Le 13 octobre 2014, la Plate-forme TTIP, regroupant 16 organisations luxembourgeoises mobilisées contre les accords de libre-échange avec les Etats-Unis (TTIP) et le Canada (CETA), a tenu une conférence de presse afin, d’une part, d’appeler à la signature d’une pétition européenne visant à l’arrêt des négociations du TTIP et l’abandon du processus de ratification du CETA, paraphé le 26 septembre 2014, et, d’autre part, de présenter une analyse juridique de ce dernier accord.
"Notre but n’est pas d’obtenir une amélioration, nous sommes franchement contre de tels accords", a fait savoir, en début de conférence, la présidente du Mouvement écologique, Blanche Weber. "Rien de bon ne peut en sortir", pense-t-elle.
La Commission européenne avait rejeté le 10 septembre 2014, l’initiative citoyenne européenne (ICE) appelant à l’abandon des deux accords. Cette décision fut vécue comme un refus de la Commission européenne à reconnaître un droit démocratique à se prononcer contre TTIP et CETA, et, comme l’a rappelé Blanche Weber, les organisateurs de l’initiative ont décidé de porter l’affaire devant la CJUE, afin d’éviter que cette décision constitue "un précédent".
En parallèle, 260 ONG de 23 Etats membres de l’UE, dont les 16 membres de la Plate-forme TTIP, ont décidé de lancer une pétition pour obtenir l’arrêt des négociations avec les Etats-Unis sur le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement et empêcher la ratification de l’Accord économique et commercial global avec le Canada.
"Nous souhaitons empêcher que soient conclus les accords TTIP et CETA car ils traitent de plusieurs questions critiques telles que le règlement de conflits investisseurs – Etats et de règles sur la coopération réglementaire qui constituent une menace pour la démocratie et la primauté du droit. Nous souhaitons empêcher que les normes d’emploi, sociales, environnementales, de protection de la vie privée et des consommateurs soient abaissées et que les services publics (tel que l’eau) et le patrimoine culturel soient dérégulés dans le cadre de négociations non transparentes", dit le texte de la pétition.
Puisqu’il ne s’agit pas d’une ICE, la campagne de récolte des signatures n’est pas limitée dans le temps. Mais déjà, après cinq jours de collecte, le 13 octobre 2014, la pétition avait déjà récolté 570 000 signatures électroniques sur le site internet qui y est dédiée. Ce résultat "gigantesque" est un "message clair" envoyé à la Commission européenne, aux gouvernements et aux députés, estime Blanche Weber, qui par ailleurs souligne que c’est le mérite de la société civile si le mandat de négociation de la Commission a été publié.
Ce type d’accord "concerne beaucoup trop de domaines centraux de la vie, il ne peut être transparent". Le CETA montre que les standards sociaux et environnementaux ne sont pas pris en compte. "Il ne s’agit ni de croissance, ni d’emplois ; il s’agit de l’intérêt de quelques multinationales aux dépens de petites et moyennes entreprises", dit Blanche Weber, qui déplore que les Parlements nationaux ne puissent en discuter dans le détail.
Blanche Weber déplore d’ailleurs le manque de clarté de la position du gouvernement. Elle a certes apprécié les déclarations du ministre des Affaires européennes, Jean Asselborn, qui s’est dit opposé à un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats (ISDS). Mais, elles sont insuffisantes dans la mesure où l’accord va bien plus loin que cela comme le démontre l’analyse juridique que la Plate-forme présentait ce jour-là.
Dans sa réponse à un courrier envoyé par la Plate-forme TTIP le 9 septembre 2014, au gouvernement luxembourgeois, afin qu’il s’oppose au maintien d’un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats dans l’accord commercial entre l’UE et le Canada, le ministre des Affaires étrangères et des Affaires européennes, Jean Asselborn, s’est dit opposé à l’introduction d’une clause d’arbitrage, ne voyant pas "sa plus-value"dans un accord avec un pays membre de l’OCDE "doté d’un système juridique performant".
Dans l’édition de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel sorti le jour-même de la conférence de presse, Jean Asselborn, soulignait que "des gouvernements démocratiquement élus devaient pouvoir prendre des décisions dans le secteur de l’énergie, sans que les entreprises ne puissent les traîner devant un tribunal d’arbitrage pour leurs conséquences économiques". Il y disait également que Jean-Claude Juncker allait empêcher cette clause.
