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ACTA et la politique de l’Internet en Europe : un exposé-débat avec l’expert des Verts européens, Ralf Bendrath
05-03-2012


Déi Gréng avaient invité le 5 mars 2012 Ralf Bendrath, politologue, ancien hacker et conseiller parlementaire du député européen Jan Philipp Albrecht, pour une soirée de discussion sur les grands sujets concernant l'Internet qui font l'actualité politique. Il fut question d’ACTA et du droit d’auteur à l’ère digitale, de la neutralité d’Internet et de la protection des données sous l’angle des droits fondamentaux.

La politique de l’Internet : des cercles de spécialistes aux Unes des médias

Ralf Bendrath, expert en politique de l'Internet des Verts européens, Luxembourg, le 5 mars 2012Les textes législatifs liés à Internet et soumis aux délibérations du Parlement européen se font de plus en plus nombreux, et le pensum est immense. Voilà le premier constat de Ralf Bendrath. Un nouveau domaine politique est donc en train d’émerger : la politique de l’Internet. Cette politique de l’Internet a pour objet des questions aussi diverses que celle d’être relié par son téléphone au réseau sans se retrouver avec des factures colossales, ou celle de veiller à ce que les contenus que l’utilisateur envoie dans le réseau arrivent inviolés et complets à leur destinataire quelque part sur le globe, ou bien d’éviter, ou le cas échéant de réguler, l’emprise des Etats sur les données. Nombre de ces compétences sont dans les mains de firmes intermédiaires privées, mais il s’agit néanmoins de questions hautement politiques. Or, selon le spécialiste allemand, les régulations ne devraient pas s’appliquer d’abord aux utilisateurs finaux de l’Internet, mais à ces intermédiaires qui distribuent les adresses IP, gèrent les domaines et portent les données des expéditeurs aux destinataires.

Bref, continue, Ralf Bendrath, l’Internet a fait émerger de nouvelles politiques et aussi des nouvelles manières pour faire de la politique. Nombre de mobilisations politiques s’effectuent en dehors des réseaux de communication des organisations traditionnelles et passent par Internet.

Pourtant, souligne Ralf Bendrath, la politique de l’Internet ne mobilise que depuis peu un nombre plus grand de personnes. Or, rappelle-t-il, l’ONU avait déjà organisé en 2003 et en 2005 – ce dernier à Tunis du temps de la dictature de Ben Ali - deux sommets sur la société de l’information, mais ils n’intéressaient qu’une communauté, certes mondiale, mais limitée à des spécialistes. "Maintenant par contre, les questions et mobilisations liées à Internet font la une des médias", dit, un peu satisfait, l’expert. Cela est dû selon lui au fait que les Etats sont de plus en plus tentés d’intervenir sur le réseau et qu’ils opèrent, comme dans la France de la loi HADOPI, avec de nouvelles méthodes, comme l’exclusion du web des individus jugés fautifs.

ACTA au Parlement européen

Les protestations contre ACTA ont commencé avec la signature en janvier 2012 de l’accord par la présidence danoise au nom de l’UE, relève Ralf Bendrath. Très vite, les manifestations en Pologne ont conduit à un revirement du Premier ministre, Donald Tusk, qui est revenu sur sa signature. Pourtant, les négociations avaient commencé en 2007, et depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009, le Parlement européen, doté de nouveaux droits de codécision, recevait des rapports intermédiaires qui faisaient le point sur les négociations qui se sont achevées dès 2010. Et le texte avait bel et bien déjà été publié. La position de la Commission est que rien ne devrait vraiment être changé dans l’Union européenne, mais que l’accord devrait être ratifié afin qu’un meilleur suivi des violations des droits de propriété intellectuelle puisse être garanti sur les marchés mondiaux. Le chapitre qui pose problème dans l’accord est celui consacré aux droits de propriété intellectuelle, que le spécialiste ne veut pas voir confondus avec la lutte contre la contrefaçon et la piraterie des produits. Ce chapitre a été selon lui rédigé ainsi sous la pression des Etats-Unis. Pour Bendrath, cela est la résultante d’une guerre des tranchées qui oppose depuis plus d’une décennie les défenseurs d’un respect intégral des droits de propriété intellectuelle et les ONG et pays en voie de développement, qui ne peuvent pas payer ces droits pour des médicaments qui leur permettent de lutter contre le SIDA et d’autres maladies qui affectent ces pays. Entretemps, ACTA, qui était au début un sujet de controverse entre spécialistes, fait la une et occupe le Parlement européen. Pour Ralf Bendrath, l’enjeu est un droit moderne de la propriété intellectuelle "qu’ACTA veut empêcher de surgir".

Alors que le Luxembourg, qui a signé l’accord, veut désormais attendre l’arrêt de la CJUE demandé par la Commission, ce qui selon le ministre de l’Economie, Etienne Schneider, devrait prendre deux ans, deux ans pendant lesquels le dossier serait "gelé", les réflexions vont dans plusieurs directions au Parlement européen, et notamment chez les Verts européens, rapporte Ralf Bendrath. Il fait le point : certains Etats membres sont en train de revenir sur leur position ; la Commission attendra que la CJUE se prononce sur les questions préjudicielles qu’elle va poser. Et au Parlement européen, l’on se demande si d’autres questions préjudicielles que celles de la Commission ne devraient pas être posées à la CJUE.

