Les lobbies industriels et certains services de la Commission européenne elle-même seraient responsables du retard pris par la Commission européenne pour agir contre les perturbateurs endocriniens en dépit de ses obligations légales, indique un rapport publié le 19 mai 2015 par l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) et la journaliste indépendante française Stéphane Horel, qui a également réalisé un documentaire sur le sujet. Intitulée "une affaire toxique", le rapport reproche aux groupes de lobbying représentant les producteurs de pesticides et les grandes industries chimiques d’avoir bloqué toute tentative de légiférer pour interdire ces substances toxiques, indique un communiqué diffusé par CEO. L’ONG et la journaliste se sont appuyés sur 200 documents en provenance de divers services de la Commission qu'ils se sont procurés en recourant au droit d'accès aux documents, dont des e-mails.
Les perturbateurs endocriniens sont des substances chimiques d'origine naturelle ou artificielle étrangères à l'organisme qui peuvent interférer avec le fonctionnement du système endocrinien et induire ainsi des effets délétères pour l'organisme. Plusieurs rapports mettent en évidence leur impact sur la santé, dont un rapport de l’ONU et de l’OMS qui conclut que certaines substances peuvent perturber le système endocrinien et causer des cancers.
La Commission s’était engagée à présenter pour décembre 2013 des critères de définition des perturbateurs endocriniens, mais le dossier n’a toujours pas abouti, poussant certains Etats membres à prendre leurs propres initiatives, dont la France. La Suède avait pour sa part introduit en juillet 2014 un recours contre la Commission devant la CJUE pour ne pas avoir respecté le délai de décembre 2013.
Quant au Parlement européen, il avait adopté en mars 2013 une résolution appelant la Commission à agir pour réduire l’exposition aux perturbateurs endocriniens.
La Commission a pour sa part finalement publié en juin 2014 une feuille de route qui propose quatre options en vue d’une définition des perturbateurs endocriniens (EDC en anglais pour Endocrine disrupting chemicals). La Commission a également lancé une consultation publique sur ces quatre options de définition ainsi qu’une évaluation d’impact ("impact assessment"). Le lancement d’une évaluation d’impact est vivement dénoncé par les ONG qui y voient une concession aux lobbies chimiques, susceptibles de vouloir retarder le processus.
Initialement, c'est la DG Environnement qui était chef de file pour l'établissement des critères devant permettre de définir les perturbateurs endocriniens. En janvier 2012 est publié le rapport du professeur Kortenkamp qui est, selon CEO, vivement attaqué par les lobbies industriels, notamment parce qu’il s’exprime contre une définition incluant le degré d’activité ou puissance ("potency") qui serait "largement arbitraire" et ne pourrait pas se justifier scientifiquement. Il s’agit de la quatrième option proposée par la Commission dans sa feuille de route, l’option favorisée par les entreprises de l’industrie chimique, selon un collectif d’ONG pour qui cela représente la "pire option" car "les effets ne sont pas examinés de façon adéquate sur les faibles doses", mais seulement à des niveaux élevés. En conséquence, seules quelques substances chimiques seraient concernées par une interdiction, ce qui satisferait l’industrie. CEO critique le fait que le critère de puissance revient sur la table dans la feuille de route de la Commission alors qu’il a été "exclu de fait" dans un rapport publié en mars 2013 par la DG ENVI.
Déjà en 2011, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont publié un document de position commune dans lequel ils mettent en garde contre "l’impact important sur le commerce" que pourrait avoir une définition trop rigide des perturbateurs endocriniens, s’exprimant en faveur d’une définition qui exclut seulement les substances les plus "puissantes" ("potent"), indique le rapport du CEO.
Le 1er août 2012, l'ancienne Direction générale Santé et Consommateurs (DG SANCO) charge l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) de donner un avis scientifique sur les risques liés à la présence des EDC dans la chaîne alimentaire. La DG ENVI reçoit une copie du mandat seulement quelques jours plus tard, comme le confirme Bjorn Hansen, chef de l'Unité Produits chimiques, biocides et nanomatériaux, dans le documentaire de Stéphane Horel. Pour les auteurs du rapport de CEO, il s’agit d’une "mise sur la touche" de la DG ENVI par la DG SANCO qui essaie de "prendre une partie du contrôle sur le développement de la définition des critères" des EDC.