Qualifié le 26 septembre 2014 par la Commission européenne comme "le plus progressiste des systèmes de ce type jamais adopté", le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats (ISDS ou RDIE) inclus dans le CETA fait encore l’objet de nombreuses critiques dans l’analyse juridique sommaire commandée par la plate-forme TTIP. L’analyse souligne que toutes les remarques formulées dans le cadre de la consultation sur ce mécanisme ouverte le 27 mars 2014 restent valables. "A part quelques modifications cosmétiques, le texte est identique", lit-on.
Ainsi, la notion d’investissement est définie trop largement, ne devrait pas être définie de façon négative et ne devrait pas non plus inclure le futur investisseur, selon l’analyse de la Plate-forme TTIP. La protection contre la non-discrimination ne devrait pas s’étendre à la phase précédant l’investissement. Quant aux exceptions au principe de non-discrimination, elles restent "trop restreintes et devraient inclure par exemple la protection des travailleurs".
Ensuite, la notion d’attentes légitimes de l’investisseur devrait être encadrée bien plus strictement, tandis que "les mesures adoptées dans l’intérêt du public ne devraient pas pouvoir être assimilées à des expropriations". "Le droit de réglementer n’est pas suffisamment protégé", dit encore le document.
Les dispositions relatives aux recours multiples ne semblent pas suffisantes pour garantir qu’il n’y aura pas de procédures parallèles. Les dispositions en matière d’éthique, de conduite et de qualification des arbitres semblent pour leur part avoir "une valeur peu contraignante". L’adoption de directives d’interprétation sous l’empire de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre les États-Unis, le Canada et le Mexique "n’a pas empêché les arbitres d’aller à l’encontre desdites directives", fait remarquer l’analyse juridique.
Le CETA ne fait que suggérer la mise en place d’un mécanisme d’appel. Les investisseurs y sont surprotégés et il existe également le risque qu’un tel mécanisme soit "instrumentalisé", notamment par le lobbying, dit le document.
"Quand on lit dans le détail, on se demande pourquoi les petites et moyennes entreprises ne s’y opposent pas. Ils n’auraient aucune chance vis-à-vis de grands investisseurs", a commenté le président de l’OGBL, Jean-Claude Reding. Pour cause, une filiale de multinationale serait mieux protégée qu’une entreprise locale, fait-il remarquer.
Jean-Claude Reding a aussi mis en avant les "phrases contradictoires" de l’accord pour ce qui concerne l’association des parlements nationaux à la prise de décision. "La question de la procédure d’adoption, en particulier le rôle des parlements nationaux et les modalités de vote au sein du Conseil, n’est visiblement toujours pas tranchée", dit le texte d’analyse fournie par la Plate-forme. Les parlements nationaux ne sont pas mentionnés dans la première page consacrée à la procédure d’adoption de l’accord à venir. Mais le memo, accompagnant le communiqué de presse de la Commission européenne du 26 septembre 2014 dit qu’il y aura demande d’approbation des instances nationales "si nécessaire".
Concernant la libéralisation du commerce des services, "les services publics ne font pas partie de la liste des services exclus de l’accord, et ne sont même pas mentionnés dans le corps du chapitre sur les services, mais uniquement dans la liste des réserves en annexe", constate le juriste mandaté par la Plate-forme. Or, "analyser la liste des réserves telle que présentée dans le cadre de cet accord est pour le moins déroutant, y compris pour le lecteur non-profane", dit l’analyse.
La raison réside dans le fait que les réserves sont divisées en deux listes, à savoir "celles concernant les mesures nationales ou européennes existantes et les réserves concernant les mesures nationales ou européennes existantes et futures". Au sein de ces deux catégories, les réserves émises n’impliquent pas toujours le même degré de libéralisation mais prévoient parfois une élimination progressive de la restriction concernée. "En bref, l’analyse des implications de cet accord nécessite une analyse extrêmement longue, technique et minutieuse", lit-on. De ce fait, "on peut alors douter que nos représentants en charge de la ratification de cet accord puissent avoir ne serait-ce que le temps de réaliser une telle analyse dans le temps imparti pour la ratification".
Jean-Claude Reding s’est également attardé sur la méthode de libéralisation qui se fait par liste négative, selon laquelle tout secteur qui n’est pas cité dans cette liste peut être libéralisé. "La liste négative signifie également qu’à l’avenir on ne pourra rien changer, qu’il n’y aura plus moyen de développer de nouveaux services publics". Par exemple, dit-il, les services créés par une assurance-dépendance comme celle introduite au Luxembourg en 1999, tomberaient dans le champ des dispositions sur les services commerciaux et devraient être soumis à la concurrence, puisqu’ils ne figureraient pas dans la liste.
Les services publics doivent être sortis de l’accord, en tant que "piliers de notre modèle de société", revendique le syndicaliste.
