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Droits fondamentaux, lutte contre la discrimination - Politique étrangère et de défense
Un débat sur les moyens de l'Union européenne d'avoir une influence sur les droits de l'homme en Iran a opposé l’eurodéputé Charles Goerens au chercheur Thierry Coville
19-12-2012


Le Bureau d'Information du Parlement européen au Luxembourg, en collaboration avec Amnesty International Luxembourg, organisait le 19 décembre 2012, à la Maison de l'Europe à Luxembourg, une conférence-débat sur les violations des droits de l'homme en Iran et les pressions que peut exercer l'Union européenne sur ce pays.

La discussion animée par le journaliste du Luxemburger Wort, Gaston Carré, a mis aux prises l'eurodéputé luxembourgeois et membre de la sous-commission des Droits de l'Homme du PE, Charles Goerens (ALDE), la présidente d'Amnesty International Luxembourg, Sophie Farreyrol, et le chercheur à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques de Paris (IRIS), Thierry Coville. Elle s'inscrivait dans le contexte du décernement, le 26 octobre 2012, du Prix Sakharov pour la liberté de l'esprit 2012 à l'avocate Nasrin Sotoudeh et au cinéaste Jafar Panahi, deux personnalités iraniennes qui luttent contre l’intolérance, le fanatisme et l’oppression.

Sophie Farreyrol : "La seule liberté en Iran est de se conformer à ce que les autorités veulent"

La président d'Amnesty International Luxembourg, Sophie Farreyrol, a commencé par peindre un tableau sombre de la situation des droits de l'homme en Iran, pays dans lequel Amnesty International est "persona non grata". L'association de défense des droits de l'homme recueille et centralise cependant de nombreux témoignages sur la situation. Elle rapporte que "depuis les élections de 2009, la répression en Iran s'est accrue" et qu'elle a fait un nouveau bond en avant à l'occasion des élections législatives de mars 2012, qui a vu les ultra- conservateurs l'emporter.

"En 2009, les autorités iraniennes ont pris conscience du pouvoir des réseaux sociaux. Depuis, la répression s'est accrue envers les journalistes et les blogueurs", explique Sophie Farrreyrol, qui cite la mort en prison le 6 novembre 2012 du blogueur trentenaire, Sattar Beheshti. "La seule liberté en Iran est de se conformer à ce que les autorités veulent", poursuit-elle avant d'énumérer les différents moyens d'oppression employés. 

Tous les opposants au régime voient leurs lignes téléphoniques mises sur écoute : militants des droits des femmes, des droits des enfants, membres de communautés religieuses réprimées, (telles les Baha'i et derviches Gonabadi) et ethniques.

Les gardes de la constitution vérifient que le projet de révision du Code pénal soit conforme à la constitution et à la charia. Mais, il y a un grand écart entre ce que la Constitution proclame, dont la liberté de croyance et de la presse, et ce que le Code pénal applique. Il y a toujours des lapidations, flagellations, amputations. "Les enfants peuvent être condamnés à mort."

L'habillement est également un moyen d'action. Ainsi, en 2012, "des dirigeants d'université ont menacé des étudiants, suite à une campagne de 'chasteté et modestie' basée sur une loi de 2005, s'ils ne se conformaient à un code vestimentaire conforme à l'islam".

Thierry Coville : "Dans leur histoire, les Iraniens ont réglé leurs problèmes eux-mêmes"

thierry-covilleLe chercheur Thierry Coville s'est défendu à plusieurs reprises dans la soirée de défendre le régime iranien, le but de son intervention étant de souligner "le rapport de force entre la société civile et le régime".

Soucieux de rendre compte de la complexité de la situation, il a commencé par une mise en perspective historique pour rappeler que l'Iran s'était doté d'une constitution inspirée des idées des droits de l'homme dès 1906. Et que celle-ci introduisait déjà un Conseil des gardiens, devant vérifier le caractère islamique des lois. "Déjà à l'époque, il y avait cette tension permanente entre la démocratie et le caractère musulman du pays." La révolution de 1979 a toutefois renforcé le lien entre ces deux dimensions. "Toutes les questions sont devenues politiques, dont la question des femmes à travers leur tenue."

Thierry Coville souhaite toutefois rappeler "la fantastique transformation du pays" constatée depuis la révolution. A commencer par "une des transitions démographiques les plus rapides de l'histoire". D'une moyenne de sept enfants par famille avant la révolution, on est passé à deux désormais.  Le niveau d'éducation a également augmenté : 18,6 % des femmes sont désormais dotés d'un niveau d'éducation de l'enseignement supérieur contre 2 % avant la Révolution.

