L’idée d’aborder ce sujet du rôle de législateur de la CJUE dans les bâtiments mêmes de l’institution est apparue aux yeux de Franklin Dehousse, juge au Tribunal, comme une plaisante provocation intellectuelle. Car le sujet, qui pourrait être abordé sous un angle philosophique, nourrit une somme illimitée de commentaires dans la littérature juridique, et les désaccords qu’il soulève sont importants tant la question est pleine de paradoxes. Pour autant, le juge a choisi de proposer une approche plus concrète pour examiner cette réalité complexe. Et, comme il n’a pas manqué de le souligner, lors de leurs travaux, Parlement européen, Commission et Conseil sont rarement d’accord, si ce n’est sur le fait que le juge ne devrait pas être législateur…
Franklin Dehousse identifie dans sa pratique trois types de rapport entre "le juge" (il entend par là les trois juridictions de la Cour) et le "législateur" (c’est-à-dire, grosso modo, le processus législatif).
Le rôle du juge en tant que contrôleur du processus législatif, le juge le connaît bien et il estime que l’action de la CJUE est importante à cet égard.
Citant de nombreux exemples d’arrêts et d’avis rendus dans le champ de la politique commerciale commune, Franklin Dehousse a rappelé comment l’affaire 45/86 avait validé en 1987, au nom d’une vision recherchant l’effet utile, le principe de préférence généralisée qui a ensuite eu une importance vitale pour les relations extérieures des communautés.
Dans un autre champ de compétences, le juge est revenu sur l’explosion législative qui a suivi les attentats de 2001. Exemple d’une de ces mesures prises au nom de la sécurité intérieure, un règlement datant de 2002 concernant le gel de fonds, qui avait été négocié dans l’urgence sous présidence belge. Le texte faisait référence exclusivement aux premier et deuxième piliers, et les négociateurs se sont dits : "Le juge, dans sa sagesse, tranchera". Finalement, la CJUE a validé cette approche par compétences.
Dans d’autres cas, le juge donne des paramètres sur le processus législatif. Ce fut le cas par exemple dans l’affaire 376-98 qui opposait l’Allemagne au Parlement européen et au Conseil au sujet de la directive de 1998 fixant les règles de publicité sur le tabac. Cette dernière avait pour base juridique les articles régissant le marché unique. La Cour avait jugé que la base juridique devait correspondre à l’objectif général de la mesure, ce qui a conduit à l’annulation de la directive.
La Cour apparaît ainsi souvent comme une source de légitimation. Elle contrôle en effet aussi le respect des règles de procédure, comme ce fut le cas par exemple dans l’arrêt Eurotunnel, mais aussi le respect par la législation des droits fondamentaux. Ce fut le cas dans l’affaire toute récente qui a conduit à invalider un règlement sur la publication des bénéficiaires de la PAC, le principe de proportionnalité ayant fait défaut, avec des conséquences sur le respect du droit à la vie privée. Il s’agit de veiller à la capacité d’introduire un recours individuel contre un acte à portée générale, ce qui permet un meilleur contrôle des actes législatifs au sens large.
Au-delà de ce contrôle substantiel du processus législatif, la Cour joue aussi un rôle d’inspirateur.
Au fil du temps, la création d’un régulateur européen apparaît de façon récurrente comme une préoccupation lancinante dans les négociations du paquet Télécom, mais aussi dans d’autres domaines comme l’énergie, la sécurité aérienne, ou plus récemment, la finance. Comme l’a expliqué Franklin Dehousse, l’arrêt Meroni, qui date pourtant de 1958 et qui concerne un cas très restreint, est toujours cité en référence, illustrant ainsi ce rôle d’inspirateur de la Cour.
Dans le cas de la directive dite "Services" de 2006, qui a nourri d’intenses débats, l’incapacité à trouver un compromis a porté le texte vers le Parlement européen qui a du coup tenu un grand rôle en composant "une symphonie à la gloire de la CJUE". Dans les considérants, on trouve quelques 16 références à la jurisprudence de la Cour et l’article 4(8) y fait lui aussi référence, donnant ainsi au juge, qui est interprète de la loi, pour mission d’interpréter sa propre jurisprudence… Autrement dit, dans bien des cas, la jurisprudence de la CJUE fait fonction d’extincteur, selon le terme du juge. Ce phénomène est assez inédit, mais, comme le relève Franklin Dehousse, la Cour poursuit sa tâche, les juges ne connaissant pas de limite à leur inspiration…
La Cour a par ailleurs rendu une série d’avis concernant les accords externes, dont certains ont, d’après Franklin Dehousse, une forte connotation législative, à l’exemple de l’avis de 1994 sur l’adhésion à la CEDH qui indiquait qu’une révision des traités serait nécessaire.