L’analyse juridique fait craindre qu’il ne soit pas possible d’invoquer la directive sur la passation de marchés publics adoptée le 15 janvier 2014 pour faire prendre en compte des critères sociaux pour ce qui est des marchés publics couverts par l’accord CETA.
CETA est, à ce sujet, "beaucoup plus succinct que la directive". Il ne contient par exemple pas la possibilité d’exiger des labels pour évaluer certaines caractéristiques d’ordre environnement, social ou autre, ni même la possibilité de ne pas attribuer le marché au soumissionnaire ayant remis l’offre économiquement la plus avantageuse si celui-ci ne respecte pas les obligations en matière environnementale, social, et de droit du travail.
Il n’est toutefois pas évident que l’accord prime sur les points où les dispositions de la directive n’ont pas d’équivalent au sein de l’accord.
Néanmoins, pour les points présents dans les deux documents, c’est l’accord international qui primerait sur la directive. Or, comme la directive, le CETA prévoit que les entités adjudicatrices d’une partie puissent intégrer dans l’appel d’offre des spécifications techniques "pour promouvoir la conservation des ressources naturelles ou la protection de l’environnement". Mais l’accord "prévoit une porte de sortie", comme le signale l’analyse critique. Ainsi, il n’est pas possible d’adopter des spécifications techniques "ayant pour objet ou pour effet" de créer des obstacles non nécessaires au commerce international. Ainsi, "le seul point positif pourra être remis en cause sur le fondement du développement du commerce international".
Ensuite, "le critère du prix le plus bas supprimé de haute lutte au niveau européen revient par la petite porte" avec le CETA qui mentionne que le marché doit être attribué à celui qui a présenté l’offre la plus avantageuse "ou, lorsque le prix est le seul critère, le prix le plus bas".
Ensuite, aucune disposition spécifique aux marchés publics concernant des services sociaux n’est envisagée dans l’accord, à la différence de la directive et son article 76, ce qui "a beaucoup choqué" Jean-Claude Reding, qui rappelle que le secteur subventionné au Luxembourg bénéficie de mesures spécifiques.
L’analyse juridique croit également déceler une prise en compte secondaire du développement durable dans les objectifs de cet accord. "Dans l’accord avec la Corée, le développement du commerce international doit contribuer au développement durable, alors que dans CETA le développement du commerce international contribue de fait au développement durable". Ainsi, "la mondialisation n’est envisagée que comme un phénomène positif", dit l’analyse qui évoque "une philosophie qui fait du développement durable non plus une fin mais un moyen, un moyen de développer le commerce international." La mention d’un "usage durable de la biodiversité" en serait la preuve.
Jean-Claude Reding dénonce une "vision idéologique de la globalisation de l’économie". "Si on est plus libéral, ça va mieux, tous les problèmes seront réglés, que la libéralisation est le garant du développement durable. Chacun sait que la vérité n’est pas celle-là", s’agace-t-il.
"Le paragraphe sur la santé et la sécurité au travail est simplement scandaleux", poursuit l’analyse juridique. A vrai dire, le texte ne remettrait pas en cause les mesures adoptées pour protéger la santé et la sécurité au travail. Il aurait toutefois le défaut de "confronter trois notions qui ne devraient sous aucun prétexte être associées santé et sécurité au travail/entrave au commerce/preuve scientifique". Seules les mesures efficaces en termes de coûts pourraient ainsi être appliquées en l’absence de preuve irréfutable. Le principe de précaution, qui apparaît uniquement au chapitre environnement et commerce, n’est pas non plus mentionné clairement. Cette conception de la sécurité et la santé au travail ne prend pas en compte le bien-être ni les souffrances psychologiques. "On retourne loin en arrière, à la législation du début du XXe siècle", pense le président de l’OGBL.
La suppression des droits de douane sera faite par liste négative. Un droit éliminé ne pourra pas être remis en place, ce qui interdirait la mise en place de limites environnementales et sociales au libre-échange, souligne Jean-Claude Reding.
Concernant la mobilité des personnes physiques, CETA a un champ d’application personnel beaucoup plus large que la directive détachement. Il ne prévoit pas d’exigence de rémunération pour les stagiaires et si les durées maximales de séjour sont identiques, l’accord prévoit une possibilité de renouvellement de 18 mois.
Enfin, concernant le risque d’abaissement des normes, l’analyse estime qu’il n’est pas certain que la hiérarchie selon laquelle l’objectif de protection de la vie ou de la santé humaine, animale et végétale, passe avant l’objectif que les mesures sanitaires et phytosanitaires ne peuvent pas créer d’obstacles injustifiés au commerce, soit respecté.