Face aux questions "compréhensibles et raisonnables qui se posent" dans la foulée du Luxembourg Leaks, le président de la Commission européenne, Jean Claude Juncker, a fait à l’issue de la réunion hebdomadaire du collège des commissaires du 12 novembre 2014 une déclaration à la presse portant sur la pratique du "tax ruling".
"Les décisions fiscales anticipées sont une pratique bien établie dans 22 Etats membres de l’UE", a souligné pour commencer Jean-Claude Juncker, et la Commission l’a souvent jugée conforme aux règles pour autant que ces décisions fiscales anticipées soient exercées de façon non discriminatoire.
Cette pratique prévue par la loi luxembourgeoise est conforme aux règles internationales, a aussi indiqué le président de la Commission européenne, qui fut longtemps Premier ministre et ministre des Finances du Luxembourg.
Il a toutefois reconnu qu’il "résulte des interactions entres les règles des uns et des autres des situations qui peuvent conduire à un taux d’imposition faible", des situations qui ne correspondent pas "aux normes éthiques et morales généralement admises".
Pour Jean-Claude Juncker, cette situation résulte d’une harmonisation fiscale insuffisante en Europe. "Tout au long de ma vie j’ai œuvré pour davantage d’harmonisation fiscale", a poursuivi l’ancien Premier ministre luxembourgeois en citant, entre autres exemples, le code de conduite adopté par le Conseil en 1997 en matière de concurrence fiscale déloyale.
Jean-Claude Juncker a démenti "tout conflit d’intérêt" dans le fait que la Commission lance une enquête sur la pratique du pays dont il était le Premier ministre il y a encore un peu plus d’un an en arrière. Répondant à un journaliste, il a précisé qu’il ne pouvait y avoir de conflit d’intérêts parce qu’il appartient à la commissaire à la concurrence, Margrethe Vestager, " qui bénéficie d’un haut degré d’indépendance", de traiter le dossier. Par ailleurs, Jean-Claude Juncker a dit vouloir respecter une règle de la Commission qui veut que les commissaires ne s’expriment pas sur des questions qui sont liées à un cas de concurrence qui touche leur Etat membre d’origine. "Je ne lui parlerai pas des cas d’aides d’Etat où des procédures sont en cours qui concernent le Luxembourg, et M. Timmermans ne lui parlera pas non plus des procédures qui sont en cours qui concernent les Pays-Bas. Si je devais outrepasser mes droits dans ces affaires, cela entraînerait de fortes critiques et pour moi une perte massive d’autorité sur la Commission. Je veux certainement éviter cela", a-t-il conclu.
A plusieurs reprises, Jean-Claude Juncker a annoncé que la Commission qu’il entendait présider lutterait contre l’évasion et la fraude fiscale. "Ce ne sont pas de vaines paroles", a-t-il assuré en indiquant que c’étaient bien là "l’intention et l’ambition de la Commission".
Jean-Claude Juncker a ainsi rappelé qu’il attacherait une grande importance aux progrès du Conseil au sujet du projet de base d’assiette commune (dite ACCIS, ndlr) qui pourrait, en cas d’accord, permettre de voir disparaître à l’avenir "bon nombre de possibilités d’ingénierie fiscale qui ont le champ libre en raison de divergences entre législations nationales et qualifications des revenus imposables".
Jean-Claude Juncker a surtout annoncé qu’il avait chargé Pierre Moscovici de travailler à une proposition de directive qui introduira au niveau de la fiscalité des entreprises l’échange automatique des tax rulings. "Tous les Etats membres qui pratiqueront une décision fiscale anticipée devront renseigner les autres Etats membres dans le cadre d’un échange automatique d’informations", a expliqué Jean-Claude Juncker qui voit là "la seule possibilité d’apporter à ce domaine techniquement difficile la dose de transparence dont nous avons besoin en Europe". Le président de la Commission a aussi annoncé qu’il proposerait dès le lendemain au G20 d’élargir ce système d’échange d’information à l’ensemble de la communauté financière internationale, car l’UE doit être force de proposition a-t-il souligné. Répondant aux journalistes, il a précisé qu’il visait non pas une coopération renforcée, mais bien l’unanimité requise en matière fiscale.
