Afin de contribuer au débat sur le TTIP et à une mobilisation éclairée sur les aspects contestés de ce Partenariat transatlantique sur le commerce et l'investissement, les ONG ASTM, Caritas, Greenpeace et Mouvement Ecologique tout comme le syndicat OGBL avaient invité le 13 mars 2014 à une conférence avec Ernst-Christoph Stolper. L’intervenant est politologue et a été actif dans le mouvement pacifiste des années 1980. Il a travaillé durant de longues années comme fonctionnaire politique des Verts pour les gouvernements régionaux de Rhénanie-du-Nord-Westphalie et de Rhénanie-Palatinat, ou il s’est surtout occupé de questions environnementales et énergétiques.
Chez Ernst-Christoph Stolper, qui a pris la parole devant un public très nombreux, toutes les alarmes se déclenchent à l’évocation du TTIP, alors qu’il n’est en rien opposé par principe au libre-échange. Pour la Commission européenne, le TTIP, c’est moins de bureaucratie et plus de croissance. Mais le TTIP, c’est aussi la libéralisation, la dérégulation, et ce malgré l’expérience de la crise, et encore les règles du marché appliquées à la culture, les poulets chlorés, les OGM, la viande aux hormones, et la confrontation des blocs.
Il est difficile d’être très concret sur le TTIP, estime Ernst-Christoph Stolper, car les négociations se déroulent à l’abri du public, dans le secret, afin que la stratégie de négociation de l’UE, dit la Commission, ne soit pas connue. Et d’ironiser que cet effort de garder les choses secrètes ne valait pas la peine, la NSA veillant à mettre les USA au courant Ceci dit, Ernst-Christoph Stolper est entretemps convaincu que la Commission a compris que le secret n’est plus de mise.
Le véritable enjeu du TTIP, ce ne sont pas les droits de douane, comme c’est le cas pour la plupart des accords commerciaux, pense Ernst-Christoph Stolper. Les droits de douane de l’UE sont de 5,3 % et ceux des USA de 3,5 %., des taux très bas en comparaison mondiale, même s’ils génèrent des revenus conséquents, le volume des échanges commerciaux étant très important. L’enjeu du TTIP, ce sont au contraire les obstacles commerciaux non-tarifaires, par quoi il faut entendre les lois et les règlements. Et c’est cette dimension qui déclenche de plus en plus de protestations et d’appels à rendre public l’avancement du dossier alors que le quatrième round des négociations est en cours et que Karel De Gucht, le commissaire en charge du TTIP, s’apprête à faire le point sur la situation.
Si le TTIP suscite autant de questionnements et de contestations, c’est qu’il aborde toute une gamme de sujets qui préoccupent l’opinion publique depuis une décennie. Ernst-Christoph Stolper cite la sécurité alimentaire et l’agriculture, la protection technique de l’environnement, l’ouverture des marchés des services, les services financiers, la culture, les normes de protection des données et le domaine social.
La sécurité alimentaire et l’agriculture sont touchées par les règles sur les pesticides, sur l’étiquetage d’origine et sur les OGM. Stolper estime également qu’elles seraient atteintes par les effets du TTIP sur la politique agricole commune (PAC) qui est basée sur l’idée que l’agriculture européenne est concentrée sur de petits espaces, alors que l’agriculture des USA est basée sur de grands espaces, ce qui a déjà été dans le passé la source de difficultés entre les deux entités .
La protection technique de l’environnement est basée en Europe sur le principe de la prévention – alors qu’aux USA prédomine le principe de la "sound science" – ce qui permet aux administrations européennes d’intervenir en amont, aussi grâce à une règlementation forte dans les domaines de la chimie et de l’industrie pharmaceutique, alors qu’aux USA, la nocivité d’un produit doit d’abord être prouvée dans la pratique avant qu’il ne puisse être interdit.
L’ouverture des marchés des services constitue un problème dans une UE qui connaît les services d’intérêts général (SIG) dans le domaine des transports et de l’approvisionnement en eau par exemple et qui ne relèvent pas de la pure logique du marché. Et la réaction de l’opinion publique européenne à l’éventualité d’une privatisation de l’eau est ici éloquente pour illustrer une sensibilité particulière à cet égard, estime Ernst-Christoph Stolper. Même si les SIG ne sont pas complètement à disposition, admet-il, il y a pourtant un monde entre les définitions dans ce domaine dans l’UE et aux USA. Or pour lui, la Commission n’aurait pas de problème si un prestataire du Nevada pouvait remporter un marché public dans le domaine des SIG s’il faisait une offre plus favorable.
Dans le domaine des services financiers par contre, c’est l’UE qui est moins régulée que les USA depuis la crise.
Le TTIP pourrait aussi mettre fin au modèle européen de soutien à la culture, estime Ernst-Christoph Stolper, qui a rendu hommage aux efforts de la France pour sortir la culture de l’accord.
