Le 24 octobre 2013, la Communauté jésuite de Luxembourg et ses amis, l’asbl La Vie Nouvelle Luxembourg, le "Jesuit European Social Center" (JESC) de Bruxelles, l’"Antenne Kirchberg" de la paroisse européenne à Luxembourg et la Commission "Justice et Paix" avaient invité le ministre du Travail et de l’Immigration, Nicolas Schmit à parler de "l’Europe au défi de la justice sociale" dans le cadre de leur cycle de conférences "Regards croisés" 2013-2014 qui prévoit encore deux autres rendez-vous en en février et en mai 2014.
Le sujet avait été fixé comme par Vincent Klein, s.j., suit : "L’Union européenne a été plongée dans une de ses pires crises économiques, financières et sociales. Le chômage a atteint des niveaux record. Les sociétés européennes sont confrontées à une réelle fracture sociale. Les réponses de l’Europe à cette fracture n’ont pas été à la hauteur de l’enjeu. Les politiques d’austérité ont aggravé l’inégalité et la précarité. Le modèle social européen qui est aussi un des ciments du projet européen est remis en cause. Il y a danger, car les populismes et les extrémismes sont à l’affût."
Nicolas Schmit a abordé le sujet de front, en évoquant d’emblée ce qui avait été déjà dit lors de la conférence de presse des ministres du Travail sociaux-démocrates après une réunion conjointe avec leurs collègues des Finances le 14 octobre 2013 : que la dimension sociale de l’UE est depuis des années, et bien avant la crise, le parent pauvre de l’Union, mais que "l’Europe sociale est de retour". Les sondages montrent que le thème de la justice sociale revient comme priorité dans l’opinion publique "après n’avoir pas été très mobilisateur pendant une quinzaine d’années".
La dimension sociale va donc devenir une préoccupation majeure des politiques dans l’UE. Cela est pour le ministre d’autant plus vrai que la crise a ébranlé le dogme néolibéral que le marché s’autorégule, même si elle n’a pas mis fin à cette pensée qui prêche qu’en fin de compte, les marchés règleront les choses. Mais il est encourageant pour lui que nombre d’économistes écoutés ont placé la lutte contre les inégalités au centre de la politique économique, s’opposant ainsi au courant néolibéral. Et de citer Stieglitz qui considère les inégalités comme une cause et une conséquence d’un cercle économique vicieux "qui nous conduit à l’abîme" pour arriver à la conclusion, comme ancien patron de la Banque mondiale, qu’il faut réguler les marchés. Ou Patrick Artus qui parle d’un "capitalisme autodestructeur" qui sévit depuis une trentaine d’années. Pour Nicolas Schmit, l’économie peut être une science, mais elle ne peut pas se passer de valeurs pour autant, surtout quand les inégalités entre citoyens dans les Etats membres et entre les Etats membres se creusent dangereusement.
L’Union européenne est un projet de paix que l’on a essayé de réaliser par les moyens de l’économie, pense Nicolas Schmit. Mais la justice sociale a-t-elle fait partie de la tradition du projet européen ? Le ministre rappelle que la construction européenne est un projet initié par les grandes familles politiques démocrate-chrétienne et social-démocrate qui sont toutes les deux imprégnées des valeurs de justice sociale, tout comme par le traumatisme de la crise de 1929 et de ses conséquences à long terme. L’idée d’une paix durable en Europe était déjà liée en 1919 à l’idée de justice sociale et a conduit entre autres à la création de l’Organisation internationale du travail (OIT), et la Deuxième Guerre mondiale n’a guère changé les choses, puisqu’avec la déclaration de Philadelphie de l’OIT de 1944, paix et justice sociale sont de nouveau liés. Et c’est précisément l’esprit de cette déclaration qui, selon Alain Soupiot par exemple, a été trahi, mais devrait de nouveau inspirer les politiques de l’UE.
Le ministre est formel : la recherche de la cohésion et de la justice sociales est un objectif de l’UE, et le préambule du traité de Rome le dit clairement. Il s’agit également d’harmoniser les économies et de permettre aux partenaires de rattraper des retards. Et c’est ainsi que les choses se sont faites pendant 30 ans.
Puis sont venues les années 70’ avec la stagflation et le chômage de masse. L’Europe est relancée par les initiatives de Jacques Delors qui pousse vers l’Acte unique et l’achèvement du marché intérieur, où il est suivi par le Royaume-Uni thatchérien, mais il lance aussi une série d’autres politiques. Toutefois, il n’arrive pas à obtenir que la Charte sociale de 1989 soit signée par le Royaume-Uni et devienne juridiquement contraignante.
