Eric de Moulins-Beaufort, évêque auxiliaire de Paris, qui a parlé de la doctrine sociale de l’Eglise catholique dans la gouvernance contemporaine, a évoqué certains échecs de cette dernière en Europe, quand ses adeptes n’ont pas su résister au nationalisme, comme en 1914 (mais on pourrait allonger la liste, ndlr). D’autre part, a-t-il souligné, en se référant à Philippe Herzog (voir aussi conférence sur l'Europe du 21 siècle), l’ancien communiste converti à une nouvelle démarche européenne, si l’UE est d’abord un produit du pardon et une promesse, c’est qu’elle est l’œuvre de personnes vers des personnes, et qu’il y a là aussi un enjeu spirituel où la découverte mutuelle joue un rôle majeur, comme "le respect inconditionnel de la vie humaine". Dans ce sens, la gouvernance et la politique ne sont pas des jeux, mais impliquent de grandes responsabilités.
Adrian Pabst, de l’Université de Kent, s’est livré quant à lui à une attaque en règle contre la démocratie libérale. Gouvernement des choses basé sur le laisser-faire, qui n’a jamais pu faire face aux grandes dépressions économiques, il a dégénéré en Europe en totalitarismes avant la Seconde Guerre Mondiale.
La période des Trente Glorieuses a vu s’éclore la doctrine sociale de l’Eglise, avec des Etats qui régulaient une économie sociale de marché. Mais dès les années 1970/80, le néolibéralisme s’est imposé, a dépolitisé les foules, conduit les partis vers un centrisme politique généralisé, initié la rupture entre la politique et sa base. La procédure électorale ne suffit depuis lors plus à fonder un gouvernement démocratique, d’autant plus que les liens communs se sont érodés.
La chute du mur de Berlin a renforcé ces tendances, dans la mesure où en Occident, on prônait l’achèvement de l’histoire dans le triomphe de la démocratie libérale avec son Etat de droit, sa démocratie et son respect des droits de l’homme, mais aussi son économie de marché sans freins, comme seul système possible. Selon Adrian Pabst, on a commencé à gouverner contre les peuples, à vider la démocratie de son contenu et à ne considérer la société civile que comme une extension du binôme Etat-marchés où la seule fin est la recherche de richesses. La conséquence de cette attitude est l’émergence d’extrêmes droites puissantes dans de nombreux Etats européens - Pays-Bas, Italie, Hongrie, etc. – et aux USA.
Pour Adrian Pabst, cette dérive a aussi des racines chrétiennes dans toutes les approches chrétiennes qui ont reconnu l’indépendance d’un espace séculier déconnecté de toute transcendance, comme les protestants, alors que selon lui, il ne peut y avoir deux finalités, l’une qui relève du monde et l’autre de la transcendance. Pour le jeune universitaire, la logique séculière subjugue l’humain et conduit précisément au déclin de la participation populaire à la démocratie. L’individu subit la tentation totalitariste, la tentation de la pensée de masse. La liberté sans lien fonde l’arbitraire.
L’alternative serait un "pastorat politique", où au-delà de l’Etat, le règne de la personne humaine serait basé sur une représentation juridiquement fondée à la recherche du bien et du beau et basée sur la pratique de l’échange – gratuit - de dons, seul objectif d’une participation à la vie publique, le tout convergeant de nouveau dans l’unité de ce qu’il appelle "le corps du Christ".
Une conception qui a été fortement critiquée par Jean-Marc Ferry, l’auteur entre autres de « La république crépusculaire ». Il ne croit pas que les principes de liberté négative et d’égalité qui sont ceux du libéralisme démocratique portent en eux-mêmes les germes du despotisme. Pour lui, mieux vaut prendre appui sur la démocratie libérale pour la réformer, d’autant plus qu’il est toujours problématique d’opposer la substance et la procédure démocratiques sans mettre en cause en fin de compte la démocratie elle-même.
Antoine Arjakovsky a de son côté rappelé les contributions des différents courants du christianisme à la doctrine sociale chrétienne qui découlent de leur génie propre. Les catholiques sont ceux qui ont apporté leur "génie de la régulation", les orthodoxes, chez lesquels les Béatitudes font partie de la liturgie, le "génie de l’utopie", et les protestants, leur liberté de conscience et leur esprit de résistance. Et cela structure aussi l’Europe.
Pour Eric de Moulins-Beaufort, il est nécessaire de transposer le langage de la religion dans celui des relations politiques pour pouvoir leur apporter des ressources sur le vivre-ensemble. Il doit aussi traduire "l’émerveillement devant les autres". Pour lui, le débat démocratique a une valeur propre, et le chrétien doit y participer. Il faut faire un effort pour parler la langue de tout le monde. Mais ce langage, tel est le pari, peut évoluer. La pluralité du débat est un défi spirituel, mais aussi une épreuve de conversion, et il est nécessaire d’accepter ce défi "comme promesse de communion".
Adrian Pabst est revenu sur ses thèses pour dire qu’il était d’accord sur l’idée qu’il convient d’engager le débat public en termes publics, mais pour le transformer. Il s’agit pour lui d’éviter les fausses neutralités, d’aller vers une modernité alternative qui ne serait pas séculière mais basée sur les liens de réciprocité et des pratiques fraternelles, quelque chose qui serait plus que de l’Etat et du marché.
Le soir, dans une introduction à un exposé sur la laïcité en France, Antoine Arjakovsky a rappelé que l’Etat de droit et la démocratie proposés par l’Occident aux nouvelles démocraties à l’Est de l’Europe se sont avérés être dans ces pays une autre forme de la loi du plus fort, de sorte que l’enthousiasme initial a disparu. Cela a été d’autant plus facile que si les démocraties occidentales ont connu une phase républicaine, les démocraties de l’Europe orientale n’ont pas connu pareille phase. Le communisme qui s’est effondré n’avait connu en guise d’opposition que les Eglises. L’UE a beaucoup de difficultés et en fait ne comprend pas que l’on puisse relativiser ou contextualiser la démocratie occidentale perçue comme une valeur universelle à imiter. S’y ajoute que les Eglises orientales ont une vision "péjorative" du droit. Vivre dans le droit est selon une certaine façon paulienne de voir les choses un mode de vie qui ne vaut pas celui de vivre dans la grâce. D’autre part, en Russie comme en Ukraine, le droit a tout comme l’Etat été une instance qui a voulu tout régir et qui a eu comme excroissances des formations répressives dont le modèle sont tant les Opritchniki du 16e siècle que les tchékistes ou le KGB du 20e siècle. Pour les Russes et les Ukrainiens, la compassion de Dieu peut aider à dépasser toutes les règles. Et c’est ici qu’Antoine Arjakovsky pense que le Conseil de l’Europe pourrait être un lieu de rencontre du débat public pour faire avancer l’entendement commun de ce que sont et pourraient être le droit et la démocratie.