Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, a accordé aux quotidiens Libération et Frankfurter allgemeine Zeitung (FAZ) un entretien publié dans leur édition respective du 10 décembre 2014.
Le même jour, un ensemble de journaux publiait de nouveaux éléments découlant de l’enquête de l’ICIJ sur la pratique de décisions anticipées en matière fiscale (tax ruling), le fameux "Luxleaks".
En toute logique, c’est le premier sujet que les journalistes Jean Quatremer, Hendrik Kafsack, Werner Mussler et Michael Stabenow ont choisi d’aborder dans leur entretien avec l’ancien Premier ministre luxembourgeois.
"Je veux croire que ma crédibilité n’est pas entamée", a-t-il confié à ce sujet aux journalistes de la FAZ, même s’il admet, non sans "tristesse", qu’elle a "souffert de ces publications dans l’opinion publique". "Subjectivement parlant, je n’ai rien de plus à me reprocher que ce que d’autres auraient à se reprocher", a-t-il expliqué à Jean Quatremer en reconnaissant que "objectivement parlant, [il était] affaibli, car le LuxLeaks laisse croire qu[il aurait] participé à des manœuvres ne répondant pas aux règles élémentaires de l’éthique et de la morale". "Il y a beaucoup de doutes dans l’esprit de nombreux Européens, ce dont je suis profondément triste", ajoute le président de la Commission européenne. "Je ne voudrais pas qu’on me traite d’une façon isolée, détachée des agissements des autres", réagit Jean-Claude Juncker en soulignant que "tout le monde fut fautif, car nous n’avons pas réagi à la disparité des normes fiscales nationales qui permettent aux sociétés multinationales de trouver une chambre noire".
Jean-Claude Juncker rappelle aux journalistes de la FAZ l’indépendance de la commissaire à la concurrence en ce qui concerne les rulings, et il souligne que, si l’enquête en cours devait conclure que le Luxembourg a enfreint le droit de l’UE, alors la Commission "appliquerait le droit". Jean-Claude Juncker ne verrait en tous les cas aucune raison de démissionner pour des "aides d’Etat jugées illicites".
"Il est clair, désormais, que malgré le caractère euro-œcuménique de ces décisions fiscales anticipées, elles posent un problème dont les gouvernements européens ont eu tort de ne pas s’occuper avec plus d’intensité", a expliqué Jean-Claude Juncker au journaliste de Libération en rappelant, comme il l’avait fait en novembre dernier, ses efforts de longue date pour lutter contre la concurrence fiscale déloyale.
"La lutte contre l’évasion et la fraude fiscale font partie de mes dix priorités depuis la campagne électorale : ce n’est donc pas à la suite du LuxLeaks que j’ai soudain découvert la nécessité d’agir", souligne le président de la Commission. "On a alors cru à ma sincérité, maintenant on me croit moins, mais je vais prouver que ceux qui me croient ont raison", conclut-il sur ce sujet.
Le président de la Commission européenne, qui plaide pour un "remembrement" en matière fiscale rappelle qu’il entend proposer un échange automatique d’informations sur les décisions fiscales anticipées, ce qui requiert l’unanimité au Conseil. "On verra qui s’y opposera", confie-t-il à Jean Quatremer en soulignant que "l’atmosphère a changé" et que "comme les gouvernements affirment désormais qu’il faut lutter contre l’évasion et la fraude fiscale, [il] ose croire que personne ne sera opposé à ce que l’on adopte des instruments qui nous permettront de faire ce qu’on dit".
"Je n’exclus pas que nous modifierons les règles à la majorité qualifiée", confie-t-il aux journalistes de la FAZ sans rentrer toutefois dans les détails techniques et juridiques mais en laissant entendre que cela pourrait relever de la "coopération administrative". Il y a aussi des réflexions pour proposer, d’ici l’été 2015, des mesures afin que "les entreprises soient incitées à publier leurs accords fiscaux", a-t-il confié.
"Aujourd’hui, lorsqu’on parle de 'réformes structurelles', une expression fourre-tout, tout le monde entend punition, réduction des acquis sociaux, insécurité", raconte Jean-Claude Juncker à Jean Quatremer en déplorant que l’action publique soit "désormais perçue comme une volonté de réduire les droits que des générations ont conquis de haute lutte". Et c’est là que réside selon lui la nécessité de "rééquilibrer notre politique économique" en lançant le plan d’investissement qu’il a présenté récemment.
De ce point de vue, le plan peut aussi contribuer à réduire le fossé qui existe entre citoyens et UE, un fossé que "les populistes n’ont pas inventé" mais qu’ils "utilisent", ainsi que Jean-Claude Juncker l’a expliqué à la rédaction de la FAZ. Non pas que le plan d’investissement soit la panacée, mais il traite de questions qui concernent directement les citoyens, explique le président de la Commission qui est conscient qu’il en va aussi de la transparence, comme en témoigne l’exemple de la polémique qui entoure l’accord de partenariat UE-USA (TTIP) qui est en négociation.
Jean-Claude Juncker considère que "l’accueil a été généralement bon dans les Etats" au sujet de son plan d’investissement. A ceux qui jugent l’effet de levier escompté surestimé, le président de la Commission rétorque, comme le rapporte Jean Quatremer, que l’effet de levier de 15 qui est prévu "correspond à une moyenne historique". "La Banque européenne d’investissement (BEI) a vu son capital augmenter de 10 milliards en 2012, et cela a permis de financer des investissements de l’ordre de 200 milliards. C’est un effet de levier compris entre 18 et 20", a-t-il expliqué au journaliste de Libération.
Interpellé sur les risques de déflation par Jean Quatremer, qui lui demandait s’il ne vaudrait pas mieux "faire une pause dans les politiques de consolidation budgétaire", Jean-Claude Juncker rappelle avoir fait le choix "d’une nouvelle lecture plus politique" et non limitée à "une approche chiffrée des questions budgétaires", comme il l’avait déjà souligné dans une série d’entretiens publiés le jour du lancement du semestre européen 2015. Son objectif est de "mettre l’accent sur les réformes structurelles qui auront pour résultat d’améliorer la compétitivité de l’économie européenne" et il annonce que la Commission envisage de faire dès janvier "une communication sur la flexibilité dans le Pacte de stabilité".
Lorsque Jean Quatremer lui demande enfin s’il entend rempiler à l’issue du mandat qu’il vient de commencer, Jean-Claude Juncker lance : "cinq ans, ça suffit !".