"Et la transformation de l'Iran concerne toute la société iranienne", souligne-t-il. Les événements de 2009, quand une partie de la société civile a contesté le maintien au pouvoir du président Mamoud Ahmadinedjad, forment "la partie émergée de l'iceberg". Le chercheur rappelle que de nombreux débats sur la démocratie et la culture musulmane ont animé les années 90. "Toute la société iranienne était alors en réflexion." "La société iranienne était consciente et allait protester un jour ou l'autre." Cette évolution toucherait toutes les familles, dans lesquelles les relations parents-enfants et la place des filles, depuis leur accès aux études longues, ont changé. Et ce même "dans les familles les plus dures du régime"...

Thierry Coville rappelle par ailleurs que 70 % de la population iranienne a un mode de vie urbain et que Téhéran compte, parmi 12 millions d'habitants, 1 million de célibataires. Abordant les moyens à utiliser pour "accompagner" cette société en pleine évolution, compte tenu de l'état d'avancement qu'il décrit, le chercheur met en garde contre toute ingérence : "Dans leur histoire, les Iraniens ont réglé leurs problèmes eux-mêmes et ça se passe d'ailleurs mal quand on essaie d'agir à la place des autres", prévient-il. Par exemple, "l'islam politique en Iran a échoué depuis quinze ans, la population n'attend pas qu'on lui parle de débats qui ne l'intéressent pas." D'ailleurs, le chercheur explique que le chiisme, la branche de l'islam qui a cours en Iran, "a des dimensions qui ont permis un retour sur soi, une réflexion sur ce qui ne marche pas". De même, la polygamie est devenue légale avec la révolution mais "reste mal vue par la société" qui le juge celui qui la pratique comme un moins que rien. "La lapidation n'est pas fréquente en Iran" et on peut observer que "même le régime n'est pas à l'aise pour en parler" tout en sachant pertinemment que " revenir sur l'application de la charia serait avouer que la Révolution serait un échec".

"Toutes ces pratiques sont refusées par la population. "Il y a une société qui aspire à la modernité et un régime au raisonnement d'un autre âge. " Thierry Coville poursuit en soulignant que "le nationalisme iranien est une réalité" et "fait tenir" le pays. En conséquence, des "politiques qui prennent l'Iran de front" heurte une "société civile qui ne veut pas de violence" comme elle l'a démontrée dans les mouvements de 2009. Certes, "en Europe, il y a des gens qui aimeraient que les gens sortent dans la rue pour s'opposer au régime mais ce serait la pire des choses". "Il faut d'ailleurs se rappeler que l'Iran a connu une guerre de huit ans", avec l'Irak entre 1980 et 1988, "qui a renforcé le nationalisme et dans laquelle l'Europe n'était pas forcément toujours du bon côté".

"Le débat n'est pas seulement politique. Il faudrait connaître la culture iranienne. Il y a une façon de dire les choses. (…) Le culte de la force, le rôle du père, ça ne disparaît pas rapidement, parce qu'on lit des livres depuis trente ans", a conclu dans un premier temps l'expert, tout en affirmant qu'on "ne peut pas non plus rester les bras croisés".

Charles Goerens : "L'Europe a une vision et des principes à faire partager car ses valeurs sont universelles"

charles-goerensCharles Goerens a d'abord réagi en disant qu'il est réconfortant de savoir qu'il y a un siècle les gens de l'Iran pouvaient s'accommoder d'un système de valeurs très proches des nôtres, dans la mesure où, a-t-il souligné, la constitution iranienne de 1906 et la constitution luxembourgeoise étaient alors toutes deux inspirées de la belge.

Il a ensuite réagi aux propos de Thierry Coville en concédant que "l'Europe est rarement du bon côté" mais qu'elle le doit à son manque d'unité en termes de politique extérieure. "Madame Ashton a pris ses fonctions sans qu'il y ait une vraie stratégie en matières d'affaires étrangères", a-t-il fait observer, soulignant que le seul papier d'orientation dont elle disposait,  était un texte de Javier Solana adopté par le Conseil des ministres en 2003. Pour autant, "l'Europe a une vision et des principes à faire partager car ses valeurs sont universelles" et sont notamment consignées dans la Charte des droits fondamentaux.

Charles Goerens constate qu'il y a dans l'UE, "des divisions sur la stratégie à mener vis-à-vis des pays qui ne partagent pas ces valeurs". Il décrit deux tendances : "La première dit qu'on va leur casser la figure. La seconde est qu'on va adopter la posture de donneurs de leçons." Tous deux ne sont pas visiblement pas du goût de celui qui, "à une stratégie spectaculaire", préfère "une stratégie plus subtile". Il prend pour exemple la politique vis-à-vis de la Chine. L'Europe a, avec elle, instauré "un dialogue structuré sur les droits de l'homme", qui a notamment permis que la Chine s'engage à garantir une seconde instance pour des gens condamnés à mort, ce qui a permis de sauver des vies.

Le prix Sakharov est également un autre moyen d'action, situé pour sa part entre les mains du Parlement européen. Le Parlement a, à travers cette récompense, "l'occasion de montrer quelles forces il soutient, de renforcer les courants responsables" et, au final, de faire "appel à la responsabilité des dirigeants". Il concède par ailleurs que "la société iranienne est assez forte pour s'activer toute seule". Le recours à des sanctions ne sont pas pour le Parlement européen "la panacée mais peuvent contribuer à faire bouger les lignes si elles sont ciblées et proportionnées", a dit encore Charles Goerens.