L’UE et les USA divergent par ailleurs fortement dans leur conception de la protection des données, a expliqué Ernst-Christoph Stolper.
Finalement, la libéralisation intrinsèque à la démarche du TTIP pourrait avoir des répercussions fortes dans le domaine social, notamment dans le domaine de la cogestion.
Mais peut-on négocier, si aucune norme européenne n’est à disposition, comme le dit la Commission, se demande Ernst-Christoph Stolper. Cela ne peut fonctionner dans aucune négociation, constate-t-il. La Commission cherche donc des voies d’issue, et les voit dans un accord qui formulerait des objectifs, et la manière de les atteindre se ferait par des déductions pratiques négociées par la suite. La Commission parle "d’accord vivant" qui évoluerait d’objectif en objectif.
D’où cette thèse de l’orateur : Le TTIP est la plus forte attaque contre la démocratie dans l’UE depuis l’époque de la confrontation des blocs. Cela tient à la question de l’intégration de blocs économiques. Dans l’UE, il y a eu un long procèssus de convergence et d’adaptation des règlementations qui a conduit au marché unique. Mais ce dernier a toujours souffert d’un déficit démocratique, ce qui a finalement conduit à un renforcement des pouvoirs du Parlement européen pour rétablir l’équilibre entre les pouvoirs. Mais rien de tel n’est possible avec le TTIP. Il n’y a pas de parlement transatlantique. Il n’y a donc pas de processus de décision conjoint de type délibératif démocratique. Il s’agit donc d’une régression claire et nette vers les temps de la « démocratie des arrière-salles ».
Dans l’UE, les questions à traiter le seront selon les règles de la comitologie, et aux USA, ce seront les agences exécutives qui auront le dernier mot à dire. Il y aurait certes un Regulatory Conciliation Council, mais qui ressemblerait plutôt à un « TÜV transatlantique », à l’image de l’Association d'inspection technique allemande, le Technischer Überwachungsverein. Le TTIP ne connaîtra pas de droit de veto. Les délibérations sur les règlementations seront techniques et seraient toujours censées aboutir. Toute nouvelle règlementation de l’UE serait tenue de s’adapter aux décisions issues de ces négociations entre techniciens dans le cadre du TTIP.
Un autre point important et qui est l’objet de toutes les contestations est la manière dont est conçu le mécanisme de règlement des litiges entre investisseurs et Etats dans le cadre du volet « investissement ».
Le TTIP ne prévoit pas un tribunal d’arbitrage permanent, mais un mécanisme d’arbitrage ad hoc dont les acteurs seront choisis sur une liste de grands cabinets de juristes qui seront une fois du côté des plaignants, une autre fois du côté des défenseurs, ou carrément des arbitres. Ces procédures d’arbitrage entre Etats et investisseurs ne seront pas publiques, alors qu’elles concerneront les Etats et donc les intérêts du public.
Les cas d’entreprises qui s’en prennent aux Etats et à leurs politiques se multiplient : Vattenfall contre la République fédérale allemande dans le cadre du « tournant énergétique » ; un Etat du Canada attaqué dans le cadre de l’interdiction du fracking par une firme US qui veut forer du gaz de schiste ; une société française qui attaque le gouvernement égyptien et le principe du salaire minimum, etc. L’Afrique du Sud et l’Australie ont entretemps renoncé à recourir encore à ce genre d’arbitrages, explique Ernst-Christoph Stolper. De fait, les entreprises peuvent miner par les effets de ces arbitrages la formation de la volonté politique. C’est cet écueil qui a selon lui conduit la Commission à lancer en janvier 2014 une procédure de consultation sur le volet "investissement" du TTIP, une procédure qu’il faut considérer comme un succès pour les contestataires du TTIP.
Un autre aspect qu’il ne faut pas négliger est selon Ernst-Christoph Stolper le précédent que pourrait constituer l’accord de libre-échange entre l’UE et le Canada, dit CETA, qui contient lui aussi un tel mécanisme, à condition qu’il passe par le Parlement européen et les parlements nationaux.
Pour toutes ces raisons, le TTIP doit selon l’orateur être rejeté, car il mine la démocratie
Ernst-Christoph Stolper a aussi avancé d’autres arguments qui justifient une opposition au TTIP. Le TTIP unirait les deux blocs économiques les plus grands de la planète. Avec le TTIP et son impact sur les normes globales, les USA pourraient confiner la Chine. Pour lui, le TTIP est de fait un accord contre les pays émergents, bref "un accord anti-BRICS". Cela pourrait conduire à des désordres voire au délitement de l’ordre commercial mondial. L’argument que le TTIP aiderait par ses normes à relever les normes globales dans de nombreux domaines risque d’être mal pris par les BRICS. Ceux-ci pourraient alors créer leur propre structure. Une confrontation des blocs pourrait en naître, dont la crise ukrainienne est pour Stolper à certains égards déjà l’annonciatrice. L’UE ferait donc mieux de s’orienter dans un contexte global plutôt que bipolaire avec les USA.
