Le Bureau européen de la Fondation Konrad Adenauer (KAS) a organisé en collaboration avec l'Université de Luxembourg et l'Eglise catholique à Luxembourg une discussion sur les conséquences de la déchristianisation de la société européenne qui s’est tenue le 25 octobre 2012.
Partant du fait que les fondateurs de l’Europe comme Robert Schuman, Alcide de Gasperi ou Konrad Adenauer n’ont pas seulement compris l’Europe comme une communauté économique, mais aussi comme une communauté de valeurs avant tout chrétiennes, les organisateurs ont voulu débattre des conséquences de la déchristianisation pour la société européenne, l’Etat-providence, les partis qui se revendiquent de la famille démocrate-chrétienne et les Eglises. Ils se sont aussi demandé comment les repères chrétiens pouvaient conserver leur importance dans une société largement sécularisée.
La manifestation, au cours de laquelle l’archevêque de Luxembourg, Jean-Claude Hollerich, le politologue allemand Andreas Püttmann, le professeur de droit de Louvain et sénateur belge, Rik Torfs, ainsi que le politologue et ancien directeur de la Konrad-Adenauer-Stiftung à Bruxelles Josef Thesing ont pris la parole, avait été la cible de fortes critiques venant d’organisations agnostiques et athéistes.
C’est pourquoi le premier à prendre la parole fut le professeur Philippe Poirier de l’Université du Luxembourg pour une mise au point en trois temps centrée sur la liberté académique et le débat avec toute la société.
L’Université, a-t-il expliqué, est un lieu où "tous les sujets sont débattus sans exclusive, puis analysés et interrogés." La relation entre le politique et le religieux est un "sujet éminemment d’actualité" et il est l’objet de recherches, de doctorats, de programmes et d’études commandités par des acteurs privés et publics, y compris les autorités nationales. Parler de ce sujet est simplement faire usage de la liberté académique. S’y ajoute en dernier lieu que l’Université coopère beaucoup avec de fondations comme la KAS, et avec bien d’autres, et qu’elle s’en réjouit.
Une intervention très attendue était celle de Jean-Claude Hollerich qui a abordé la question du christianisme en Europe. Il a centré le début de son intervention sur la contribution du christianisme à l’émergence de la modernité. Et cela commence avec la Querelle des Investitures entre 1075 et 1122, dont le résultat fut que ni l’Eglise ni l’Etat n’ont réussi à s’imposer exclusivement comme pouvoir. La distinction entre pouvoir temporel et spirituel qui en résulte crée selon l’archevêque cet espace qui permettra l’émergence des libertés et de la démocratie.
Ce sont également les récits des prêtres qui ont accompagné les marchands et les conquérants européens vers les pays d’Asie et du Nouveau Monde qui ont selon l’archevêque changé la manière dont l’Europe considérait le monde : comme un monde un et chrétien.
Par ailleurs, l’idée d’une morale et d’une éthique sans Dieu, qui a été développée par les auteurs des Lumières, dont Bayle, n’aurait pas été possible sans les écrits publiés par les Jésuites sur la Chine et le Japon, où étaient décrites des sociétés à bien des égards plus justes, morales et moins cruelles – au XVIIe siècle, la torture était interdite en Chine - que les sociétés européennes chrétiennes. Voltaire aussi était un fervent lecteur de ces ouvrages, comme le prouvent ses notes de lecture dans les livres qui lui ont appartenus. Les Lumières allemandes, souligne également Jean-Claude Hollerich, ne sont pas pensables sans l’apport du protestantisme allemand. Et en France, il y a eu des Lumières catholiques aussi, dont l’apport a culminé plus tard, dans les années 60, au cours du Concile Vatican II, et notamment dans "Nostra Aetate", ce texte fondamental par lequel l’Eglise catholique reconnaît d’autres religions.
Pour Jean-Claude Hollerich, ce n’est qu’en la période actuelle que le cycle du Moyen-âge s’achève définitivement. Ce qui oblige l’Eglise à se repositionner, mais aussi les sociétés européennes dans leur ensemble. L’archevêque se moque dans ce contexte d’un "hégélianisme primitif" qui a pignon sur rue au Luxembourg et qui décrit le progrès dans l’histoire vers la période actuelle comme le passage d’un âge religieux à un âge non-religieux qui implique que la religion ne relève plus que de la sphère privée. Lui au contraire est d’avis que la religion fait partie de la sphère publique, et qu’il s’agit là d’un droit humain qui est celui de la liberté religieuse, un droit qu’il ne faut par ailleurs pas confondre avec la liberté du culte. L’Eglise ne se laissera pas enfermer dans les églises, et l’archevêque usera de son bon droit de s’exprimer librement, a-t-il annoncé.
L’archevêque comprend très bien que l’Eglise soit perçue comme un corps étranger dans la société européenne actuelle, dans la mesure où elle défend des valeurs qui sont en contradiction avec d’autres valeurs qui y sont dominantes. Il cite, à titre d’exemple, l’individualisation, alors que les chrétiens perçoivent l’être humain comme une personne qui est liée à une communauté, et le consumérisme comme voie d’accès au bonheur, un chemin qui n’est qu’illusion. Le retour du religieux dans la sphère publique est donc perçu comme un danger. Cette perception négative est selon lui renforcée par « la nouvelle présence de l’islam en Europe », de sorte que « tout bon musulman se voit taxé d’être un islamiste » parce que la société ne sait plus comment gérer la question religieuse.
L’individualisation a pour lui des conséquences sur la protection sociale qui ne relève plus seulement de l’Etat. Jean-Claude Hollerich pense que l’Etat sera en Europe de moins en moins capable de subvenir à cette protection sociale. L’individualisation de la société coûte en fait très cher. Les Maisons relais par exemple sont un signe révélateur de cette individualisation, et il craint que le grand nombre de Maisons relais promises par la politique ne puisse plus un jour être financé.
