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Justice, liberté, sécurité et immigration
Les Accords de Schengen ont été l’objet de deux exposés passionnants de Virginie Guiraudon et de Raoul Ueberecken lors d’une Guest Lecture à la Maison de l’Europe
06-11-2012


SchengenLa Représentation de la Commission européenne au Luxembourg, la TransEuropean Policy Studies Association (TEPSA) et le Centre d’études et de recherches européennes Robert Schuman (CERE) avaient organisé le 6 novembre 2012 une Guest Lecture sur les accords de Schengen et la crise autour de la question du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Les intervenants étaient Virginie Guiraudon, de l’Université Paris Sciences–Politiques, et Raoul Ueberecken, du Ministère de la Justice, affecté comme conseiller JAI à la Représentation permanente du Luxembourg à Bruxelles. Tous les deux sont sortis des sentiers battus avec le réalisme pratique et l’acuité de leurs analyses-récits. Un grand moment d’explication des difficultés de la construction européenne la plus récente.

Virginie Guiraudon : Schengen, un club transgouvernemental et transministériel

Virginie Guiraudon s’est surtout concentrée dans son exposé sur la "méthode Schengen", qui est à la base des règles qui ont transformé depuis 1985 les politiques d’entrée sur le territoire, car contrairement au propos que l’on entend habituellement, elle ne veut pas que l’on confonde la suppression des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen avec la libre circulation des personnes.

Les Accords de Schengen en discussion: Virginie Guiraudon à la Maison de l'Europe, le 6 novembre 2012La méthode Schengen est pour elle une "coopération transgouvernementale, voire transministérielle" qui, partant de l’objectif de la suppression des contrôles aux frontières intérieures, développe le grand paquet de mesures compensatoires qui fondent la protection des frontières extérieures, les relations avec les pays limitrophes dans ce cadre, les politiques de visas et de coopération judiciaire et policière.

Cette coopération s’est développée depuis 1985, date le la signature des premiers accords, selon le principe qu’une coalition d’Etats membres de l’UE se sont réunis en dehors du cadre communautaire pour négocier un accord dans le domaine appelé aujourd’hui communément Schengen qui a par la suite été intégré dans le cadre communautaire. Un club d’Etats avait donc d’abord établi des règles- accords de Schengen en 1985 et 1991, traité de Prüm en 2005 - et celui qui voulait entrer dans le club devait adhérer à ces règles, et ce sont ces règles qui sont en gros devenues celles qui ont par la suite été intégrées dans le fonds commun des traités européens. Au début, le contrôle parlementaire de l’application de ces accords était inexistant. Cela a entretemps changé avec la reprise de l’acquis Schengen dans les traités européens, mais de manière partielle seulement, comme le montre la crise entre le Conseil et le Parlement européen de juin-juillet 2012 sur la base juridique du mécanisme d’évaluation Schengen.

Virginie Guiraudon s’est demandée si Schengen a été un succès, vu le nombre croissant de demandes d’asile. Selon elle, il faut juger Schengen sur la manière dont les règles sont appliquées. Elle-même n’est pas convaincue que la suppression des frontières intérieures puisse fonctionner tant qu’il n’y a pas une harmonisation des pratiques, par exemple en amont sur la manière dont les visas sont accordés. Il y a selon elle de grandes différences dans la pratique, comme dans la manière dont les consulats français, belges ou néerlandais accordent des visas Schengen au Maroc. Il y a aussi à son avis de grandes différences dans la manière dont les policiers utilisent ou alimentent le Système information Schengen (SIS). L’évaluation de la mise en œuvre de Schengen est donc cruciale. Finalement, elle est d’avis que l’on a trop mis trop longtemps l’accent sur les flux Est-Ouest, alors que la période actuelle, qui "n’est pas simple", est davantage marquée par des migrations du Sud vers le Nord et d’autres types de migrations qu’elle juge problématiques, comme ces flux difficiles à cerner en provenance du Caucase.

Raoul Ueberecken ou le récit de la crise de Schengen par le praticien

Raoul Ueberecken, qui est un praticien qui évolue en première ligne au Conseil, a quant à lui fait le point sur la crise autour de Schengen depuis 2011, en évoquant ses prolongements jusqu’à la période actuelle.

