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Dans un entretien au Wort, Alain Steichen, juriste-fiscaliste et avocat du Luxembourg dans l’affaire qui a opposé le pays à la Commission sur les rulings, développe ses vues sur les règles fiscales actuelles qu’il juge inadaptées au monde moderne
27-02-2015


www.wort.luAvocat du Luxembourg, parmi d’autres, dans l’affaire lors de laquelle le gouvernement contestait la légitimité de la demande formulée par la Commission européenne de communiquer la liste des tax rulings (décisions fiscales anticipatives) réalisés par son administration fiscale, Alain Steichen juge que les règles fiscales actuelles ne sont pas adaptées au monde moderne.

Le spécialiste luxembourgeois du droit fiscal européen l’a confié dans un long entretien publié dans l’édition du 27 février 2015 du quotidien Luxemburger Wort, dans lequel il revient sur les questions d'actualité qui animent actuellement le Grand-Duché en la matière, notamment les révélations dites "Luxleaks", qui ont suscité le débat dans l’UE sur la fiscalité des entreprises et sur l’attractivité particulière du modèle luxembourgeois. Un modèle "totalement conforme aux droits luxembourgeois et européen", juge l’avocat qui va jusqu’à remettre en question le principe même d’une fiscalité des entreprises.

La législation luxembourgeoise "globalement moins discriminatoire" que celle d’autres Etats membres

En matière de droit fiscal communautaire, tel qu’il a été petit à petit interprété et développé par la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne, le fiscaliste note tout d’abord que le Luxembourg "est beaucoup moins cité en tant qu'État défendeur que d'autres pays", la législation du pays étant donc "globalement moins discriminatoire" que celle d’autres Etats membres. Il justifie cette réalité notamment par une réaction rapide du pays dès que la Commission transmet des observations au contraire d’autres Etats qui préfèrent aller en justice, "ce qu'on veut justement éviter", dit-il. "Nous voulons passer pour un bon élève en Europe".

Le caractère ouvert de l'économie vers l'étranger est un autre point fort du Luxembourg, relève Alain Steichen, selon lequel "il y a réellement beaucoup moins d'infractions au droit communautaire dans le droit luxembourgeois parce que le Luxembourg est un pays ouvert". "On a besoin des investisseurs et des travailleurs étrangers", indique l’avocat, qui appuie encore : "Nous voulons être un pays par où les multinationales ou les investisseurs passent".

Un régime "particulièrement attractif pour l'étranger" à la source d’un "point de tension"

Dans ce contexte, "nous avons voulu créer un régime particulièrement attractif pour l'étranger", explique le spécialiste du droit fiscal, qui reconnaît que c’est à ce niveau que s’est cristallisé "un point de tension" qui a notamment été mis en lumière par les révélations dites "Luxleaks". S’il répète "estimer" que la pratique est "totalement conforme aux droits luxembourgeois et européen", il reconnaît qu’elle "peut ne pas être moral[e], même si c'est une terminologie qui me déplaît particulièrement". "Je ne pense pas que cela a été la meilleure idée que de dire "c'est légal, mais pas éthique" et qu'on allait faire des ajustements", dit-il.

Selon Alain Steichen, le débat consiste à dire, de manière théorique, que les citoyens paient trop d'impôts et les entreprises pas suffisamment, ce qu’il conteste. "Je pense que quand on dit ça on ne vise pas Cactus, mais les entreprises étrangères comme Amazon ou des Soparfis. Si vous raisonnez par rapport à ce club assez limité - quoique volumineux au Luxembourg au final - vous vous demandez pourquoi ces sociétés devraient payer un impôt", explique-t-il.

L’impôt sur les sociétés "n’est pas justifié"

Selon le raisonnement du fiscaliste, l'impôt est un transfert de la dépense d'intérêt privé vers celle d'intérêt public, via l'État, soit "un sacrifice financier". Or, "cette renonciation à la consommation privée est un concept qui ne s'applique qu'à l’individu". La société, en revanche, est une personne morale "qui n'a d'autre sacrifice à faire que celui d'être l'entité par laquelle des revenus transitent pour aller au final vers le consommateur, vers les salariés, vers les actionnaires" mais elle "n'est jamais un sujet fiscal", appuie-t-il. Et de conclure que "l'impôt sur les sociétés n'est pas justifié parce que [les entreprises] ne ressentent pas le sentiment de sacrifice. Si on ne taxait pas, les bénéfices resteraient dans le groupe et celui-ci pourrait réinvestir. Et quelque part il faudra bien imposer les revenus générés et perçus".

Alain Steichen estime ainsi que l'impôt sur les sociétés est un "impôt d'attente" puisqu’un actionnaire doit être imposé dans son État de résidence. Et de citer l’exemple des holdings, pour lesquelles on ne prévoit pas d'imposition de dividendes quand ils sont perçus, comme le prévoit la directive dite "mère-filiales". "Le dividende qui est perçu dans la maison mère n'est pas imposable au Luxembourg parce qu'on s'attend à ce qu'il soit taxé dans le pays de résidence de l'actionnaire quand il sera versé. Je trouve le débat sur l'éthique déplacé car cela voudrait dire qu'on considère qu'on doit taxer ces sociétés quand même", explique l’avocat.

Alain Steichen cite dans ce contexte l’exemple d’Amazon, opérateur originaire des USA établi à Luxembourg pour ses activités européennes "et qui a ensuite des clients, des consommateurs de l'ensemble de l'Union européenne". Si le "problème" de la TVA sur le commerce électronique, qui était dans le passé liée au pays de résidence, donc au Luxembourg, et qui le sera désormais complètement au pays de consommation, a été "résolu", l’avocat fiscaliste s’interroge sur le bien-fondé pour l’entreprise de payer un impôt sur le revenu dans les pays où elle a des clients.