Vouloir repousser l’Eglise de la sphère publique dans un tel contexte affaiblira une société qui a besoin de solidarité et d’actions solidaires qui se substitueront à l’action d’un Etat qui ne pourra plus tout payer. Plutôt que d’exclure des acteurs, les acteurs pertinents d’une société solidaire devraient tous coopérer dans un esprit de tolérance pour renforcer ses structures solidaires.
Le souhait de l’archevêque est aussi que les partis démocrates-chrétiens d’Europe réinventent l’Etat solidaire du futur, sachant que l’Europe n’est plus le centre du monde, que les centres de gravité économiques se déplacent, que l’économie européenne est devenue moins compétitive et que le modèle actuel de l’Etat-providence n’est donc plus tenable et risque de faire tomber les classes moyennes dans la pauvreté « Nous devons rester compétitifs », pense l’archevêque, qui est par ailleurs partisan d’une économie verte ancrée localement, et convaincu que les sociétés européennes doivent prendre le chemin de la convivialité et de la coopération solidaire.
Dans son intervention, le professeur de droit et sénateur belge, Rik Torfs, a mis en exergue qu’en Europe, les valeurs consensuelles ont tendance à fléchir et que cela implique l’inflation de normes, qui, elles, doivent être obligatoirement respectées. Une société où des normes obligatoires se substituent aux valeurs consensuelles est forcément une société moins soudée.
Par ailleurs, Rik Torfs voit l’Etat-providence comme une des plus belles réalisations de l’Europe, fruit d’une coopération entre chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates. Mais il est selon lui mis à mal par l’extrême-droite, qui s’en prend à l’Europe et à toutes sortes de boucs émissaires, comme par l’extrême-gauche, qui prône une solidarité sentimentale n’impliquant aucune responsabilité pour les bénéficiaires. Des choix difficiles finiront par s’imposer qui devront être pris par des personnes matures, optimistes, libres et sérieuses.
Josef Thesing ne s’est pas montré enchanté par le concept de « déchristianisation » auquel il ne croit guère, dans la mesure où 75 % des Européens s’entendent comme chrétiens. D’autre part, la culture chrétienne est défendue en Europe par des personnes qui ne le sont pas. Il admet que dans une situation de crise marquée par de grandes incertitudes et un manque d’orientation en fonction de valeurs claires, le christianisme irrigue moins la société qu’à d’autres époques.
L’Eglise pourrait être une force sociale, mais elle semble paralysée, prise entre sa volonté de se confronter à la modernité et le scepticisme qui la mine face aux réformes à mener. A partir de là, les difficultés des partis démocrates-chrétiens deviennent plus aigües, puisqu’il leur manque un environnement intellectuel qui pourrait leur inspirer de nouvelles idées.
Josef Thesing est néanmoins optimiste. Cela fait 2000 ans que le christianisme exerce son influence sur la politique en Europe, et il a déjà survécu à de nombreuses épreuves, car il est un pouvoir spirituel qui représente « pour l’Etat séculier une ressource à laquelle il ne peut renoncer et qu’il devrait laisser s’épanouir ». D’un autre côté, les partis démocrates-chrétiens devraient retourner à leurs sources chrétiennes et à la doctrine sociale de l’Eglise, et pour lui, il n’y a pas de doute qu’ils se ressaisiront.
Philippe Poirier intervint aussi sur la question pour lui loin d’être tranchée par la recherche de la déchristianisation de l’Europe. Faut-il aller vers une séparation irrémédiable entre sphère politique et religieuse ? Il s’interroge.
Depuis Hobbes, il est clair qu’un Etat légitime a besoin de procédures, de garanties de droits, de pactes et d’une constitution. Mais la démocratie procédurale n’a jamais été suffisante, ce qui a plus tard fait dire à Tocqueville qu’une démocratie purement procédurale et désincarnée pourrait se transformer en "dictature douce".
Par ailleurs, ce qui est perçu en Europe comme un processus de déconfessionnalisation n’est pas forcément une sortie de la religion, mais "une recomposition religieuse", des passages de l’une à l’autre. Cela interpelle évidemment les institutions religieuses comme les Etats.
Vient ensuite la mondialisation. Elle est une chance, car elle déclenche des changements, par exemple dans les sociétés arabo-musulmanes du Bassin méditerranéen ou en Turquie, qui est le terrain d’une expérience politique très originale. Mais, et cela donne à penser, il y a aussi une tendance à la disparition du pluralisme dans les sociétés arabo-musulmanes, ce qui obligera l’Europe à répondre par une réorganisation de son pluralisme tel qu’il fonctionne à l’heure actuelle. C’est précisément là que les démocrates-chrétiens devront retrouver une nouvelle place dans la société. En fait, pense Philippe Poirier, "nous sommes choqués par ce qui se passe comme nos aïeux lors de la découverte du Nouveau Monde".
L’Europe devra selon lui assurer la séparation entre l’Etat et les Eglises et communautés religieuses, et les Eglises et communautés religieuses devront la conserver afin de se libérer dans cet état de non-séparation. De l’autre côté, la sphère politique ne pourra faire abstraction du fait religieux et de son effet éthique et de solidarité sur la société. Le dialogue entre le politique et le religieux serait alors le meilleur moyen de préserver le liant social.
NDLR : Si Europaforum.lu ne relate pas toutes les interventions de la soirée et tous les propos, c’est parce certaines contributions n’étaient pas en lien tangible avec l’objet de son travail : l’Europe et le Luxembourg.