Répondant à Virginie Guiraudon, il a confirmé la nature de club de la partie opérationnelle de l’espace Schengen. Le Système d’évaluation de Schengen – le SCHEVAL – est un système d’évaluation par les pairs, donc "entre collègues". Reste que Schengen est devenu entretemps à la fois un acquis et un objectif de l’UE : la création et le maintien d’une zone de libre circulation sans contrôles aux frontières intérieures, mais avec des frontières extérieures bien protégées sur le terrain et en termes de règles d’entrée sur le territoire.

Schengen : Un niveau de coopération opérationnelle et exécutive très élevé

Schengen a généré avec son code-frontière, les règles d’octroi d’un visa Schengen et la politique d’asile et d’immigration qui est liée aux politiques d’entrée sur le territoire, un vaste corpus législatif. D’autre part, explique Raoul Ueberecken, "le niveau de coopération opérationnelle et exécutive est très élevé". Quelques exemples :

  • l’Agence Frontex pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures
  • l'Agence pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l'espace de liberté, de sécurité et de justice qui entre en fonction en décembre 2012, et qui gèrera le futur système d'information Schengen de deuxième génération ou SIS II (base de données commune qui facilite l'échange d'informations sur les individus entre les forces de police nationales), le système d'information sur les visas ou VIS (une base de données qui permet aux États membres d'entrer, de mettre à jour et de consulter les visas et les informations biométriques associées, par voie électronique) et le système "Eurodac" (un système informatique permettant de comparer les empreintes digitales des demandeurs d'asile et des immigrants illégaux) ;
  • le Fonds pour les frontières extérieures qui peut cofinancer des actions nationales, transnationales ou d’intérêt communautaire qui sécurisent les frontières extérieures au niveau des infrastructures, des moyens techniques et des ressources humaines ;
  • le Fonds européen des réfugié (FER)

La crise : début 2011

Les Accords de Schengen en discussion: Raoul Uberecken à la Maison de l'Europe, le 6 novembre 2012Raoul Ueberecken a ensuite abordé la crise de l’espace Schengen qui a commencé début 2011 lorsque le gouvernement italien dirigé par Silvio Berlusconi a donné aux réfugiés tunisiens qui ont atterri sur ses côtes des laissez-passer, ce qui a conduit le gouvernement français du temps de la présidence de Nicolas Sarkozy de rétablir les contrôles à ses frontières avec l’Italie. Pour l’intervenant, le gouvernement italien avait parfaitement le droit d’accorder des permis de séjour, mais le problème en aval, c’était la libre circulation des personnes qui affectait d’autres Etats membres. Deux "solutions miracles" ont alors été proposées : le rétablissement des contrôles aux frontières et une clause migratoire qui pouvait aussi être invoquée pour ce faire, alors que jusque là, c’étaient des clauses graves liées à l’ordre public et à la sécurité qui pouvaient être invoquées.

Tout cela arrive, explique Raoul Ueberecken, à un moment politique particulier où le gouvernement néerlandais est appuyé par le parti d’extrême droite de Geert Wilders et le gouvernement danois par un parti lui aussi populiste, où la France a un problème avec les Roms de Roumanie, où le gouvernement italien est porté par le parti régionaliste et très à droite Lega Nord, où la politique allemande en matière de justice et d’affaires intérieures est pilotée par le ministre du parti très conservateur bavarois CSU, Hans-Peter Friedrich, où la levée de l’obligation de visas pour la plupart des pays des Balkans occidentaux engendre des flux migratoires, et où les Etats membres de l’espace Schengen ne veulent pas prendre de décision sur l’adhésion opérationnelle de la Bulgarie et de la Roumanie à l’espace Schengen, "même si tous les critères techniques étaient remplis". Car le problème est le lien terrestre direct qui serait ainsi établi avec la frontière gréco-turque, "point focal de la crise migratoire" qui se décline en deux aspects : une forte pression migratoire et des structures de protection aux frontières et d’accueil des migrants tellement inadaptées que les Cours de Luxembourg comme de Strasbourg ont refusé le transfert de réfugiés vers la Grèce en vertu des accords de Dublin II.

La crise : juin 2011 – le Conseil européen oriente

En juin 2011, le Conseil européen propose comme solution l’introduction d’un mécanisme de suivi et d’évaluation renforcé ainsi que l’introduction dans les règles de Schengen d’une clause migratoire qui pourrait être invoquée pour rétablir les contrôles aux frontières intérieures dans le cas où un Etat membre ne serait plus en mesure de remplir ses engagements au titre de Schengen.