Un journaliste a demandé à Jean-Claude Juncker s’il était "l’architecte du système de taxation du Luxembourg" et s’il regrettait "un certain nombre de deals qui ont été conclus dans ce contexte".
"Je ne suis pas l'architecte de ce que vous appelez le système de taxation du Luxembourg, si un tel modèle existe, mais je suis politiquement responsable", a répondu celui qui fut Premier ministre du Grand-Duché de 1995 à 2013. "Je suis politiquement responsable pour ce qui s’est passé dans chaque coin du pays. Vu que le Luxembourg est un petit pays, c’est visible", a ajouté Jean-Claude Juncker. Il a admis ne pas avoir lu les 28 000 pages des documents de Luxleaks, mais dit qu’il aurait des regrets si ces accords devaient avoir conduit à une "situation de non-taxation" des entreprises. La réponse au problème, "qui n’est pas luxembourgeois", doit être européenne, a-t-il dit, en réitérant son appel à une harmonisation renforcée de la fiscalité en Europe et une lutte accrue contre l’évasion fiscale.
Pour ajouter un "élément au débat" et non pas une "excuse", il a précisé que les administrations fiscales "agissent de manière autonome" et ne sont pas obligées de faire des rapports, même si les ministres des Finances peuvent leur donner des instructions.
Un journaliste voulait savoir s’il était prêt à témoigner si l’enquête de la Commission européenne contre le Luxembourg sur des accords fiscaux avec Fiat Finance et Amazon conduirait à lui. Jean-Claude Juncker a promis de "faire son devoir" et de "donner des réponses".
A la question d’un journaliste qui voulait savoir s’il pensait "encore convenir comme visage crédible de l’UE" aux plus de 500 millions de citoyens européens, Jean-Claude Juncker a répondu brièvement, très contrarié : "Je conviens autant que vous".
Le journaliste Jean Quatremer voulait savoir quels Etats bloquent la proposition de directive de 2011 sur un système commun destiné à calculer l'assiette de l'impôt des sociétés actives dans l'Union européenne (ACCIS). Jean-Claude Juncker a affirmé ne pas savoir quels Etats bloquent quel détail et noté que son gouvernement n’avait pas bloqué et avait toujours été en faveur de l’adoption de cette directive.
Le président de la Commission a précisé qu’il s’agissait d’un "exercice techniquement très, très difficile" dans la mesure où les différences de définition des revenus conduisent à des situations où il y a double non-imposition. La directive "mères-filiales" met en évidence selon Jean-Claude Juncker ces différences de qualifications juridiques, notamment sur des revenus ou produits financiers, appelées "question des hybrides". Depuis l’adoption de la première partie de la directive "mères-filiales" en juin 2014, "ces situations qui permettent à des produits hybrides de n’être imposés ni dans un pays ni dans l’autre ont disparu", et de ce fait aussi de nombreux cas d’anticipations fiscale ont disparu également.
Sur ce dernier point, il faut noter que la Chambre des députés a voté le 12 mai 2011 un avis politique sur la proposition de directive ACCIS de mars 2011. Les députés saluaient les objectifs visés par la Commission dans cette ébauche de directive, et notamment le fait que l’ACCIS tende à réduire pour les entreprises les coûts de mise en conformité liés à l’obligation de respecter les dispositions fiscales en vigueur dans les différents Etats membres. Mais ils émettaient quelques réserves : ils s’inquiètaient des "effets négatifs non négligeables sur les recettes fiscales" que pourraient avoir la consolidation obligatoire des résultats et la composition de la formule de répartition prévues par le texte soumis par la Commission.
Le même jour, Jean-Claude Juncker confiait sa position aux journalistes du Wort Jakub Adamowicz, (qui fait entretemps partie du staff des porte-parole de Jean-Claude Juncker pour les domaines Budget, Ressources humaines, Transports et Politique régionale, ndlr) et Wolf von Leipzig. "Le Luxembourg ne peut soutenir cette proposition sous cette forme", avait à l’époque déclaré le Premier ministre luxembourgeois.