Dans son édition datée du 22 janvier 2015, l’hebdomadaire luxembourgeois D‘Lëtzeburger Land publie une longue interview de Jean Asselborn. Le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères et européennes y livre ses réflexions sur la crise des réfugiés, et, plus généralement, l’état de l’Union européenne à la journaliste Inès Kurschat.
Interrogé dans un premier temps sur la crise des réfugiés, Jean Asselborn réaffirme la position qu’il a défendue tout au long de la présidence luxembourgeoise du Conseil de l’UE, à savoir qu’ "il n’y a pas de solution autre qu’européenne à cette crise". Le ministre souligne que 2000 personnes entrent encore chaque jour en moyenne dans l’UE via la Grèce du fait que les bombardements se sont renforcés en Syrie depuis octobre. "Les raisons de leur fuite se trouvent en Syrie, en Irak et en Libye", rappelle-t-il. Jean Asselborn fait part de ses espoirs quant aux négociations qui sont prévues la semaine prochaine au sujet de l’avenir de la Syrie, tandis qu’il plaide pour que les villes d’Irak qui viennent d’être libérées soient stabilisées au plus vite, à l’image de ce qui a pu être fait à Tikrit. Il trouve aussi positif le fait que les mesures financières prises à l’encontre de l’organisation Etat islamique commencent lentement à porter leurs fruits. De même, il évoque l’accord trouvé en Libye au terme de longues négociations. "S’il était mis en œuvre, nous aurions enfin un interlocuteur", indique le ministre qui souligne que "si la Libye s’effondre, l’Europe va vivre une ruée de réfugiés encre plus forte que celle qu’elle connaît actuellement". "Il faut garder à l’esprit que les gens fuient la mort et l’expulsion", rappelle Jean Asselborn qui explique que beaucoup ne souhaitent pas quitter leur pays.
Le chef de la diplomatie luxembourgeoise est donc d’avis qu’il faut aider les pays comme la Turquie, la Jordanie et le Liban afin qu’ils puissent donner aux réfugiés des perspectives à court et moyen terme. C’est à cela que vont servir les trois milliards que l’Europe destine à la Turquie, indique-t-il tandis que la journaliste précise que cet argent n’a pas encore été rassemblé et que ce ne sont pas les seuls devoirs que l’Europe n’a pas fait. Elle pointe notamment les hotspots, ces dispositifs de premier accueil et d’enregistrement qui ne fonctionnent pas encore. "Je ne crois pas non plus que la relocalisation va fonctionner en quatre semaines", lui répond Jean Asselborn qui assure toutefois que "la volonté politique est là, mais que la situation est extrêmement compliquée". Les réfugiés qui arrivent à Lesbos et sont transportés vers Le Pirée veulent tous aller au plus vite vers le Nord, explique le ministre, et il déplore le fait que les passeurs ont "une influence bien plus directe sur eux que les autorités". Il faudrait une structure en mesure de leur expliquer le concept de la relocalisation et qui les informe sur leurs droits, argue Jean Asselborn, mais cela prend du temps.
"Il est plus important de protéger enfin efficacement les frontières extérieures de l’UE", ajoute Jean Asselborn qui explique que ce sera à l’ordre du jour la semaine prochaine. Le ministre participera en effet à la réunion informelle des ministres de la Justice et des Affaires intérieures organisée à Amsterdam. Il sera question de souveraineté et d’instruments européens, comme un corps européen de garde-frontières et une surveillance côtière, précise-t-il en mentionnant la proposition mise sur la table par la Commission européenne le 15 décembre prochain. "Il n’est pas possible que nous ne sachions pas qui entre dans l’espace Schengen", affirme Jean Asselborn pour qui l’Etat de droit et la démocratie impliquent de le savoir. Toute personne qui cherche protection peut faire une demande d’asile en vertu de la Convention de Genève, rappelle Jean Asselborn pour qui "le débat sur un plafond [de réfugiés, tel que souhaite en introduire le gouvernement autrichien, n.d.l.r.] est de ce fait un non-sens" puisque, "du point de vue du droit international, nous avons l’obligation d’offrir l’asile à des personnes qui fuient la guerre et la persécution". "Nous n’avons toutefois pas l’obligation d’accueillir les gens qui ont des problèmes économiques et qui partent du Maghreb vers la Turquie et veulent entrer dans l’UE via la Grèce", nuance Jean Asselborn.
Lorsque la journaliste lui fait remarquer que "fermer les frontières semble être actuellement à l’ordre du jour", Jean Asselborn souligne que "les Luxembourgeois savent ce que signifie fermer les frontières et voir les gens de la Grande-Région arriver avec des heures de retard au travail", à savoir que "le marché intérieur s’effondrerait ainsi que l’Europe des citoyens". En ce qui concerne Schengen, Jean Asselborn précise qu’il doit être possible pour les pays d’introduire temporairement des contrôles aux frontières en cas de pression à court terme, et c’est d’ailleurs ce qu’ont fait l’Allemagne, le Danemark, la Norvège et l’Autriche en en demandant l’autorisation à la Commission. "Mais si les pays font de l’exception la règle, alors c’en est fini de Schengen" et "si c’en est fini de Schengen, alors nous aurons détruit une partie de l’essence de l’Union européenne", met en garde Jean Asselborn.