Selon Franklin Dehousse, les avis de la CJUE révèlent une grande cohérence dans la vision des choses et certains arrêts anciens continuent ainsi d’avoir de l’importance. En soixante années de jurisprudence, on peut noter qu’une série de préoccupations demeurent. Pourtant, il s’agit là d’un système juridique nouveau, hétérogène et surtout, en pleine mutation, observe le juge. Cette cohérence du message et des préoccupations de la Cour étonnent donc par leur stabilité, et ce d’autant plus que l’institution elle-même a un noyau dur relativement instable, ainsi que le relève le juge. Les juges ne sont que de passage à la Cour, si l’on compare par exemple aux juges nationaux, et la même instabilité s’affiche chez leurs collaborateurs, un référendaire restant en moyenne trois à cinq ans.
Enfin, lorsque la Cour dispose d’un pouvoir d’avis et d’initiative, elle apparaît comme un acteur du processus législatif. Le traité de Lisbonne apporte un grand changement pour la Cour en sortant du traité, dans son article 281, les matières relevant de la compétence de la Cour. Et la Cour a elle-même proposé tout récemment des modifications sur son statut, un projet soumis aux législateurs que sont le Parlement européen et le Conseil.
Le débat entre juridictions sur les réformes à apporter est régulier, mais on y voit une grande variabilité entre les positions des différentes juridictions quand il s’agit de réformer, observe Franklin Dehousse. Le juge a par ailleurs observé, à l’occasion des discussions sur la réforme du statut de la Cour, que le juge écrivait toujours différemment du législateur. Son point de vue est en effet différent de celui du législateur, ce qui n’est pas sans incidence quand il doit se positionner en tant qu’acteur du processus législatif. A l’exemple de Gil Carlos Rodriguez Iglesias, confronté aux questions du Parlement européen sur l’intérêt du justiciable, du contribuable, des Etats membres ou encore de l’UE, en témoigne, quand il était question de répartition des juridictions, de processus de désignation dans un système devenu plus complexe, et des conséquences d’une telle réforme sur l’indépendance des juges.
Selon Franklin Dehousse, il est temps de s’occuper de l’effet des variations de système proposées et de s’attacher au lien entre les différentes fonctions du juge. Car si la Cour a obtenu de bons résultats, c’est que le système était bien conçu à l’origine…
Invité à développer plus avant cette distinction entre position du juge et du législateur au cours des discussions, Franklin Dehousse a rappelé que le juge est, par hypothèse, confronté à un dossier concret, et a de ce fait un angle d’analyse différent de celui du législateur. Dans le cas du règlement sur la transparence des bénéficiaires de la PAC par exemple, le règlement, rédigé d’un point de vue « général », avait été interprété par beaucoup comme un grand progrès. Et subitement, la Cour, qui a dû faire face aux cas concrets d’agriculteurs concernés, a relevé un problème relevant de la protection des personnes, invalidant ce règlement. Ainsi que l’a résumé le juge Dehousse, le législateur écrit au futur une formule générale, tandis que le juge prononce au présent une formule concrète.
Et cette attitude apparaît y compris dans les actes du « juge législateur », ainsi que l’a relevé Franklin Dehousse. Dans le domaine des soins de santé par exemple, domaine dans lequel, du fait qu’il y a peu de législation, la Cour a prononcé de nombreux arrêts et a ainsi joué d’une certaine façon un rôle de législateur, la Cour a toujours eu à résoudre des questions concrètes et elle a pris soin de prendre ses précautions afin de ne pas être assimilée au législateur. Maintenant que la Commission essaie de s’atteler au domaine, elle éprouve du coup certaines difficultés car elle ne peut pas s’appuyer sur des dispositions générales qui seraient issues de la jurisprudence.
Le professeur Herwig Hofmann, qui enseigne le droit public européen à l’Université de Luxembourg, a soulevé pour sa part les défis auxquels doit faire face la CJUE suite à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne.
L’un d’entre eux et non des moindres, va consister à gérer toutes les agences exécutives qui se sont multipliées au fil des propositions législatives et qui témoignent du processus de "pluralisation de l’exécutif" observé depuis plusieurs années.
Le professeur de droit relève un paradoxe entre un traité qui a tenté de mettre en place un système plus précis de répartition des compétences entre Etats membres et UE, système qu’il rapproche du fédéralisme exécutif, et le fait que ce traité aboutit en même temps à une concentration des pouvoirs exécutifs dans les mains de la Commission.
Conséquence née de ce paradoxe, la nécessité d’une meilleure coordination de l’exécutif, qui s’ajoute à la nécessité grandissante d’expertise technique dans bien des domaines relevant des compétences communautaires, qui a conduit les législateurs à créer nombre d’agences dotées d’un pouvoir exécutif.