Le traité de Maastricht mettra en avant la notion de « concurrence non faussée », même si l’on essaie de rattraper la dimension sociale par la signature d’un protocole social, duquel, là aussi, le Royaume-Uni se distancie. La justice sociale devrait donc rééquilibrer la démarche libérale de la partie "marché" du traité, d’autant plus que l’Union s’était au cours des années 70‘et 80’ élargie vers quelques pays comme l’Irlande en 1973, la Grèce en 1981, et ensuite en 1986 vers l’Espagne et le Portugal, les pays à programme d’aujourd’hui, dont Nicolas Schmit a souligné les disparités de situation sociale avec le reste de l’UE dès le moment de leur adhésion.
En novembre 1997, le premier Sommet pour l’emploi a lieu sous présidence luxembourgeoise, car très vite, l’on s’est rendu compte, sur le chemin vers l’Union économique et monétaire (UEM), que le déficit budgétaire et l’inflation ne pourront plus servir aux Etats de l’UEM de variable d’ajustement, et que ce serait donc, comme l’explique le ministre, le coût du travail et des systèmes de protection sociale qui joueraient le rôle de variable d’ajustement, et eux seuls. Néanmoins, la Convention qui se réunit en 2000 pour rédiger le projet pour la Charte des droits fondamentaux des citoyens de l’UE discute très peu de droits sociaux. Le social reste dans le giron des compétences nationales.
La discussion sur le traité constitutionnel débouchera par contre sur l’idée d’une clause sociale horizontale qui dit que toutes les politiques et les actions de l'Union doivent être définies en tenant compte des exigences liées à la promotion d'un niveau d'emploi élevé, à la garantie d'une protection sociale adéquate, à la lutte contre l'exclusion sociale ainsi qu'à un niveau élevé d'éducation, de formation et de protection de la santé humaine. "J’ai vendu le traité constitutionnel lors de la campagne de référendum en 2005 avec la clause sociale. Mais elle est restée lettre morte", doit admettre le ministre, même si la clause sociale se retrouve dans le traité de Lisbonne. Avec les politiques de consolidation budgétaire, l’article 9 du traité de Lisbonne est passé à la trappe, avec la réduction des salaires minimums, des pensions et du niveau de protection sociale dans les pays en crise. "Nous vivons une époque de dévalorisation du travail au bénéfice des rentes", a conclu Nicolas Schmit.
Le ministre a ensuite dressé une liste des échecs en matière sociale de l’UE. La stratégie de Lisbonne est restée lettre morte. La stratégie Europe 2020, qui a entre autres pour objet la réduction de la pauvreté, a vu depuis le début de son lancement en 2010 le nombre des pauvres augmenter dans l’UE 13/01/comm-rapport-social-2012/index et la Commission a dressé "un bilan sombre" de la situation. Le bilan de réduction des NEETS, de ces jeunes qui décrochent de leur scolarité sans avoir eu ni diplôme ni emploi, est négatif. Pourtant, la Commission préférerait continuer avec sa politique de consolidation budgétaire stricte, alors qu’entretemps, même le FMI est devenu plus ouvert à d’autres approches. Bref., l’on continue en Europe à sous-estimer les "effets multiplicateurs", de sorte que la réduction des budgets a un fort effet réducteur sur le PIB. Néanmoins, Nicolas Schmit croit percevoir des signes que la Commission, qui ne reconnaît rien par rapport à l’effet des politiques qu’elle a prônées, serait prête à accepter certains ajustements vu la situation dans un certain nombre de pays, et alors que la croissance reste faible et le chômage augmente dans la zone euro.
Nicolas Schmit a dressé aussi le constat que les dispositifs de protection sociale diminuent depuis 2010 dans l’UE, alors que dans le reste de l’OCDE, c’est le contraire qui se passe. L’UE compte 28 millions de chômeurs, le chômage des jeunes et la situation en général feront que les jeunes d’aujourd’hui devraient avoir plus de difficultés au cours de leur vie. Les 6 milliards d’euros prévus dans le cadre de la Garantie pour la jeunesse et le paquet emploi prévu pour eux, n’ont pas encore été utilisés. L’emploi continue à se précariser. La pauvreté des enfants augmente dans l’ancienne Europe, et le phénomène des "working poor" se généralise, tant au Sud de l’Europe que dans des pays comme l’Allemagne. Par ailleurs, prôner la mobilité vers l’Allemagne de la jeune matière grise des pays en crise n’est pas non plus la panacée.
