La tragédie de Lampedusa, lors de laquelle au moins 250 migrants ont perdu la vie dans le naufrage de leur embarcation le 3 octobre, au large de la petite île italienne, a largement dominé les débats des ministres de l’Intérieur et de l’Immigration réunis à Luxembourg le 8 octobre 2013 pour la seconde journée du Conseil JAI.
Une discussion "très émotionnelle" selon le ministre luxembourgeois de l'Immigration, Nicolas Schmit, lors de laquelle la Commission a notamment appelé les Etats membres à redoubler d’effort en matière de solidarité. La commissaire européenne en charge des affaires intérieures, Cecilia Malmström a ainsi déclaré à l’issue de la réunion avoir proposé "vaste opération de sécurité et de sauvetage entre Chypre et l'Espagne". Celle-ci espère amener les Vingt-huit à mobiliser davantage de ressources pour prévenir de telles tragédies. "Il faut qu'on travaille beaucoup plus au niveau européen que par le passé", a-t-elle poursuivi.
Si le Conseil n’a débouché sur aucune décision précise en termes de moyens ou de calendrier, la commissaire a néanmoins précisé qu’un groupe de travail serait constitué pour évaluer les moyens à mobiliser. L’opération voulue par la Commission serait confiée à l'agence Frontex, chargée depuis 2004 de surveiller les frontières extérieures de l'UE, et qui serait amenée à déployer davantage de patrouilles.
Or Frontex ne disposant pas de moyens propres, un renforcement du budget de l'agence - réduit à 85 millions d'euros en 2013 en raison des restrictions budgétaires des Etats membres face à la crise, contre 115 millions en 2011 – sera l’une des premières demandes de la Commission aux Etats membres.
"Les Etats se sont engagés à donner les ressources nécessaires, car cela va avoir un coût", a ajouté la commissaire Malmström. Le chiffre de 50 millions d’euros supplémentaires est envisagé, mais le renfort ne pourra pas être uniquement financier, a prévenu le ministre Nicolas Schmit. Il devra également consister en des contributions en moyens matériels (navires, avions, etc.) et humains.
C'est "un beau signal concret", a notamment commenté le ministre italien, Angelino Alfano. "Nous demandons que l'Europe nous prête main-forte pour sauver des vies humaines". Pour le ministre luxembourgeois de l’Immigration, il s’agit là d’un "défi majeur lancé non seulement à l’Italie mais à la politique migratoire de l’Europe toute entière".
La volonté de renforcement de Frontex partagée par les Etats membres est saluée par Nicolas Schmit, mais elle n’est pas vue comme "la seule solution par rapport à des problèmes pareils".
"Plusieurs ministres ont rappelé que Frontex n’est pas uniquement un élément de la forteresse Europe pour fermer nos frontières. Du moment où les bateaux sont dans nos eaux territoriales, il y a aussi un élément de sauvetage, donc il faut probablement avoir plus de moyens pour prévenir de tels accidents et être à la hauteur quand il s’agit de sauver des naufragés", a poursuivi Nicolas Schmit qui appelle à des réponses "efficaces, humanitaires et respectant les valeurs de l’UE".
Pour la Commission, appuyée en cela par de nombreux Etats membres, il s’agit également d’engager et d’approfondir un dialogue avec les pays de transit, et plus particulièrement avec la Libye. Plusieurs centaines de milliers de candidats au départ issus de toute l’Afrique auraient en effet rejoint ce pays. "Il faut rechercher le dialogue avec les autorités libyennes, ce qui est vite dit, car ce pays n’est pas encore stabilisé", a commenté Nicolas Schmit, qui dit s’interroger sur les possibilités, "à terme", de collaboration avec les autorités libyennes et le Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU sur la possibilité de mise en place de politique de réinstallation et d’asile en Libye même.
Pour le ministre luxembourgeois, au défi de la solidarité vers l’extérieur, qui "nécessite une démarche plus forte et coordonnée", s’ajoute un "problème d’organisation de la solidarité interne". Outre l’octroi de ressources supplémentaires aux pays "en première ligne", selon Nicolas Schmit, "cela implique évidemment aussi de passer à la vitesse supérieure dans notre politique d’asile européenne. Le problème se pose du ‘partage de fardeau’, même si cette expression ne me plaît pas, donc de qui va accepter de recevoir [les réfugiés]".