Finalement, on se pose selon Ralf Bendrath surtout l’autre question au Parlement européen de savoir si, suite à l’action préjudicielle de la Commission, le Parlement européen devrait se sentir lié et geler lui aussi le dossier, ou s’il ne devrait pas se prononcer d’ici l’été ou septembre 2012 sur ACTA. Mais alors, une majorité devrait rejeter l’accord. Or, s’il y a déjà eu des majorités "confortables" au Parlement européen formées par les sociaux-démocrates, les Verts, la Gauche et les libéraux pour exprimer dans une résolution ses doutes sur ACTA, cela n’est plus entièrement vrai depuis que le commissaire en charge, Karel De Gucht, un libéral, s’est lancé dans la mêlée et a convaincu une partie des libéraux à se raviser, raconte l’expert. D’autre part, les libéraux démocrates britanniques ont fait défaut depuis leur coalition avec les conservateurs à Londres en 2010. Un vote a ainsi été une défaite en novembre 2010. Ralf Bendrath pense qu’une majorité au Parlement européen pour rejeter ACTA ne sera désormais possible que sous la pression de la rue, des médias et de l’Internet, les partis traditionnels étant soucieux de ne pas trop s’aliéner les voix des jeunes électeurs.

Reste à signaler en ce qui concerne ces précisions que la commission commerce extérieur du Parlement européen a décidé le 1er mars 2012 de faire préparer une saisine de la CJUE par le Parlement européen, et que le Parlement utilisera le temps gagné avant de se prononcer sur l'accord ACTA à préparer un rapport intérimaire présentant ses questions sur la manière de mettre en œuvre l'accord à la Commission européenne et aux États membres.

Ralf Bendrath pense que ce ne devraient pas être les "créatifs", mais l’industrie qui devrait inventer de nouveaux modèles commerciaux à l’ère du Net. Ces modèles devraient conduire à des nouveaux modèles de licence et renforcer la position des créatifs face aux "valorisateurs" (Verwerter en allemand), c’est-à-dire les firmes de l'industrie musicale et les éditeurs, qui diffusent leurs œuvres avec un but lucratif. D’autre part, de nouvelles voies devraient être explorées pour le traitement des droits liés aux œuvres orphelines. Une "flat rate culturelle", perçue comme un impôt inclus dans les redevances pour l’accès à l’Internet, pourrait être une alternative pour payer les créatifs. Mais, remarque l’expert, des redevances de ce genre sont déjà inclues dans les prix de nombreux appareils, photocopieuses, enregistreurs, imprimantes, etc. Le problème reste la distribution de ces redevances. Et ici, estime-t-il, les sociétés nationales et internationales de droits d’auteurs sont en retard d’une guerre et guère disposées à réviser leurs schémas de redistribution. Les modèles de micro-paiement électronique de type "flatter" ne sont pas adaptés à être diffusés à une très large échelle, sous peine de générer une immense bureaucratie. Pour Ralf Bendrath, la plupart des créatifs mettent leurs œuvres sur le Net parce que cela leur plaît. Et de dire cette chose étonnante, tout en ricanant : "La plupart des artistes n’ont de toute façon jamais vécu de leur travail d’artiste, mais d’un job quelconque".

La neutralité d’Internet

Il ne faut pas attendre la Commission européenne, prolixe en déclarations d’intention lors de la discussion sur le paquet télécom, mais pauvre en propositions législatives dont elle a le monopole, sur l’autre grand sujet de la soirée, la neutralité de l’Internet, pense Ralf Bendrath. La Commission n’y voit toujours pas de nécessité, alors que les tentatives de limiter la neutralité de l’Internet se multiplient dans l’Union européenne, parce que c’est devenu techniquement possible avec les machines dites DPI (pour deep package inspection). Ces machines de filtrage, - "mais toute censure est un filtrage", pense l’expert, et donc tout filtrage est une censure, - sont largement utilisées par les Etats et les compagnies privées pour leur sécurité, mais aussi exportées de l’UE vers des dictatures. D’autres tentatives sont celles de bloquer SKYPE sur les réseaux télécom. La neutralité du net et la question du file-sharing sont donc intimement liées. Cela montre selon l’expert des Verts que la neutralité du Net doit être ancrée dans la législation européenne et les législations nationales. Pour lui, la législation européenne montre elle-même la voie, puisque les machines de filtrage par exemple ont été placées sur des listes de produits qui ont besoin d’une licence d’exportation spéciale parce que susceptibles d’être aussi utilisées pour des raisons autres que commerciales, à l’instar d’autres produits de la technologie de la surveillance. 

La protection des données    

D’emblée, Ralf Bendrath a tenu à faire la distinction entre la protection des données, qui concerne la manière dont elles sont collectées et utilisées par rapport à la personne dont elles émanent, donc de manière proportionnelle au motif de leur collecte, et la sécurisation de ces données. La protection des données est conditionnée par le respect de la vie privée, qui est un droit fondamental dûment codifié, par exemple dans la Charte des droits fondamentaux. Mais, pense l’expert, il faut aller plus loin, et une refonte des directives européennes sur la protection des données est pour lui et son groupe parlementaire nécessaire, une refonte liée aussi à une meilleure protection des consommateurs. Il est d’accord avec l’idée de la commissaire Viviane Reding de rendre obligatoire la portabilité des données qu’une personne a laissée à une plateforme sociale vers une autre. Mais pour lui, ce n’est pas suffisant. Il faudrait s’inspirer des règles de la régulation des réseaux téléphoniques pour permettre que ces plateformes soient connectées entre elles et que les utilisateurs puissent communiquer de plateforme à plateforme. Et d’avancer une idée simple mais fondamentale : Ce serait en fait prendre le chemin de la plateforme vers un protocole, comme ce fut le cas pour le système email.