Le traité de Lisbonne ne dit quasiment rien sur ces agences qui ont souvent un statut juridique distinct de l’UE. Certes la réalité du pouvoir décisionnel des agences est reconnue dans la mise en œuvre des politiques de l’UE, mais le règlement sur la comitologie de 2011 (182/2011) ne les mentionne pas par exemple.
Ces agences peuvent avoir des mandats de différentes natures. Mais d’un point de vue organisationnel, les agences permettent que les acteurs européens, nationaux et subnationaux continuent d’être organisés chacun selon leur propre système légal. D’un point de vue fonctionnel, tous ces acteurs sont impliqués dans la mise en œuvre des politiques européennes qui se fait par une coopération procédurale.
Dans ce contexte, la question de la délégation de pouvoirs apparaît comme cruciale. Comment l’agence est-elle dotée d’un mandat pour exercer ses pouvoirs, qui le lui donne, pourquoi, et dans quelles limites ? Herwig Hofmann distingue trois formes-types de délégation.
Un mandat peut être donné par "subdélégation". La Commission, qui doit exercer le pouvoir exécutif selon le principe de la comitologie, a en effet le droit de "subdéléguer" cet exercice, sans pour autant pouvoir délivrer de pouvoirs discrétionnaires. Les agences exécutives sont dans ce cas-là créées par une décision de la Commission, elles disposent de leur propre personnalité juridique et elles exercent leurs pouvoirs sous un contrôle hiérarchique direct.
Une limitation à la subdélégation découle de l’affaire Meroni, dans laquelle la Cour examinait la possibilité de la haute autorité de la CECA de conférer à un organisme privé des pouvoirs exécutifs. La subdélégation de pouvoirs est possible à condition qu’elle ne se fasse pas "ultra vires" et que leur exercice soit soumis à un contrôle strict selon des critères objectifs prédéfinis. Dans un souci de respect de l’équilibre institutionnel institué par le traité, la délégation de pouvoirs impliquant une large marge de manœuvre n’était pas autorisée. Mais l’arrêt en question se limite à la subdélégation qui n’est pas la seule forme de délégation de pouvoir.
Des agences sont en effet créées dans le cadre du processus d’harmonisation législative de certaines fonctions administratives. Dans ces cas là, les agences sont créées sur la base de provisions du traité, comme par exemple l’Agence européenne de Défense ou Europol, ou bien sur la base d’un acte législatif basé sur un article du traité, dans le cadre de l’adoption de "mesures". Les articles 182 et 187 servent par exemple de base pour la recherche, l’article 192 pour l’environnement, ou encore les articles 74 et 77 pour l’Agence Frontex.
Dans le cas de l’Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l'information (ENISA), la Cour de Justice a ainsi accepté dans son arrêt du 2 mai 2006 que l’article 114 du Traité puisse servir de base à la création d’une agence dans la mesure où elle contribue au « processus d’harmonisation et elle a donc autorisé que des pouvoirs lui soit conférés pour « faciliter une mise en œuvre et une application uniforme du droit ». En décembre 2005, la Cour a aussi confirmé dans un arrêt la validité du règlement 2065/2003 sur les arômes de fumée, un règlement qui visait à harmoniser la législation sur ces produits qui était jusqu’alors très différente d’un Etat membre à l’autre. L’Agence européenne de Sécurité alimentaire (AESA, plus connue sous son acronyme anglais EFSA) se voit ainsi conféré un pouvoir législatif non seulement sur des sujets qui doivent être harmonisés, mais aussi sur la méthode d’harmonisation, ce qui inclut des mesures procédurales et structurelles.
Plus récemment, dans l’affaire Schräder, qui concerne l’Office communautaire des variétés végétales (OCVV), lequel a été créé sur la base de l’article 352 du traité, le Tribunal de première instance en 2008, puis la Cour en 2010, ont confirmé qu’une agence pouvait être dotées de pouvoirs discrétionnaires simples et administratifs pour prendre des décisions contraignantes externes. Dans ce cas la Cour montre qu’elle n’exercice qu’un contrôle judiciaire limité de l’exercice de ces pouvoirs, et elle ne fixe pas non plus d’où proviennent de tels pouvoirs.
Herwig Hofmann note ensuite que certaines agences pourraient se voir déléguer directement par les Etats membres des pouvoirs d’exécution qui leur sont dévolus. C’est sur la base de l’article 291(2) du traité que les agences peuvent avoir pour mission de mutualiser les compétences des Etats membres afin de coordonner leurs activités décentralisées de mise en œuvre du droit. Une telle délégation horizontale pourrait être justifiée par une approche "a majore ad minus", envisageable dans la mesure où, si les Etats membres peuvent assumer complètement leur pouvoir, alors ils peuvent aussi décider de les limiter pour en exercer certains de façon conjointe.