La crise : septembre 2011 juin 2012  la Commission propose et négocie avec le Conseil

La Commission présente en septembre 2011 une réforme de Schengen en deux temps : un mécanisme d’évaluation qu’elle dirigerait elle-même et une modification du code frontières qui prévoirait un rétablissement des contrôles aux frontières en cas de grave menace de l’ordre public. La clause migratoire n’est plus mentionnée.

La proposition de la Commission ne fait pas l’unanimité au Conseil. La négociation entre Conseil et Commission conduit en juin 2012 à quelques changements. Le mécanisme d’évaluation proposé par la Commission se limitait à un contrôle aux frontières. Par contre, les évaluations par les pairs dans le cadre de SCHEVAL englobaient tous les éléments de la chaîne de contrôle, y compris la politique des visas, la coopération policière ou la protection des données, et aussi l’absence de contrôle aux frontières intérieures. Le Conseil, explique Raoul Ueberecken, "voulait garder cet acquis". Ensuite, le rôle du Conseil, mais pas celui de la Commission, est renforcé dans le mécanisme d’évaluation. Autre élément nouveau : les mesures d’urgence sont déplacées vers le code frontières, car le mécanisme d’évaluation reçoit une autre base juridique, l’art. 70 TFUE. Cet article a été spécialement conçu pour les mécanismes d’évaluation, qui sont soumis non pas à la procédure législative ordinaire, la codécision, qui inclut le Parlement européen, mais à une procédure spéciale qui exige une majorité qualifiée au Conseil mais exclut le Parlement européen.

La crise : été 2012 : clash entre le Parlement européen et le Conseil

Cela conduit au clash en juillet 2012 entre le Conseil et le Parlement européen. "Je n’ai jamais vu un tel échauffement des esprits", relate Raoul Ueberecken. Ce fut selon lui "assez démesuré". Il insiste pour expliquer que le Conseil n’a pas exclu le PE d’une décision sur une éventuelle réintroduction de contrôles aux frontières intérieures, conditionnelle et limitée dans le temps, car les conséquences d’une évaluation sont intégrées dans le code frontières, qui relève lui de la codécision et est réglé par l’art. 74 TFUE. Raoul Ueberecken évoque le débat d’actualité de juillet, le blocage par le PE de cinq autres dossiers législatifs comme mesure de rétorsion.

Les esprits se calment, la situation se retourne

Entretemps, les esprits se sont calmés. Les cinq dossiers ont été débloqués. L’art. 70 TFUE va rester la base juridique du mécanisme d’évaluation, les juristes du PE n’ayant pas pu trouver des arguments juridiques pouvant réfuter l’approche du Conseil. Le clash entre PE et Conseil a été avant tout "une chose politique" qui consistait à renforcer le pouvoir de la Commission et du PE, opine Raoul Ueberecken.

Et puis il y a ce retournement de situation fin 2012. Son analyse est claire et sèche : en novembre 2012, il se trouve que le Conseil n’est plus demandeur de réformes de Schengen. Quelques grands acteurs de la crise sont partis : Sarkozy, Berlusconi, Geert Wilders, les populistes danois, etc. Les Etats membres les plus exposés à la pression migratoire –la Grèce, l’Espagne, l’Italie et quelques autres – ne sont pas demandeurs d’une évaluation renforcée. L’absence d’une clause de sauvegarde permet aux pays qui veulent différer voire bloquer l’entrée effective de la Bulgarie et de la Roumanie dans l’espace Schengen d’avoir gain de cause. Et les Etats membres peuvent continuer à jouer, dans le cadre de SCHEVAL, dans le club auquel ils sont habitués.

La réforme est-elle morte ?

La réforme serait-elle donc morte, se demande le conseiller du gouvernement luxembourgeois. Le PE semble maintenant accepter l’art. 70 comme base juridique du mécanisme d’évaluation. Les négociations entre le PE et la présidence chypriote du Conseil avancent bien. Mais Raoul Ueberecken ne pense pas qu’il y aura une "vraie réforme".

Une autre réforme

A titre personnel, Raoul Uberecken avance quelques idées pour un autre type de réforme : il faudrait selon lui renforcer le pilotage politique de Schengen. Il faudrait transférer le contrôle des frontières extérieures vers l’UE même, transformer l’agence Frontex en corps de garde-frontières de l’Union. Il faudrait en finir avec Dublin et Eurodac et mener une politique de répartition des demandeurs d’asile au prorata des pays. Finalement, il faudrait développer une politique migratoire européenne du travail, car là aussi, il n’y a que peu d’harmonisation des règles.