Pour le Conseil, une modification des règles en matière d’asile n’est pas sur la table, 24 Etats membres sur 28 ayant confirmé leur opposition à la réouverture de ce débat qui avait duré quatre ans avant l’adoption du "paquet asile" en juin 2013. Le règlement Dublin II qui précise les règles de répartition des migrants entre les États membres, prévoit que le pays par lequel sont arrivés les migrants est seul responsable de leur demande d'asile.
Avec le soutien de ses homologues suédois, Tobias Billström, et danois, Morten Bodskov, le ministre allemand, Hans-Peter Friedrich, a assuré que "Dublin II n'a pas à être modifié", soulignant que l’Allemagne était le pays "qui traite le plus grand nombre de demandes d'asile en Europe", rapporte l’AFP.
Pour mémoire: Selon Eurostat, en 2012, le plus grand nombre de demandeurs d'asile a été enregistré en Allemagne (77 500 demandeurs, soit 23% de l'ensemble des demandeurs), en France (60 600, soit 18 %), en Suède (43 900, soit 13 %), au Royaume-Uni (28 200, soit 8 %) et en Belgique (28 100, soit 8 %). L'Italie enregistrait pour sa part 15 000 demandes en 2012.
Le Conseil a aussi pris note du rapport intermédiaire de la Commission européenne sur les questions liées à la libre circulation des personnes. En avril 2013, les ministres de l'intérieur de l'Autriche, de l'Allemagne, des Pays-Bas et du Royaume-Uni avaient adressé une lettre à la présidence pour faire part de préoccupations concernant la libre circulation des citoyens de l'UE dans l'Union, certains évoquant "un tourisme aux allocations sociales".
En juin 2013, le Conseil s'était penché sur la question et avait invité la Commission à examiner la mise en œuvre des règles relatives à la libre circulation, y compris les orientations en matière de lutte contre les abus et infractions à ces règles, et à présenter un rapport intermédiaire au Conseil "Justice et affaires intérieures" en octobre 2013 et un rapport définitif en décembre 2013 au plus tard. La Commission a dès lors consulté tous les États membres, leur demandant de fournir diverses données en la matière, ce que 19 ont fait. Dans le même temps, tous les États membres se sont accordés à reconnaître que la libre circulation des personnes constituait une valeur fondamentale de l'Union européenne.
C’est en partant de cela que la commissaire en charge de la justice et des droits fondamentaux, Viviane Reding, a exposé les grandes lignes de son rapport et de ses propositions. Elle a d’abord mis en exergue le fait que la libre circulation des personnes, des biens des services est considérée par 56 % des personnes interrogées pour le dernier Eurobaromètre standard 79 comme le résultat le plus positif de l’UE, une opinion partagée par 57 % des personnes interrogées au Luxembourg (-2 points par rapport au précédent Eurobaromètre). La libre circulation le place devant la paix entre les Etats membres, l’euro ou ERASMUS.
La libre circulation concerne 2,8 % de la population de l’UE, soit 14,1 millions de personnes, et la mobilité entre les Etats membres est de l’ordre de 0,29 %. Cette mobilité a contribué à un point de croissance en termes de PIB dans les 15 Etats membres après l’élargissement de l’UE vers 12 autres Etats entre 2004 et 2007, alors que certains parmi les 15 Etats membres craignaient d’être submergés par des vagues migratoires en provenant des 12 nouveaux adhérents. En fait, estime la commissaire, la mobilité contribue à éviter qu’il y ait la mauvaise personne au mauvais emploi, et par ailleurs, cette mobilité n’est pas encore en mesure de couvrir les 2 millions d’emplois vacants pour lesquels il n’y pas de candidat approprié.