Mais une telle délégation n’est pas sans poser problème : elle relève plus d’un concept politique que juridique, et les agences se trouveraient dépendantes du bon vouloir des Etats membres. En termes légaux, la mise en place d’une telle délégation n’est pas concevable puisque les Etats membres feraient usage d’institutions et d’organismes de l’UE pour accomplir leurs devoirs, et parce que l’article 352 peut difficilement servir de base pour "mutualiser" les pouvoirs des Etats-membres.
Herwig Hofmann souligne par ailleurs les limites de la création d’organismes relevant du droit public international en cas de délégation horizontale. L’avis juridique de la Cour de justice rendu en mars 2011 sur les brevets européens établit des limites aux pouvoirs que les Etats membres peuvent déléguer à des agences dans le contexte de politiques européennes.
Après avoir présenté ces trois "avenues potentielles" de la délégation de pouvoirs aux agences, Herwig Hofmann a expliqué que, dans les faits, on observe des formes mixtes de délégation, les agences se voyant conférer une combinaison de pouvoirs issus de la sub-délégation et des délégations harmonisée et horizontale. Ce qui n’est pas sans être à l’origine de certaines ambiguïtés sur la répartition des pouvoirs, comme par exemple la capacité de prendre des décisions ou bien d’établir des relations internationales – Frontex a ainsi signé des accords avec des pays-tiers - dans des domaines qui relèvent du droit communautaire. Dans ce contexte, mutualiser ces pouvoirs au sein de personnes juridiques indépendantes, les agences, apparaît comme une solution de compromis.
Si les agences telles qu’elles existent ont l’avantage d’offrir une certaine flexibilité qui semble de bon aloi dans une UE complexe, administrée à plusieurs niveaux et avançant souvent à plusieurs vitesses, la structure actuelle a cependant tendance à brouiller les responsabilités, ce qui pose problème pour que ces structures créées dans l’interstice entre Etats membres et UE rendent publiquement des comptes.
La Cour s’est d’ailleurs montrée très sensible à cette question de la responsabilité juridique des agences, comme en témoigne l’avis de mars 2011 sur les brevets européens qui ne laisse pas aux Etats membres la possibilité de déléguer des pouvoirs exécutifs à des organismes dans des domaines où cela aurait pour conséquence l’impossibilité d’un contrôle juridique indépendant au sein du système juridique européen.
Bien que l’article 263 du traité prévoie un contrôle de légalité des actes des agences et organismes décentralisés de l’UE, à l’exception des agences qui relèvent de la PESC, et d’Europol et d’Eurojust qui relèvent jusqu’en 2014 de l’article 9, le contrôle juridique pose dans les faits un problème majeur. Les agences y échappent en effet parce que leurs activités relèvent souvent de mesures préparatoires, de la collecte et de la diffusion d’informations nécessaires pour la prise de décision. Un rôle qui est loin d’être sans effet sur les droits des personnes, mais qui met en grande partie les agences à l’abri du contrôle juridique.
Comme cela a été souligné dans les discussions, si le contrôle juridique se fait certes sur la décision finale, les avis et les motivations de cette décision, qui se nourrissent des travaux des agences concernées, sont cependant scrutés avec attention.
Pour faire face à ces difficultés en matière de transparence et de bonne gouvernance, Herwig Hofmann suggère la mise en place d’un modèle harmonisé de règles procédurales pour la prise de décision par les agences ainsi que l’établissement d’une loi européenne relative à la procédure administrative (EU administrative procedure act) qui présiderait aux activités exécutives des organismes et institutions de l’UE. L’avantage ? Le paysage existant gagnerait en transparence et le contrôle juridique des activités des agences y gagnerait en qualité, mettant fin à la concurrence entre les concepts d’indépendance et de responsabilité.
Dans les discussions qui ont suivi, tous les intervenants se sont entendus pour faire la distinction entre la délégation de pouvoirs de décision individuels, qui ne pose pas de problème particulier, et la délégation de pouvoirs de décision généraux qui en soulève en revanche beaucoup.
Pour autant, comme l’a observé Franklin Dehousse, le problème de la délégation liée à la pluralisation des exécutifs n’est pas propre à l’UE du traité de Lisbonne mais est un problème fondamental en matière de droit constitutionnel des Etats, que ce soit la France ou les Etats-Unis par exemple.
Mais d’après Jean-Paul Jacqué, le fait que l’exécution, traitée longtemps comme une question subalterne dans l’UE, soit désormais considérée comme relevant d’une question constitutionnelle est assez récent. Si le traité de Lisbonne ne résout pas tout, il apporte cependant une solution générale qui relève du modèle allemand d’exécution, et non du modèle américain.