Trois ONG ont exposé leurs réserves face au partenariat transatlantique de commerce et d’investissement et son impact négatif présumé sur les pays en développement, lors de la séance consacrée à la coopération nord-sud dans le cadre du hearing sur le TTIP organisé le 11 juillet 2014 par la Chambre des députés.
Cette séeance avait été précédée par une introduction au cours de laquelle Marc Vanheukelen, directeur de cabinet du commissaire européen au commerce, Karel De Gucht, et Léon Delvaux, diplomate du Ministère des Affaires étrangères luxembourgeois ont pu présenter les grands enjeux du débat du point de vue de leurs institutions respectives, puis par un premier volet consacré au volet "Démocratie, droits des consommateurs, protection des données personnelles, arbitrage".
Marc Keup de l’Action Solidarité Tiers Monde a mis en garde contre les "répercussions très importantes" sur les pays tiers. Il a dit craindre que les parts du marché qui seraient gagnées par les Etats-Unis et l’UE seront "perdues en grande partie" pour d’autres pays et que ces derniers souffriraient d’une "déviation" du commerce. Marc Keup s’est référé à une étude sur les effets macro-économiques du TTIP de la fondation allemande Bertelsmann selon laquelle "les grands perdants d’une élimination des tarifs douaniers sont les pays en développement qui perdront de manière dramatique des parts de marché, ce qui sera dû à la concurrence renforcée sur les marchés des Etats-Unis et de l’UE".
L’étude prévoit deux scénarios : une simple élimination des douanes (sans réduction des barrières non tarifaires) et une "libéralisation approfondie" (avec une réduction des barrières non tarifaires). Pour le premier scénario, la diminution du PIB réel par habitant serait énorme pour certains pays africains: -7,4 % pour la Guinée, - 6,4 pour la Côte d’Ivoire, - 4,4 % pour la Namibie et le Madagascar ou encore - 4,1 % pour Ghana et le Soudan. La Russie et l’Argentine perdraient également 2 %.
Pour le second scénario, les pertes seraient un peu moins élevées. Marc Keup cite les exemples du Sénégal (- 2,8 %) et du Niger (- 4 %), ces deux pays bénéficiant de la coopération luxembourgeoise au développement. L’étude conclut : "Si les tarifs douaniers sont éliminés, les barrières à l'entrée sur le marché augmenteront pour les pays en développement. Cela touchera donc justement les pays plus pauvres, et cela en partie de manière importante". Tandis que les Etats-Unis seraient les plus grands profiteurs d’une libéralisation approfondie, avec 13,4 % d’augmentation du PIB réel par habitant, suivis par le Royaume-Uni (9,7 %) et de la Suède, le Luxembourg ne gagnerait que 3 %. Du côté des perdants, le Canada arrive en tête avec - 9,5 %, suivi de l’Australie (- 7,4 %) et du Mexique (- 7,2 %). Suivent des pays africains et latino-américains, mais aussi le Japon (- 6 %) et Israël (- 5,5 %).
Pour Marc Keup, il est clair que cet "ordre de grandeur" posera des énormes problèmes de perspective aux pays en développement. Il rappelle que le traité de Lisbonne appelle à veiller à une cohérence des politiques, tout en jugeant que celle-ci n’a pas assez été prise en compte dans les négociations.
Il s’est également dit préoccupé de la volonté des responsables "d’imposer des normes au reste du monde". Il a rappelé que les pays en développement ont rejeté certains traités pour éviter à se voir imposer des normes qui "limitent leur marge de manœuvre politique pour définir leur propre stratégie de développement économique". Il se réfère notamment aux questions de Singapour sur l’ouverture du marché, formulées en 1996 lors d’une conférence de l’OMC, et rejetés par les pays en développement. Selon Marc Keup, les négociations sur le TTIP "minent le processus de négociation multilatéral" comme celui à l’OMC qui serait "la voie royale" puisque chaque pays a une voix et où les pays en développement peuvent se mettre ensemble. Il craint une "approche de confrontation" qui exclue d’autres partenaires et provoque des grands pays comme la Chine ou l’Inde.
Norry Schneider de Caritas Luxembourg a critiqué le fait que les pays du sud ne sont pas partenaires d’un accord sur le TTIP. Il craint que les entreprises multinationales augmentent encore plus la pression sur les pays du sud pour protéger leur investissement, en se référant aux controverses tribunaux d’arbitrage, ce mécanisme de règlement des différends qui pourraient survenir entre un investisseur et un Etat. Il cite plusieurs exemples comme le litige entre l’entreprise minière Pacific Rim et le Salvador qui lui avait retiré la licence, parce que Pacific Rim ne remplissait pas les normes environnementales. La firme a alors demandé 300 millions de dollars en compensation à un des Etats les plus pauvres de l’Amérique centrale.