Ernst-Christoph Stolper estime également que le TTIP constitue un danger pour l’intégration européenne. Il fait perdre au Parlement européen sa légitimité, puisque sa mise en œuvre risque de surdéterminer les nouvelles législations européennes.
Il remet en question la nature même de l’UE en la faisant passer d’un projet d’intégration politique vers une zone de libre-échange.
Il défavorisera clairement les pays du Sud de l’Europe en changeant la nature même du marché unique. Même le ministre des Finances bavarois, Markus Söder, pourtant de la CSU, s’en est ému et a demandé la tenue d’un référendum international sur la question.
Lorsque l’accord a été lancé en février 2013, la Commission a mis en expectative un gain de 0,5 % de croissance annuel dans l'UE et de 0,4 % aux Etats-Unis d'ici à 2027, soit l'équivalent de 86 milliards d'euros supplémentaires pour l'UE et de 65 milliards pour les Etats-Unis. L’accord pourrait rapporter 545 euros par ménage sur dix ans, a également estimé la Commission. Tout cela relève selon Ernst-Christoph Stolper "de la lecture de l’avenir dans du marc de café", et pour lui, "la météo a un plus grand impact sur la croissance que le TTIP".
Ernst-Christoph Stolper pense que la responsabilité de ce qui se passe incombe avant tout aux fédérations patronales, qu’il distingue très clairement des entreprises, "qui continuent de croire qu’il faut confiner la politique à ses domaines propres". Les politiques qui soutiennent cette démarche sont une minorité et sont marqués par les contacts qu’ils ont avec ces fédérations patronales.
L’expert allemand distingue plusieurs hypothèses pour s’opposer à un accord qu’il juge « superflu et dangereux » dans un contexte où la contestation monte, où rien n’est décidé, où rien ne devrait advenir fatalement, d’autant plus que le Parlement européen et les parlements nationaux auront leur mot à dire. Le TTIP pourrait être remisé dans les tiroirs, il pourrait être amputé de tous ses éléments litigieux, et il pourrait se dissoudre dans un accord global au niveau de l’OMC.
En Allemagne, une pétition a été lancée sur l’Internet, qui a recueilli en quelques semaines plus de 400 000 signatures. Des actions courent dans le cadre de la campagne pour les élections européennes. Le grand syndicat de la métallurgie, l’IG Metall, a demandé l’arrêt des négociations.
Au niveau européen, la consultation publique de la Commission européenne offre une opportunité. Des rencontres avec des acteurs de la société civile s’imposent, avant la visite du président Obama à Bruxelles le 26 mars 2014, lui qui n’a jamais été un grand enthousiaste du TTIP. Le recours à une initiative citoyenne européenne (ICE) est une vraie option.
Des alternatives au TTIP et pour relancer la croissance seraient par exemple un accord global sur les technologies de l’environnement, comme celui qui a été évoqué à Davos, ou bien un grand effort d’investissement dans les pays du Sud de l’UE, misant sur développement interne de l’Union, et bien sûr un accord tarifaire.
Ernst-Christoph Stolper a par ailleurs recommandé que les citoyens approchent systématiquement les parlementaires nationaux et européens de leur pays, et ce toutes tendances confondues, pour les informer.
Le député socialiste et président de la commission des affaires étrangères et européennes de la Chambre des députés Marc Angel a profité de la discussion avec le public pour annoncer qu’il veut que soit organisée une audition sur le TTIP à la Chambre et que celle-ci soit informée sur l’évolution des négociations. Il a dit son opposition au mécanisme de litiges entre investisseurs et Etats et appelé à ce que les citoyens s’y opposent, mais aussi déclaré pouvoir s’imaginer un TTIP réduit.
Le député de Déi Lénk, Justin Turpel, qui avait été à l’origine d’un débat sur le TTIP à la Chambre des députés le 11 mars 2014, a estimé que cet échange avait fait remonter nombre de questions, et que la discussion avait été "bonne". Il a plaidé pour la publication des documents relatifs au TTIP et l’implication de l’opinion publique dans le débat, et annoncé que le président du Parlement européen, Martin Schulz, qui visitera la Chambre le 18 mars, serait interpellé sur le TTIP. Ce à quoi Ernst-Christoph Stolper lui a répondu qu’il fallait faire cela d’autant plus que Martin Schulz "n’est pas contre le TTIP" et est même «"modérément positif", et qu’un message à faire passer à un possible futur président de la Commission serait d’insister sur la personnalité du futur commissaire européen au Commerce extérieur.