Inès Kurschat aborde alors la question des relations avec la Turquie, dont elle souligne qu’elle "lutte contre ses propres citoyens, les Kurdes, et qu’on lui reproche de soutenir l’organisation Etat islamique". Jean Asselborn est "convaincu à 100 %" que les négociations d’adhésion sont "la bonne voie" : les rompre serait de son point de vue "une erreur capitale" dans la mesure où "la Turquie n’est pas qu’un président ou un gouvernement, mais aussi 70 millions de citoyennes et de citoyens". Pour Jean Asselborn, qui s’est engagé pour poursuivre les négociations d’adhésion malgré les critiques formulées dans le dernier rapport sur l’état d’avancement de la Commission, "notre influence est plus grande en poursuivant les négociations". "Ainsi, nous pouvons influer sur la situation des droits de l’homme", souligne le ministre qui rappelle aussi que "la société civile turque affiche une forte volonté de ne pas rompre le lien avec l’Europe" et que le contact avec l’UE est perçu comme "une lueur d’espoir". Jean Asselborn ne perd pas non plus de vue le rôle stratégique de la Turquie, qui fait partie, avec l’Iran, l’Irak et l’Arabie Saoudite, des pays sans lesquels il ne saurait y avoir de stabilisation du Moyen Orient.
Interpellé sur l’image de l’UE, qui a l’air plus déchirée que jamais, Jean Asselborn rappelle qu’il ne saurait y avoir de "solidarité à la carte", "ce que tous n’ont peut-être pas encore compris". "L’idée de solidarité s’applique aux fonds structurels, aux fonds de cohésion, à la politique étrangère et bien évidemment à la politique d’asile et d’immigration", rappelle le chef de la diplomatie luxembourgeoise.
"L’Union est une communauté de valeurs dans laquelle la démocratie, les droits de l’homme, l’Etat de droit et la liberté d’opinion comptent parmi les principes fondamentaux", souligne dans la foulée Jean Asselborn qui estime, en évoquant les récents développements en Pologne, que l’on est arrivé "à un moment dangereux". Le ministre, qui a déjà pris position sur le sujet, constate que "nous n’avons pas réussi à transmettre à tous les Etats membres l’acquis communautaire". Dans ce "lent processus", il faut "faire preuve de patience", plaide le ministre, et "signifier clairement qu’une souveraineté totalement nationale est contraire aux valeurs de la communauté et que l’on ne peut pas rejeter tout simplement les critiques de ses partenaires de l’UE en leur reprochant de se s’immiscer dans les affaires intérieures". Pour autant, Jean Asselborn estime que l’on n’en est pas encore au point de décider de priver la Pologne de son droit de vote au Conseil, possibilité qu’évoque la journaliste, ce qui, comme le confirme le ministre, est une décision qui ne peut être prise qu’à l’unanimité. "Nous sommes actuellement dans une phase de critique claire", précise le chef de la diplomatie luxembourgeoise, en expliquant qu’il revient à la Commission, en tant que gardienne des traités, d’évaluer les derniers développements dans le cadre de la procédure lancée le 13 janvier dernier au titre de l’Etat de droit.
Lorsqu’Inès Kurschat lui demande s’il peut identifier, avec le recul, le moment où a commencé "l’érosion européenne", Jean Asselborn répond qu’une erreur décisive a peut-être été faite en ne "faisant pas avancer, comme prévu, l’intégration en misant plus sur la majorité qualifiée", mais en laissant arriver ""l’inverse", à savoir en prenant de plus en plus de décisions "à un niveau intergouvernemental".
Interpellé par la journaliste sur une renaissance du nationalisme, Jean Asselborn est revenu sur le Conseil Affaires étrangères qui s’est tenu le 18 janvier 2016 à Bruxelles. Les ministres, rapporte-t-il, se sont battus toute la journée autour de l’expression "The EU and its member states are united“ (L’UE et les Etats membres sont unis), avec laquelle deux pays étaient en désaccord. En fin de compte, nous nous sommes entendus sur la formule "The EU and its member states are committed" (L’UE et ses Etats membres sont attachés"), poursuit-il en racontant que les deux représentants en question se sont alors serrés la main en riant. "Tout est dit : ils semblent vraiment penser que leur pays va mieux quand l’Europe est faible", conclut Jean Asselborn.
Lorsque la journaliste évoque les éventuelles conséquences pour l’Europe d’une poursuite de la montée du FN en France, Jean Asselborn assure que "Marine Le Pen veut détruire l’Europe". Mais il trouve "encore plus dramatique le fait que même les partis traditionnels ont l’impression que l’on ne gagne les élections qu’en misant sur la carte nationale et en étant contre ceux de Bruxelles".
Interrogé enfin sur les conséquences des attentats de Paris de novembre 2015, Jean Asselborn exhorte à ne pas faire d’amalgame entre terrorisme et migration. Il plaide pour sa part pour "un contrôle plus effectif des frontières extérieures et une coopération plus étroite entre les services de renseignement". Mais celle-ci n’est "possible que si les Etats membres renoncent un peu plus à leur souveraineté", ce qui est selon lui "le fond de la coopération européenne".