Le 20 mai 2015, le Parlement européen a adopté, à une large majorité, une nouvelle directive qui prévoit des règles plus strictes sur le blanchiment d'argent pour lutter contre l'évasion fiscale et le financement du terrorisme.
Les propriétaires réels de sociétés devront être inscrits dans les registres centraux des pays de l'UE, ouverts à la fois aux autorités et aux personnes ayant un "intérêt légitime", comme les journalistes d'investigation, selon les nouvelles règles qui avaient été convenues en trilogue avec le Conseil. De nouvelles règles facilitant le traçage de transferts de fonds ont aussi été approuvées.
Pour mémoire, les registres publics avaient été demandés par le Parlement européen, qui avait adopté en mars 2014 sa position sur la proposition d’une quatrième directive anti-blanchiment. Censée succéder à la troisième directive 2005/60, elle avait été présentée par la Commission européenne en février 2013, avec un règlement sur les informations accompagnant les virements de fonds qui vise à améliorer la traçabilité en exigeant l'inclusion d'informations sur le bénéficiaire. Il s’agissait d’adapter le cadre juridique existant à l’évolution des pratiques et de tenir compte ce faisant des recommandations faites en février 2012 par le groupe d’action financière internationale (GAFI). Le Conseil avait adopté sa position en juin 2014, et le 17 décembre 2014, un accord avait pu être dégagé en trilogue. Cet accord avait été confirmé par le Conseil Ecofin du 27 janvier 2015.
La quatrième directive contre le blanchiment de capitaux contraindra, pour la première fois, les États membres de l'UE à tenir des registres centraux reprenant les informations liées aux propriétaires "effectifs" finaux de sociétés et autres entités légales, ainsi que de fiducies (trusts).
Ces registres centraux n'avaient pas été envisagés dans la proposition de la Commission mais furent inclus dans les négociations par les eurodéputés.
Selon le texte, les banques, les auditeurs, les juristes, les agents immobiliers ou encore les casinos devraient se montrer plus vigilants concernant les transactions suspectes réalisées par leurs clients. Les prestataires de jeux d'argent devront ainsi exercer une attention particulière à partir de transactions supérieures à 2 000 euros.
Le texte permet aux États d'autoriser des exemptions pour les entreprises, si elles prouvent que la publication du nom de leur propriétaire pourrait les mettre en péril.
Les registres centraux seront accessibles aux autorités et à leurs unités de renseignement financier (sans aucune restriction), aux "entités obligées" (telles que les banques exerçant leurs fonctions de vigilance à l'égard de la clientèle), et aussi au public (bien que l'accès du public puisse être soumis à l'enregistrement en ligne de la personne qui le demande et à une redevance destinée à couvrir les frais administratifs).
Pour accéder à un registre, une personne ou une organisation (par exemple, les journalistes d'investigation ou des ONG) devront en tout cas démontrer un "intérêt légitime" en cas de suspicion de blanchiment d'argent, de financement du terrorisme et d'infractions "principales" qui pourraient aider à les financer, comme la corruption, les délits fiscaux et la fraude.
Ces personnes pourraient accéder à des informations telles que le nom, le mois et l'année de naissance, la nationalité et le pays de résidence du propriétaire réel et les détails de la propriété. Toute dérogation à l'accès fourni par les États membres ne sera possible que "au cas par cas, dans des circonstances exceptionnelles". A noter que les informations du registre central sur les fiducies (trusts) ne seront accessibles que pour les autorités et les entités pertinentes.
Pour mémoire, l'approche suivie par le Conseil était d'exiger un accès sans restriction pour les autorités compétentes, les cellules de renseignement financier et, si l'État membre l'autorise, l'entité soumise à obligations, c'est-à-dire la banque par exemple, mais pas pour le public. Les députés ont fait pencher la balance en faveur de l’accessibilité au public et ont inséré plusieurs dispositions dans le texte modifié de la directive pour protéger les données personnelles.
Le texte clarifie les règles à propos des personnes "politiquement exposées", à savoir des personnes présentant un risque de corruption plus élevé que d'habitude en raison des positions politiques qu'elles détiennent, tels que les chefs d'État, les membres de gouvernement, les juges de la Cour suprême, et les membres du parlement, ainsi que les membres de leur famille.
En cas de relations d'affaires à haut risque avec de telles personnes, des mesures supplémentaires doivent être mises en place, par exemple, pour établir les sources de richesse et des fonds impliqués, dit la directive.
Les députés ont également approuvé un règlement sur les "transfert de fonds", qui vise à améliorer la traçabilité des payeurs et des bénéficiaires ainsi que de leurs actifs.
Les États membres auront deux ans pour transposer la directive anti-blanchiment d'argent dans leurs lois nationales. La réglementation sur les transferts de fonds sera directement applicable dans tous les États membres 20 jours après sa publication au Journal officiel de l'UE.
"Les autorités ont besoin de nouveaux moyens pour lutter efficacement contre les criminels qui légalisent des revenus illicites en utilisant l'anonymat des sociétés et comptes offshore", a déclaré l’eurodéputé Krišjānis Kariņš (PPE), co-négociateur du Parlement européen. "Des registres centraux reprenant les informations liées aux propriétaires "effectifs" finaux constituent un outil puissant pour lutter contre le blanchiment d'argent et l'évasion fiscale flagrante", a-t-il poursuivi. Le groupe du PPE rappelle dans son communiqué que le blanchement illégal d’argent représente 5 % du PIB mondial.