La Commission européenne ayant demandé aux Etats membres de leur livrer des chiffres sur les bénéficiaires des allocations à la recherche d’un emploi issus de leur propre pays, de pays tiers et, et ce qui intéresse surtout, de pays de l’UE, la commissaire a relevé les chiffres de l’Allemagne, avec 3,98 % de bénéficiaires issus de l’UE contre 15,45 % des pays tiers, la Finlande, avec 2,74 % contre 11,06 % des pays tiers, les Pays-Bas, avec 1,54 % contre 15,8 % des pays tiers, et l’Estonie avec 0,7 % contre 28,43 % de personnes de pays tiers (l’Estonie qui compte 1,3 millions d’habitants, a une forte minorité russe de 350 000 personnes, dont 170 000 ne sont pas naturalisés et qui entrent comme personnes venant d’un pays tiers dans ces statistiques. N.d.l.r.).
La commissaire n’a pas présenté de chiffres pour le Luxembourg. (Le Grand-Duché ne distinguant dans ses statistiques qu’entre résidents et non-résidents, entre genres et entre classes d’âge et de qualification. N.d.l.r.) Elle a évoqué un autre chiffre qui montre que les citoyens de l’UE qui ont eu recours à la mobilité sont 68 % à être actifs et 32 % à ne pas l’être, contre 65 % et 35 % pour les citoyens dits "nationaux". Sa conclusion: ils contribuent au budget public et n’en sont pas avant tout les bénéficiaires. Bref, il n’y pas d’abus.
Viviane Reding a rappelé que selon les règles issues de la directive sur la libre circulation de 2004, tout citoyen de l‘UE peut circuler librement et rester jusqu’à trois mois dans tout autre Etat membre. Après ces trois mois, tout citoyen qui n’est pas actif dans l’autre Etat membre où il se trouve "doit disposer de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge déraisonnable pour le pays hôte".
Mais s’il travaille dans ce pays hôte, il a les mêmes droits sociaux que les nationaux de cet Etat membre, les règles du système social de chaque Etat membre relevant par ailleurs de la stricte compétence nationale. La même chose vaut pour les résidents habituels. Les Etats membres peuvent restreindre des droits liés à la libre circulation en cas d’abus ou de fraude. Ils peuvent aussi invoquer la sécurité ou l’ordre public pour retreindre ces libertés. Ils peuvent même expulser ceux qui sont jugés fautifs et sous certaines conditions prononcer une interdiction de territoire.
La commissaire a ensuite présenté cinq actions pour que la libre circulation fonctionne mieux.
La première action est la publication d’un guide sur la question des mariages de complaisance afin de donner aux autorités notamment communales qui sont les premières concernées un instrument pour mieux gérer les problèmes qui en découlent. Ce guide est rédigé après consultations des experts nationaux.
La deuxième action est la rédaction d’un guide pratique consacré à un test sur la résidence habituelle qui servirait à s’assurer que le citoyen de l’UE qui n’est pas actif ne puisse avoir accès à la sécurité sociale que s’il a effectivement son centre d’intérêts, par exemple par des liens de famille, dans l’Etat membre où il dit avoir sa résidence habituelle.
Une troisième action consistera à encourager les Etats membres à recourir au 20 % du budget du Fonds social européen qui seront entre 2014 et 2020 consacrés à l’inclusion sociale. Entre 2007 et 2013, a rappelé Viviane Reding, l’UE avait déjà alloué, pour faire avancer l’inclusion sociale, une part de budget de 15 % du Fonds social européen ou 11,4 milliards d’euros à ces fins. Ce budget n’a par contre pas rencontré le succès escompté, notamment les mesures prévues pour les Roms dans le cadre du plan d’action en leur faveur lancé en 2011 pour leur assurer le logement, les soins de santé, l’éducation pour leurs enfants et des emplois.
Une quatrième action consistera à agir sur les autorités compétentes pour les mettre en mesure d’absorber aux fins souhaitées les fonds prévus pour l’inclusion sociale.
Une cinquième action partira d’un rapport sur l’impact de la libre circulation sur six grandes villes européennes qui sera publié fin 2013 pour réunir des maires européens afin de discuter au printemps 2014 des bonnes pratiques en matière de libre circulation, beaucoup de problèmes venant du fait que les administrations communales sont souvent peu familiarisées avec les droits des citoyens européens qui y recourent.