Dans une lettre ouverte datée du 30 août 2013, la Confédération européenne des syndicats (CES) dénonce la proposition faite sur son blog au début du mois d’août par le commissaire européen en charge des Affaires économiques et monétaires, Olli Rehn, plébiscitant une réduction des salaires en Espagne afin d’y renforcer la légère reprise qui y est enregistrée et d’y mener la lutte contre le chômage. "La compétition impitoyable remplace la solidarité en tant que principe européen", déplore la CES, scandalisée par ces propositions.
Dans un article intitulé "L’Espagne peut-elle réaliser ce qu’ont fait l’Irlande et la Lettonie ?", Olli Rehn constate d’abord que les perspectives économiques pour l’Europe s’améliorent et que "l’Espagne en fournit un bon exemple", pour ensuite énoncer les conditions qui permettraient un renforcement plus durable de cette légère embellie économique.
S’appuyant sur les données d’un rapport du FMI publié une semaine plus tôt Olli Rehn souligne que la balance commerciale de l’Espagne s’est améliorée, passant d’un déficit de 6 % du PIB en 2008 à un surplus de 1 % en 2012. Ceci s’est produit bien que "politique salariale n’a répondu que partiellement et de manière différée". "Ces dernières années, le manque de flexibilité et la dualité prononcée sur le marché du travail se sont traduits par une grande perte d’emplois dans l’économie", ajoute Olli Rehn. Or, l’Espagne a pour mission, selon le commissaire, de rediriger ses ressources des secteurs non-négociables, notamment la construction, vers des usages plus productifs, comme le commerce extérieur.
Olli Rehn renvoie également aux projections du FMI sur les effets d’une dévaluation interne que provoquerait un accord social entre patronat et syndicats, lequel, et c’est la CES qui le précise dans sa lettre ouverte, consisterait dans une réduction des salaires de 10 % en deux ans.
La simulation du FMI prévoit une augmentation de l’emploi, couplée à une baisse des prix, en cas de modération salariale. "Cela doperait la croissance de la consommation durant la seconde année. Le chômage reculerait de 6 à 7 points de pourcentage dans les trois ans", rapporte Olli Rehn, qui prend le soin de confier qu’il "ne sous-estime pas le défi politique d’obtenir un consensus social et politique large sur une trajectoire optimale d’ajustement".
Malgré les réticences, le commissaire européen considère que cette option mérite "une tentative sérieuse, dans l’intérêt de ces millions de jeunes Espagnols actuellement sans emploi". Ainsi, "les acteurs qui rejetteraient ce projet en bloc, porteraient sur leurs épaules une énorme responsabilité nationale en termes de coûts sociaux et humains", prévient Olli Rhen, en réclamant "un fort sens de la responsabilité politique", égal à celui qui aurait présidé aux succès de l’ Irlande et de la Lettonie en matière "de dévaluation interne et de réforme économique".
"Je suis mentalement prêt à entendre une chorale de prophètes de malheur disant leur indignation dans les médias financiers à l’idée de cette perspective. Mais si nous avions suivi leurs conseils, l’euro aurait déjà succombé il y a quelques années", conclut le commissaire européen.
Favorable à la stimulation de l’activité et à des salaires et pensions qui soutiennent la consommation, la CES dénonce effectivement la solution prônée par Olli Rehn. Elle conteste de surcroît les deux pays érigés en modèles dans l’article du commissaire européen. "L’Irlande et la Lettonie ont-ils vraiment réussi le miracle économique que vous indiquez ? Etait-ce le suivi d’un régime inflexible d’austérité et la réduction des salaires qui a fourni la réponse à leurs difficultés ?", questionne la secrétaire générale, Bernadette Ségol.
Elle étaye sa réponse, négative, à ces questions, en recourant aux données d’Eurostat. Ainsi, depuis le début de la crise, la Lettonie a perdu 20 % de son emploi et l’Irlande 15 %. La perte d’emplois à temps complet a été encore "plus dramatique" : 20 % en Irlande et un tiers en Lettonie. "Ce n’est guère le progrès auquel l’Espagne devrait aspirer", juge-t-elle, en précisant que la perte d’emplois dans ces deux pays, a été "similaire sinon pire" à celle qu’ont connue aussi bien la Grèce, le Portugal que l’Espagne.
La CES fait encore remarquer que les décideurs politiques lettons ont, "au lieu d’adhérer aveuglément au credo de l’austérité », finalement décidé de mettre un terme à une politique qui aurait "détérioré la croissance en dépression". Elle en déduit que "la leçon réelle que l’on peut tirer de l’expérience lettone est que l’action de relance de la croissance doit être menée d’abord, avant que les mesures de consolidation des finances publiques puissent avoir un effet bénéfique". Si l’on abandonnait la volonté de respecter les 3 % de déficit, une reprise forte serait envisageable à l’horizon 2016-2017, selon la CES.
Au lieu de prôner cette voie, la Commission européenne se réjouit de divers accords de réduction des salaires et d’augmentation des heures de travail, enregistrés ci et là en Allemagne et en France, déplore la Confédération. "Ce que cela signifie c'est que vous et la Commission faites la promotion d'une spirale à la baisse de l'érosion des salaires, de l'abaissement du niveau de vie des gens ordinaires, dans l'intérêt d'une idéologie aveugle." "La compétition impitoyable remplace la solidarité en tant que principe européen", déplore la CES.
La CES rappelle enfin les enseignements d’un Eurobaromètre qui a montré que la confiance du public dans l’UE a atteint des records de faiblesse, avec plus de deux tiers d’Européens pensant que leur voix n’est pas écoutée lors de la prise de décisions. "A la Commission, vos prévisions définissent 2013 comme l’année d’un grand tournant. Pour beaucoup d’Européens, cela n’est que chimère, tandis que les syndicats travaillent sur le terrain pour maintenir des standards de vie décents pour les travailleurs, en défendant, et non en réduisant, leurs salaires."
Deux jours après l’envoi de la lettre de la CES à Olli Rehn, le président du syndicat indépendant OGBL, Jean-Claude Reding, à l’occasion du Labour Day commémorant les soldats et syndicalistes américains morts pour la libération du Luxembourg durant la seconde guerre mondiale, a lui aussi dénoncé dans le même esprit que la CES les appels à l’austérité. Cette "politique qui provoque chômage, pauvreté et misère pour de nombreuses personnes (…) ne respecte pas leurs droits d’hommes mais les viole".
"De nombreux politiciens” sembleraient ainsi oublier une leçon tirée par les politiciens à l’issue de la 2e guerre mondiale et de l’expérience fasciste : "Celle que la liberté politique ne peut exister que lorsque les gens ont une bonne protection sociale, un salaire suffisant et des droits sociaux forts. (...) Ce système a donné aux gens confiance dans l’avenir."
“La politique européenne d’austérité ne nous sort pas de la crise économique mais renforce au contraire la crise sociale dans laquelle nous sommes et représente un danger pour la démocratie”, a dit encore Jean-Claude Reding, pointant du doigt la participation de Jean-Claude Juncker, en tant que chef l’Eurogroupe, à cette politique.