"Le lobbying politique où les journalistes disent qu'il est anormal qu'une société qui vend à des clients français ne paie pas d'impôt en France sur des bénéfices qu'elle réalise sur cette transaction", convient Alain Steichen, qui estime qu’il "ne faut donc pas attaquer le Luxembourg, mais dire que les règles fiscales, telles qu'elles existent depuis plusieurs dizaines d'années ne sont pas adaptées à l'économie moderne". Les règles fiscales internationales pourraient d’ailleurs évoluer en un tel sens où l'impôt à payer par une société serait pensé non pas en fonction de l'établissement stable, mais par rapport aux ventes faites à des clients établis dans ce pays. "Changeons ces règles-là et au Luxembourg on transposera", dit-il.

L’abandon du recours contre la demande de la Commission relative aux rulings luxembourgeois induit des risques réputationnels et juridiques

Dans le contexte de la demande formulée par la Commission de communiquer la liste des rulings luxembourgeois – affaire dans laquelle il était l’un des défenseurs du gouvernement –, l’avocat fiscaliste estime par ailleurs que la décision du gouvernement de retirer son recours comporte plusieurs risques, le premier en termes de réputation. "On avait indiqué aux entreprises qui ont bénéficié des rulings leur confidentialité et leur légalité, et qu'on les défendrait en justice", rappelle Alain Steichen qui suppose que ce "changement de fusil d’épaule" va susciter des interrogations de la part des entreprises quant au caractère "business-friendly" du Luxembourg. Et de pointer, outre le risque réputationnel, un risque juridique: "Avions-nous le droit de donner ces informations-là? La question reste ouverte".

Mais l’avocat de replacer cette décision dans sa "dynamique temporelle", alors qu’en juin 2013, au lancement de l’enquête de la Commission sur les rulings pratiqués par plusieurs Etats membres, "on n'avait pas Luxleaks et 50 000 pages de rulings qui se trouvent dans le domaine public", dit-il. L’avocat relève aussi un côté potentiellement positif, à savoir que le renoncement à une action judiciaire contre la Commission rendrait peut-être celle-ci "un petit peu plus disposée avec le Luxembourg dans d'autres domaines".

Pour mémoire, le Luxembourg faisait l’objet de deux procédures d’infraction ouvertes par la Commission dans ce contexte. L’institution reprochait au Grand-Duché son refus de lui fournir des informations détaillées, ce que contestait le Luxembourg qui avait saisi les juridictions de l’UE d’un recours en annulation des injonctions de la Commission. Toutes ces procédures ont été abandonnées suite à l’annonce le 17 décembre 2014 par la Commission de l’extension, à l'ensemble des Etats membres, de la collecte de renseignements sur les pratiques en matière de rulings. Une décision immédiatement saluée par le Luxembourg qui annonçait le lendemain qu’il se désistait de ses recours et fournirait la liste de ses rulings tel que demandé.

Dans ce contexte, Alain Steichen estime par ailleurs que le fait d'avoir opté pour une mutualisation de l'exercice est "pas mal joué". Selon l’avocat, "si vous voulez que les rulings n'aillent nulle part en termes de recherches, faites en sorte que les 23 pays soient concernés", dit-il, notant que cela "risque de devenir beaucoup plus complexe pour la Commission d'analyser non seulement ce qu'on fait au Luxembourg, mais de mettre ça en parallèle avec ce qui est fait dans d'autres pays". Alain Steichen souligne enfin ne pas penser que la compétence fiscale disparaisse suite à "Luxleaks", mais il dit craindre que l'élément fiscal, qui fonctionne très bien au Luxembourg, ne soit plus cité alors que cela reste le cas d’autres pays de l’UE.

Implications importantes sur le modèle luxembourgeois des nouvelles dispositions du droit communautaire

Pour ce qui est des évolutions induites dans le modèle luxembourgeois par les nouvelles dispositions du droit communautaire telle l’introduction d’une clause anti-abus restrictive dans la directive "mère-filiales", l’avocat estime qu’elles seront importantes. Ainsi, il faudra notamment "donner beaucoup plus de moyens au pays où se trouve la filiale pour prouver que la société luxembourgeoise est éligible aux conditions de la directive", cela "contrairement à ce qui était le cas dans le passé". Or, Alain Steichen dit s’attendre "clairement" à ce que la CJUE ait à statuer dessus "car elle n'est pas dans l'optique du texte communautaire". "L'abus de droit selon la jurisprudence communautaire exige que ce soit vraiment des montages artificiels sans implémentation quelconque dans le pays et que vraiment on puisse parler de boîtes aux lettres", relève l’avocat qui fait état d’un "point de tension entre le législateur communautaire et la Cour". "Je suis très heureux qu'elle soit là pour éventuellement recadrer le texte communautaire et dire : "vous ne pouvez pas maintenant invoquer des abus à tout bout de champ"".

Quant au régime d’imposition des revenus de la propriété intellectuelle (dit des "patent boxes") qui fait également l’objet d’un examen par la Commission, l’avocat indique que des changements sont attendus pour l'ensemble du régime communautaire. "Je pense qu'à terme il ne suffira pas d'avoir une société qui détienne un brevet pour que l'exonération de 80 % des revenus soit accordée", dit-il, notant qu’il faudra créer "sans doute un lien entre l'exonération dans le pays et des activités de recherche dans la même juridiction", ce que "la législation luxembourgeoise n'exige pas". Dès lors, "il faudra amender la législation", conclut-il.