Dans une interview publiée le 21 mai 2015 par le Tageblatt, l’eurodéputé Frank Engel, rapporteur fictif du PPE, indique que la nouvelle directive ne devrait pas perturber le Luxembourg. Les nouveaux registres traduisent selon lui la volonté d’assurer plus de transparence, mais à ses yeux, cela ne concerne pas seulement le Luxembourg, mais aussi d'autres Etats de l'UE tels que la Grande-Bretagne, qui avait résisté à l'inclusion des fiducies dans l’accord. En outre, pour le député chrétien-social, le traitement spécial accordé aux personnes politiquement exposées, comme les membres du gouvernement ou les députés, est "exagéré" et "peu pratique". A ses yeux, ce sont plutôt les directeurs fonctionnarisés des entreprises communales ou les hauts fonctionnaires ministériels qui sont exposés au risque de corruption, car ceux-ci détiennent selon lui des postes influents.
"La criminalité financière ne connaît pas de frontières et nos législations doivent s'adapter", a pour sa part déclaré l’eurodéputé libéral Nils Torvalds, rapporteur fictif de l'ALDE. "Des règles claires et harmonisées sont nécessaires pour être en mesure de lutter contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme", a-t-il souligné. L’eurodéputé Petr Jezek, rapporteur fictif de l'ADLE pour ce dossier au sein de la commission LIBE du Parlement, estime que cette nouvelle directive "souligne l'importance du poids du Parlement européen dans le processus législatif", car l'idée d'un registre public de la propriété ultime "vient du Parlement européen, et nous l'avons fermement défendue tout au long des trilogues".
A ses yeux, ces nouvelles règles reflètent "la demande légitime du public pour davantage de transparence". "Il y a encore beaucoup de choses à améliorer en ce qui concerne l'accessibilité du registre public, mais la directive laisse la porte ouverte aux Etats membres prêts à aller de l'avant et à interpréter largement la notion d'intérêt légitime", indique l’eurodéputé tchèque, avant d’appeler les Etats membres à "prendre leurs responsabilités" et mettre en œuvre "rapidement et intégralement" les nouvelles règles européennes de lutte contre le blanchiment d'argent et le transfert de fonds.
L’eurodéputée française Eva Joly (Verts/ALE) a pour sa part salué "l’avancée qui s’est faite malgré de nombreuses résistances". "Certains États-membres ont tout fait pour préserver des industries peu avouables", a-t-elle toutefois regretté, indiquant que seules les personnes ou entités qui ont un "intérêt légitime à" auront accès aux informations récoltées. "Charge à chaque État membre de définir ce périmètre, au risque de voir certains d’entre eux le réduire au minimum", a souligné l’eurodéputée verte. Eva Joly regrette en outre que "sous la pression du Royaume-Uni", le projet prévoie un régime spécifique pour les trusts, qui ne seront pas soumis à l’obligation de publicité. A ses yeux, le résultat est aussi "la preuve qu’une impulsion politique forte ne peut pas totalement être enterrée par quelques intérêts nationaux", a encore dit l’eurodéputée française. "La Commission européenne, souvent frileuse, et qui n’a toujours pas annoncé d’agenda sérieux en matière de lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscales, gagnerait à s’en inspirer", a-t-elle conclu.
Pour le Président du groupe Verts-ALE, Philippe Lamberts, le vote de la directive constitue "un immense pas en avant" puisque "dans certains États membres, tels que la Grande-Bretagne, les trusts n’ont jusqu’à présent jamais été répertoriés par les autorités, et encore moins leurs propriétaires, alors qu’une grande partie de ceux-ci utilisent ces entités juridiques à des fins d’évasion ou de fraude fiscales". "L’accès public aux registres centraux de trusts aurait de toute évidence grandement facilité le travail des journalistes d’investigation", a-t-il encore dit. "Les scandales Swissleaks et LuxLeaks ont démontré combien leurs enquêtes sont essentielles pour obliger les responsables politiques à agir", a-t-il conclu.
Dans un communiqué de presse datant du 20 mai 2015, l'ONG Transparency International a salué la nouvelle législation comme "une première étape importante pour démasquer les corrompus en Europe". L’ONG regrette néanmoins que "les journalistes d'investigation et les membres de la société civile ne seront pas autorisés à accéder aux données sur la propriété des entreprises que s'ils peuvent prouver un intérêt légitime". Elle appelle les pays européens à "rendre cette information accessible librement à l'ensemble des citoyens".
A noter qu’un collectif de journalistes, députés, sociologues et philosophes a lancé, en marge du vote du Parlement européen, une initiative citoyenne européenne (ICE) pour mettre définitivement fin aux sociétés écrans, en imposant le principe de transparence des actionnaires et des dirigeants au niveau européen. L'appel est notamment signé par Fabrice Arfi, journaliste d'investigation à Mediapart, le journaliste et écrivain Denis Robert, le juge antiterroriste Marc Trévidi, ou encore par le philosophe Edgar Morin, le sociologue Paul Jorion et l'économiste Thomas Piketty.