L’ONG PAN Europe (Pesticide Action Network) conclut dans un communiqué que la DG SANCO "semble avoir été obsédée par l’humiliation de la DG ENVI et a engagé l’EFSA pour faire les premiers travaux de démolition". Plusieurs DG auraient encouragé le Secrétariat général à lancer une évaluation d’impact, ce qui aurait provoqué la "chute de la politique sur les EDC" et aurait constitué le "deuxième coup de couteau dans le dos" de la DG ENVI, écrit l’ONG. Pour PAN Europe, le fait que la DG SANCO "a oublié sa mission de servir la santé des citoyens" est "une honte".
CEO fait encore état d’une lettre d’un groupe de 56 experts scientifiques, "dont au moins 33 ont des liens avec l’industrie" et qui "tente de saper" le travail de la DG SANCO sur les EDC. Cette lettre remet en question les bases scientifiques des "approches proposées" par la Commission.
Pour Catherine Day, la directrice du Secrétariat Général, le retard du dossier est dû à une mauvaise communication entre la DG ENVI et la DG SANCO. "Ils ont travaillé dans des directions différentes, c’est pourquoi le Secrétariat Général a dû intervenir pour les obliger à travailler ensemble afin de procéder à une évaluation d’impact conjointe avec l’objectif de livrer une analyse sur laquelle la Commission pourrait se baser", a-t-elle déclaré au journal The Guardian. Elle a en effet écrit une lettre aux directeurs de deux DG, datée du 2 juillet 2013, dans laquelle elle souligne la nécessité d’une évaluation d’impact. Elle ajoute que le sujet est "sensible" en raison des "vues divergentes" parmi les acteurs concernés.
Au printemps 2013, plusieurs services de la Commission (DG SANCO, DG Entreprises, DG Commerce et le Secrétariat général) sont la cible du lobbying de l’industrie chimique, note CEO, citant entres autres une lettre du grand producteur de produits chimiques allemand Bayer, qui demande à la Commission de se "prononcer en faveur de la mise en œuvre d’une étude d’impact" et met en même temps en garde contre les "impacts massifs" qu’aurait "la mise en œuvre du concept actuel de la DG Environnement" sur les entreprises européennes du secteur chimique. Bayer ajoute que ce concept "nuirait de manière particulièrement significative à la compétitivité" des entreprises.
La Chambre de Commerce des Etats-Unis auprès de l’UE a également appelé à lancer une évaluation d’impact, mettent en garde dans un courrier contre les "effets dramatiques sur toutes les industries productives en Europe" que pourrait avoir une législation trop rigide sur les EDC, notamment si la Commission devait opter contre une détermination de seuils ("no threshold") en dessous desquels ces substances seraient considérées comme inoffensives.
En février 2013, un membre du groupe de travail de l’EFSA s’alarme dans un e-mail du fait que l’EFSA arrive à une conclusion contraire à celle du rapport publié par l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) et le Programme des Nations unies pour l’Environnement (PNUE). Il se dit "gêné" par le fait que l’EFSA "minimise" et "évite" les sujets pointés par le rapport de l’OMS/PNUE dans son avis scientifique, qui est alors encore en cours de rédaction. Le membre propose de revoir ou de modifier l’avis de manière significative et regrette que l’EFSA ne se soit pas servi du rapport. "C’est pourquoi on est dans le pétrin !", écrit-il.
Bernard Bottex, membre de l'unité Comité scientifique de l’EFSA, écrit dans sa réponse qu’il faudrait en effet changer une phrase dans le rapport qui stipule que les perturbateurs endocriniens devraient être considérés comme la majorité des substances chimiques, car une telle conclusion "nous isole par rapport au reste du monde" et serait difficile à défendre, vu l’absence de données et méthodes.
L’avis scientifique est néanmoins publié le 20 mars 2013 – sans changements, indique CEO. L’avis stipule sur la page 47 que les EDC peuvent être "traités comme la majorité des substances qui suscitent des inquiétudes pour la santé humaine et l’environnement". Au moins, l’EFSA "n’a pas proposé ou prôné le critère de puissance désiré par l’industrie", se félicite CEO.