Norry Schneider craint une détérioration des normes environnementales et sociales et que la pression augmente aux pays du sud de donner accès à leur ressources. Il évoque les brevets médicaux, citant les exemples de l’Afrique du sud ou de l’Inde qui produit des génériques de médicaments pour les rendre plus abordable alors que deux milliards de personnes n’ont pas accès à un traitement médical, selon Norry Schneider.
Pour lui, le TTIP menace la souveraineté alimentaire des pays du sud. "Trois milliards de personnes dépendent directement de l’agriculture. La plupart exploite des surfaces de moins de deux hectares, alors que dans l’UE les surfaces sont dix fois plus grandes, et 100 fois plus grandes aux Etats-Unis". Il craint qu’une détérioration de standards sociaux et environnementaux ait un "très grand impact sur la production des pays du sud qui n’arriveront plus à subvenir à leurs besoins".
Il a critiqué la dépendance des agriculteurs vis-à-vis de grandes multinationales et le risque d’endettement, alors que "dix firmes contrôlent le marché de deux tiers de semences". Il a dénoncé le fait que les peuples ne peuvent pas décider eux-mêmes de leur système alimentaire. Il a donné l’exemple de l’Inde où 90 % des cotonniers recourent à des semences OGM. Ces pressions limitent, selon lui, la possibilité des pays du sud de lutter contre le changement climatique. "Notre manière de consommer et de produire a un impact sur les populations du sud" où se trouvent la plupart des victimes du réchauffement climatique. "L’augmentation du commerce entre les l’UE et les Etats-Unis va augmenter les transports, les flux de marchandises et aura un impact évident sur le climat", a-t-il conclu.
Jean Huss, l’ancien député vert, s’est exprimé au nom de la plateforme Stop Tafta Luxembourg. "Certains milieux semblent vouloir nous faire croire que multiplication des échanges va nous faire sortir de la crise actuelle, tout en promettant une reprise de la croissance et que cela pourrait de manière indirecte profiter aux pays du tiers monde", a-t-dit. Mais ces promesses ne résistent pas à une analyse sérieuse, selon lui. Le TTIP va certes augmenter les richesses, mais "au profit des nations plus avancées et au dépens des anciens pays colonisés". Sans se prononcer pour un "protectionnisme simpliste", il a salué le procédé de certaines "économies émergentes" de "protéger leurs secteurs-clés par des barrières tarifaires". Selon lui, les accords de partenariat économique (APE) ne profitent qu’aux multinationales. "C’est le même principe de libéralisation vaste et disproportionnée".
Il a également mis en garde contre l’instauration de tribunaux d’arbitrage qui seront "très profitables pour les grandes entreprises". Des gouvernements pourraient risquer des "plaintes avec des exigences très élevées", alors qu’ils veulent simplement "protéger leurs intérêts ou défendre l’environnement naturel". Il cite l’exemple de La Oroya au Pérou, la dixième ville la plus polluée au monde à cause d’un complexe métallurgique exploité par la firme américaine Doe Run qui réclame 800 millions de dollars au Pérou qui avait demandé à l’entreprise de se mettre en conformité avec les normes environnementales. Jean Huss a appelé à respecter la souveraineté des pays du sud, surtout leur souveraineté alimentaire, et à contribuer à un développement véritable et autonome de ces pays.
A la fin des discours, c’est Paul Schonenberg, le président de la Chambre de commerce américaine, qui a voulu donner son point de vue. Pour lui, le bénéfice du TTIP sera "énorme" pour les pays tiers puisqu’ils auront accès "au plus grand marché du monde". "Maintenant on a deux régimes séparés, après on aura un mélange des deux. Cela va simplifier aux pays tiers les procédures pour vendre leur produits aux Etats-Unis et en Europe", a-t-il affirmé. Il a également réfuté la thèse du nivellement vers le bas des normes : "Nous allons créer une norme globale qui sera plus élevée" que celle du cycle de Doha, le dernier cycle de négociations commerciales entre les membres de l'OMC qui vise une réduction des obstacles au commerce.
Marc Vanheukelen, le chef de cabinet du commissaire au commerce Karel De Gucht, a également défendu les bénéfices du TTIP. "Il y a des études qui montrent clairement que le TTIP va avoir peu d’effets sinon des effets bénéfiques pour les pays tiers" qui ont "très peu à craindre", a-t-il dit. Il estime que le TTIP va inciter la demande agrégée et ainsi avoir un effet bénéfique pour le reste du monde. Des pays comme la Chine ou l’Argentine auraient accès à un seul marché transatlantique, grâce à un standard, expose-t-il. Pour lui, le débat n’est pas un débat TTIP ou bilatéralisme contre multilatéralisme qui, selon lui, "a échoué en 2006", lors d’une conférence de l’OMC sur libéralisation du commerce dans le cadre du cycle de Doha, faute d’accord sur les aides agricoles. "L’UE négocie 14 accords bilatéraux", a-t-il insisté, ajoutant qu’il n’y a "pas de progrès dans l’enceinte de l’OMC".