Les sanctions européennes sont pour l'heure prises contre le programme nucléaire iranien et ont été renforcées le 15 octobre 2012 par le Conseil européen. Charles Goerens souligne qu'il ne possède "pas d'informations qui confirmeraient que ces sanctions souderaient la population iranienne" mais qu'elles sont au contraire "plutôt bien accueillies par les opposants du régime". "On peut imaginer l'impact d'un Iran nucléaire dans une région déjà déstabilisée. Il faut se donner des moyens défendables pour faire respecter des rapports civilisés entre nations", a dit l'eurodéputé pour qui le pouvoir iranien "abuse de l'islam et de la foi des gens pour imposer ses positions".

"On a beaucoup à se faire pardonner mais la politique qui est en train de se faire, si ce n'est pas le nec plus ultra, elle y aspire", a conclu Charles Goerens.

Une obsession européenne vis-à-vis de l'Iran ?

Après ces trois prises de position, les intervenants ont continué leurs échanges au gré des questions du modérateur et de l'assistance. 

Thierry Coville a réagi sèchement aux propos de Charles Goerens en déclarant qu'on "ne peut pas dire que l'opposition iranienne, et notamment le mouvement vert, est d'accord avec les sanctions". Pour le chercheur, ces sanctions renforcent les pasdaran, organisation paramilitaire au service du guide de la révolution, qui contrôlent la contrebande mise en œuvre pour compenser les sanctions. Et pendant ce temps, "le secteur privé", qui n'est rien d'autre que la société civile, "est étouffé".

Il rappelle que "la révolution a d'abord été faite par les Iraniens eux-mêmes" et que l'opposition verte "n'a pas une position claire sur l'uranium" avant de déclarer : "Il faut se garder de monter toujours les têtes sur l'origine nucléaire et reconnaître que les Iraniens n'ont pas toujours tort." Le programme nucléaire iranien avait d'ailleurs été arrêté après la Révolution et n'a été repris qu'après la guerre Iran Irak. "L'obsession des Occidentaux sur la question nucléaire laisse de côté les questions politiques des droits de l'homme", fait-il remarquer.

Sophie Farreyrol s'est dite au nom d'Amnesty International, opposée aux sanctions "dont les premières victimes des sanctions ne sont pas les dirigeants mais la population civile". Elle considère qu'il n'y a "pas de solution miracle" et qu'il faut mettre en œuvre "un engagement long mais plus productif que les sanctions" : "Il faut continuer à dire 'Nous savons'. Il ne faut surtout pas rompre les relations diplomatiques avec les pays qui ne respectent pas les droits humains", dit-elle avant de mettre en avant le pouvoir des "citoyens du monde". "Chacun à sa manière, on peut faire bouger les choses."

Charles Goerens est alors revenu sur sa position en déclarant : "J'ai dit qu'en Europe, au Parlement européen, il y a deux sortes de réactions : celle qui consiste à faire la leçon au monde entier avec le résultat que nous connaissons. Et puis il y a les parlementaires et Etats nationaux. L'Europe est dépositaire de très peu de pouvoir. Ashton ne peut faire que du consensuel"; a-t-il déclaré tout en maintenant son attachement à des "sanctions intelligentes et ciblées". "Lorsqu'on veut que des sanctions portent à conséquence, il faut qu'elle frappe les réseaux et leur entourage. L'embargo est en ce sens une sanction idiote. Mais la sanction ne doit pas se limiter à un art déclamatoire." L'Europe, maintient-il, a "une sorte de devoir d'ingérence en raison de ses valeurs universelles".

Pour Charles Goerens, le dialogue devrait s'engager sur les garanties de sécurité qu'apporte pour un pays le respect du Traité de non prolifération nucléaire. "Il faut faire feu de tout bois, privilégier le dialogue, aller sur place et dans la mesure où la liberté de parole existe, il faut en profiter."

Thierry Coville a pour sa part maintenu que la politique menée par la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne et les Etats-Unis, "est une politique obstinée qui voit la sanction comme une fin en soi" et que "la sanction est en train de toucher l'Iranien moyen" au risque de renforcer le nationalisme et Ahmadinedjad, puisque le nucléaire est "un des seuls sujets sur lequel il peut regarder son peuple en face." L'expert relativise aussi l'influence d'Ahmadinedjad qui en 2009 n'a pas été élu, qui n'est "qu'un des pions" dans la mesure où le guide la révolution a le dernier mort et que, de surcroît, "il n'existe plus politiquement depuis plus d'un an". Ainsi, la mise en garde du chercheur est d’"arrêter avec la diabolisation, car les gens au pouvoir en Iran sont rationnels sinon ils ne seraient pas au pouvoir."