Les Rencontres Européennes de Luxembourg existent depuis 1997. Leurs objectifs : encourager des échanges ouverts et pluridisciplinaires à l'échelle européenne ; stimuler le développement de débats éthiques, sociaux et politiques sur l'avenir de la (ou des) société(s) européenne(s). Pour 2012, les organisateurs ont choisi d’aborder la question de "l’Europe et du rêve des jeunes", partant du constat que "les ingrédients d'un clash entre l'Europe et sa jeunesse s'accumulent".
Dans un premier temps, ce furent un professeur de philosophie, Pierre-Henri Tavoillot, et un professeur de sociologie, Helmut Willems, qui ont dressé un tableau de la situation.
Pierre-Henri Tavoillot a entamé son exposé en évoquant "le vaste brouillage des âges" que nous vivons aujourd’hui. La jeunesse est l’âge idéal pour les enfants, les adultes et les vieux, donc pour ceux qui ne sont pas encore des jeunes et ceux qui ne le sont plus. Or, l’adolescence n’est pas un état, mais un processus, et de surcroît un processus qui dure plus longtemps que par le passé. Il y a un gouffre entre la réalité actuelle et une adolescence dans une société dite "sauvage" qui peut ne durer que trois jours – trois jours au cours desquels les enfants sont arrachés à leur mère, isolés, initiés à la vie adulte par des rites de passage parfois violents et réinstallés dans la société après "cette mort à leur enfance" dans un nouveau statut. Mais dans la société européenne, la jeunesse dure parfois une quinzaine d’années, et il n’est pas rare que des personnes autour de 30 ans soient encore considérées comme de jeunes adultes. 28 ans est l’âge moyen de la naissance du premier enfant. Tout cela se passe évidemment dans un contexte où l’espérance de vie s’allonge encore constamment.
Pierre-Henri Tavoillot préfère donc parler de plusieurs jeunesses comme de plusieurs vieillesses. Et ici se pose la question de savoir comment interpréter le phénomène "jeunesse". L’approche qui convainc le plus le professeur de la Sorbonne est celle du constat que la phase d’expérimentation pour approcher un âge adulte perçu comme difficile et peu attrayant s’allonge. "L’adulte est quelqu’un qui n’a jamais le temps", est une définition d’un enfant qui a fortement frappé l’intervenant.
Bref, entre le 20e et le 21e siècle, l’âge adulte a changé de statut. Il n’est plus un statut. La question de savoir si on sera au fond adulte ou non n’est plus un tabou. A la place de l’âge adulte vient la maturescence faite d’expérience croissante du monde, de responsabilité croissante vis-à-vis d’autrui et d’authenticité croissante par rapport à soi-même. Le saut dans l’âge adulte est le saut dans l’expérience, qui est aussi faite d’échecs, un saut dans la responsabilité qui décentre de soi – une attitude, constate Pierre-Henri Tavoillot, qui "fait défaut en Europe" - et qui aide d’autres à mettre le pied à l’étrier dans un juste équilibre entre l’abandon et l’assistanat, et finalement un saut dans l’authenticité comme une réconciliation avec soi-même qui permet de prendre position. La jeunesse est ici le chemin vers l’expérience, la responsabilité et l’authenticité.
Mais qu’est-ce que cela peut signifier sur le plan européen et politique, se demande Pierre-Henri Tavoillot. L’UE a été construite sur la paix, et elle a réussi. Elle a misé sur l’union économique et politique, et c’est assez réussi. Au cours de la crise, l’UE a protégé les populations des effets de la mondialisation, mais pas assez, parce qu’elle n’est selon le philosophe "pas assez consciente de sa puissance, pas assez Europe-puissance". L’UE gagnerait donc à investir dans les âges de la vie, à changer son type d’accompagnement de ces âges et "à être inventive sur ce registre".
Helmut Willems, qui s'était déjà exprimé sur la situation des jeunes en Europe lors d'un séminaire du SNJ en septembre 2012, a abordé la question de la jeunesse sous l’angle de la formation, et comme l’âge de la formation et la jeunesse sont des phases de la vie qui se développent grandement de manière parallèle, il a conçu son intervention de manière complémentaire à celle de son collègue français.