Nicolas Schmit a ensuite abordé des nouvelles discussions qui sont maintenant en cours sur une refonte de la directive sur le détachement des travailleurs après les arrêts de la CJUE de 2007 qui ont créé une jurisprudence "ultralibérale", le tout ouvrant la possibilité au dumping social et aux fraudes, avec de surcroît l’interdiction par la Commission, au nom du marché intérieur et de la concurrence non faussée, que les autorités nationales effectuent des contrôles préalables des firmes qui détachent du personnel dans leur pays. Un autre sujet, peu évoqué au niveau de l’UE mais qui préoccupe le ministre, est par ailleurs le déclassement des classes moyennes.
Maintenant que l’UE semble sortir lentement de la crise économique, "le social devrait revenir sur le radar politique de l’UE", estime le ministre du Travail, ne serait-ce que parce que les salaires sont restés la seule variable d’ajustement. Mais le fossé se creuse sur la question sociale au sein de la Commission, dans les Etats membres et entre les Etats membres. L’idée que l’austérité serait la dette à payer pour résoudre la crise des dettes souveraines est une idée fausse pour Nicolas Schmit. Pour lui, les Etats souverains devraient responsabiliser les banques en allant vers l’Union bancaire. Ils ne devraient pas voir de contradiction entre une bonne gouvernance économique et une gouvernance sociale. Justice sociale et efficacité économique ne sont pas pour lui des antinomies. L’UE reste construite selon les traités européens sur le principe de "l’économie sociale de marché". Il faut y revenir et reconstituer le modèle social européen, sinon les élections de 2014 créeront de nouvelles difficultés au projet européen avec un risque sérieux que les populismes l’emportent, qu’une abstention massive prive le scrutin de son sens et l’Union de sa légitimité politique.
Des menaces réelles pèsent selon le ministre sur une UE qui ne donnerait pas la place qui lui revient à la question sociale, qui ne renforcerait pas la dimension sociale de l’UEM et continuerait de manière stricte sur la voie de la consolidation budgétaire. Or, doit-il constater, la Commission, "dominée par une pensée purement économiste", a fait avec sa communication sur la dimension sociale de l’UEM "une proposition faible". L’UE doit se construire autour de la justice sociale et de la sécurité, puisque c’est précisément l’insécurité sociale qui conduit nombre de jeunes à ne pas fonder de famille, ce qui conduit par ricochet à la baisse démographique et à terme à une crise des systèmes sociaux.
Selon Nicolas Schmit, un socle social de l’UE doit émerger autour de droits sociaux, autour d’un salaire minimum établi dans chaque Etat membre selon son niveau de productivité, autour d’un droit du travail qu’il "ne faut pas mettre en morceaux", même s’il faut éviter les "surprotections" dont il ne nie pas l’existence, autour d’une "flexicurité" qu’il faudrait remettre sur le métier. La justice sociale dans l’UE n’est pas un mirage, mais une réalité qui lie les sociétés européennes. Ce serait plutôt une UE qui ne choisirait pas la justice sociale, qui lui préférerait les inégalités croissantes au sein des Etats membres et entre Etats membres, qui serait en danger.
Lors de la discussion, le ministre est revenu à plusieurs reprises sur le fait que les questions sociales relèvent d’abord de la compétence nationale. Avec la crise, la situation est devenue moins évidente, puisque la politique budgétaire des Etats membres est dorénavant soumise à certaines règles de l’UE dans le cadre du semestre européen et des autres nouvelles règles de stabilité contenues dans le two-pack ou le pacte budgétaire (TSCG). Un exemple : les prévisions économiques et les recommandations de la Commission abordent aussi la question des budgets pour les systèmes de protection sociale et proposent des réformes aux Etats membres. Par ailleurs, les politiques économiques, budgétaires et sociales menées dans un Etat membre ont des répercussions sur d’autres Etats membres. Bref, les interférences sur les systèmes sociaux qui relèvent de la compétence nationale sont devenues nombreuses, et aucun Etat membre ne peut tout simplement résoudre ses problèmes comme il le voudrait.
"Cela n’est pas toujours évident dans la pratique", admet le ministre, "mais c’est cela, la zone euro", ajoute-t-il et explique encore : "Il y a de nombreux facteurs dont il faut tenir compte. La subsidiarité est de fait limitée par le cadre de discipline qu’il faut respecter." La Commission peut même intervenir en fonction du two-pack sur la politique budgétaire des Etats membres.
D’où l’idée, avancée par Nicolas Schmit, qu’il ne serait que logique que l’on envisage des transferts des pays qui sont en meilleure forme économique vers des pays en crise, y compris dans le domaine des allocations de chômage, vu qu’il arrive que la politique économique et budgétaire des uns déclenche dans le pays des autres des destructions d’emplois.