droits fondamentaux d’un côté, et des nécessités de l’autonomie du politique et de l’exercice de la souveraineté de l’autre.

Actuellement, les craintes existent que n’éclatent les synthèses que l’Etat doit effectuer. La société civile s’est dénationalisée avant même l’Etat. La subversion du politique par l’économique que Hegel craignait est probable. En Europe, le risque que l’universel avec les droits fondamentaux se sépare du commun avec la volonté politique et l’identité substantive est réel pour Jean-Marc Ferry. L’Etat est mis en cause par une série de phénomènes critiques : la montée des groupes économiques internationaux ; les pouvoirs non-étatiques ; les organisations internationales régionales, dont l’UE ; les flux migratoires, 3 % de la population mondiale s’étant mise en mouvement, avec ce qu’ils induisent en termes de pluralité religieuse interne et de perméabilité des frontières. Le pôle "droits fondamentaux" et l’universalité juridique d’un côté et le pôle "volonté politique" d’une communauté issue de la volonté démocratique se séparent dans les sociétés. L’unité communautaire est en péril. Les deux pôles de la démocratie se dressent l’un contre l’autre.

Dans ce contexte, Jean-Marc Ferry identifie trois défis que l’Europe doit affronter :

  1. l’intégration : comment l’UE peut-elle intégrer les Etats-nations qui la composent sans s’y substituer ? Une seule solution : la subsidiarité;
  2. comment développer l’union économique et développer en même temps "une voie sociale originale", un modèle social qui est devenu le "mauvais objet politique par excellence";
  3. la sécularisation, alors que les textes officiels reconnaissent d’un côté la contribution positive de la religion, mais demandent en même temps la conversion du registre privé à l’usage public de sa propre raison, une sorte d’appel aux religions à leur propre sécularisation, au renoncement de la propagation de leur foi, afin que la déprivatisation du religieux demeure en quelque sorte raisonnable.

Jean-Marc Ferry essaie d’abord des éléments de réponse. Le cadre du discours européen de type libéral est basé sur la tolérance et la reconnaissance de l’autre. Mais il est impuissant à répondre aux questions liées à la vie : sens des choses, bioéthique, vie et mort, avortement, euthanasie, dignité de la personne, etc. Néanmoins, il dispose d’un cadre délibératif qui part d’une base traçable à travers une longue histoire européenne, avec le 16e siècle qui a apporté la civilité, un 17e siècle qui a fondé la légalité moderne, avec un 18e siècle dont la publicité est un acquis majeur. Cette structure avec ses composantes "civilité, légalité et publicité" peut fournir à l’UE des valeurs, une culture commune qui se réfère à la médiation, à une mémoire partagée, à une légalité commune, à un dialogue européen qui décloisonne des attitudes qui diffèrent mais qui ne sont pas des différences fondamentales. Il s’agira de traduire le logos propre, particulier en droit commun à travers une praxis de la confrontation à la recherche d’une culture commune. Il s’agit de s’engager dans un usage public de la raison logique, sachant qu’elle est faillible.

Cette approche modifie la donnée libérale. Il s’agit d’un exercice de "perlaborisation", explique Jean-Marc Ferry, qui reprend ici un terme issu de la psychanalyse. Le fait individuel rend nécessaire la médiation du droit, si l’on veut éviter les divergences fondamentales sur les valeurs. Les valeurs se décentrent sur un point de convergence, le droit, qui donne des libertés. Il s’agit en fait d’un schéma libéral classique, mais mis à rude épreuve quand les questions de vie ou de dignité humaine se posent, comme la relation au corps, la prostitution, etc., où Jean-Marc Ferry pense que la législation doit intervenir dans sa dimension "disciplinaire". Sur ces questions, il estime que les religions doivent s’exprimer publiquement. Mais comment ? Directement comme parole de Dieu ? Peu probable. Il faut qu’elles décryptent elles-mêmes leurs symboles et valeurs et le transforment en logos public et argumentatif. Si elles y arrivent, la raison publique en serait grandie.

Cela est d’autant plus vrai pour Jean-Marc Ferry qu’il pense que l’on ne peut instruire des problèmes éthiques qu’à partir de témoignages, de récits, en fait de récits croisés qui s’avèrent être des instruments régulateurs de l’ethos européen. Narration, interprétation, argumentation, tel est le triple "registre reconstructif de l’identité", d’une mémoire partagée et de valeurs communes. Car de la traduction et du croisement des récits dans l’espace public, il y a, comme l’a signalé déjà Paul Ricœur, un passage vers le pardon.

Pour Jean-Marc Ferry, il s’agit là d’un modèle délibératif qui arrive à dépasser les "chimères libérales", parce qu’il d’agit d’un dialogue civil qui intègre les convictions religieuses pour arriver à une raison publique commune afin de résoudre des problèmes de valeurs. Il n’y a ici ni laïcisme intransigeant ni renoncement des religions à leurs dogmes, et la conversion à une raison commune n’est pas une conversion à la vérité des autres. Lors de la discussion, Jean-Marc Ferry a précisé cet aspect. Si je veux discuter, je dois accepter quelques présupposés normatifs du dialogue : par exemple l’égalité, qui implique que j’admets que l’autre à des choses à m’apprendre, ou bien que Dieu doit cesser d’être un argument, et que l’individu doit dire, "je pense ceci ou cela, parce que je …."

La discussion

Une thèse qui a soulevé maintes questions. Jean Ehret, lui-même prêtre et théologien catholique, est d’accord à l’idée qu’on se donne des règles de communication dans l’espace, mais moins que l’on impose à quelqu’un qui il doit être dans cet espace public. Philippe Poirier s’est demandé comment il se fait, si les origines chrétiennes du libéralisme démocratique sont si évidentes, que "les paniques des élites européennes du 19e siècle" ne soient pas allées dans ce sens.