Helmut Willems n’a cependant pas voulu parler de LA jeunesse, car il y a des différences fortes entre les individus selon leur origine sociale et leur degré de formation. Leur chemin est un chemin individuel. La globalisation exige des jeunes qu’ils soient flexibles, mobiles, bien formés, et qu’ils ne formulent pas d’exigences à l’égard de leurs employeurs, vu les grandes insécurités qui planent sur eux. D’autre part, on leur demande d’être de plus en plus qualifiés, alors que leurs diplômes se déprécient de plus en plus vite.
La situation démographie fait aussi que la société est obligée de s’interroger sur ce qu’implique de grandir dans une société vieillissante. Pour Helmut Willems, le contrat intergénérationnel actuel est d’autant moins tenable que les vieilles générations ne peuvent plus promettre que "plus tard, ce sera mieux". La "géronto-démocratie", cette situation où le poids politique des jeunes diminue, guette également et tabouise la discussion sur la durabilité des systèmes de pension.
La formation quant à elle est entrée dans un processus de désinstitutionalisation, car une grande partie des formations ne se fait plus dans les écoles ou les universités, mais dans d’autres espaces et dans le cadre de la formation permanente. Reste que dans l’UE, le nombre des bacheliers a très fortement augmenté en vingt ans, de même que le nombre des détenteurs de diplômes universitaires. Le nombre des décrocheurs scolaires diminue en Europe. Tout cela serait encore plus positif du point de vue économique, si l’inégalité des chances ne restait pas aussi forte. Les garçons font moins bien que les filles, les jeunes immigrés moins bien que ceux des sociétés d’accueil.
L’entrée des jeunes dans la société s’effectue aujourd’hui au cours de périodes qui s’allongent, sont devenues plus difficiles et sont souvent problématiques et incomplètes. On parle des "transitions yoyo", au cours desquelles de nombreux jeunes échouent pour se retrouver exclus, voire marginalisés. Il s’agit là d’un problème de toute la société, car elle y perd beaucoup de potentiel.
Avec la crise, la question est devenue plus aigüe, dans la mesure où le chômage transitoire tend à se transformer en chômage de longue durée et frappe plus durement les jeunes que d’autres catégories d’âge. Sur le marché du travail, les jeunes ne sont pas traités de la même manière que les adultes. Ils enchaînent les contrats à durée déterminée, ce qui les précarise et conduit à une perception subjective des choses qui marquée par le pessimisme. Les sociologues européens n’exagèrent donc pas lorsqu’ils mettent en garde vis-à-vis du chômage des jeunes, pas plus qu’ils n’ont tort lorsqu’ils réfutent l’idée que la précarisation actuelle des jeunes puisse être compensée par les changements sur le marché du travail qui résulteront du vieillissement démographique.
Helmut Willems a, pour conclure, abordé un complexe d’idées reçues liées au manque supposé d’engagement politique et sociétal des jeunes. Il confirme que les jeunes sont moins intéressés par la politique conventionnelle, avec ses partis, les élections. Mais l’engagement non-conventionnel et civil leur va, et ici leur engagement est important, notamment quand il porte sur les questions de durabilité, de ressources, d’environnement, etc.
Lors du débat, il fut question de "génération perdue". Pierre-Henri Tavoillot a demandé "un peu plus de sens historique" à ceux qui avancent un tel concept, et attaqué ceux qui disent que l’Europe massacre sa jeunesse en les qualifiant d’ultrapessimistes qui avancent des "idées erronées et politiquement néfastes". Car selon lui, "jamais société n’a autant investi dans sa jeunesse". Il pense que l’idée d’un conflit de générations est "absurde" et que les transferts intergénérationnels, s’ils sont devenus plus complexes, se font toujours.
Helmut Willems a par contre parlé d’une génération perdue dans le sens sociologique du terme, qui serait celle des jeunes nés entre 1960 et 1965, les derniers baby-boomers. Mais d’un autre côté, en tout temps, y compris actuellement, le conflit des générations a été démenti au niveau privé par la réalité de l’aide intergénérationnelle dans les familles. Au niveau économique par contre, le contrat entre les générations change.