Les 17e Rencontres européennes de Luxembourg qui ont eu lieu le 19 octobre 2013 au Centre Neumünster, ont eu pour sujet de discussion le rôle des citoyens européens comme éventuel moteur de l’Europe.
Le débat s’est construit autour des exposés de Véronique De Keyser, universitaire, psychologue, vice-Présidente du Groupe de l'Alliance progressiste des socialistes et des démocrates (S&D) au Parlement européen dont elle est membre depuis 2001, de Gaby Sonnabend, historienne, conservatrice au Musée d’Histoire de la Ville de Luxembourg, Sylvie Strudel, universitaire, professeur à l’Université Paris II (Panthéon-Assas), spécialiste des questions touchant la citoyenneté, puis de Jean Quatremer, journaliste au quotidien français "Libération" et auteur du blog "Coulisses de l’Europe", spécialisé dans les questions européennes, d’André Hoffmann, professeur de philosophie au Luxembourg, ancien député de Déi Lénk jusqu'en 2011, et finalement d’Elie Barnavi, historien, universitaire, et diplomate israélien, actuellement directeur scientifique du Musée de l’Europe à Bruxelles et membre du comité de pilotage du Groupe Spinelli prônant une Europe fédérale.
Le président des Rencontres européennes, l’éditeur Alvin Sold, a donné le ton dans son allocation d’ouverture. "Qui, sinon les citoyens, pourraient faire avancer l’Europe ?" Mais il lui semble difficile de les convaincre d’un projet qui selon lui n’a jamais dépassé le stade économique et financier au service des grands conglomérats économiques globaux. L’Europe a promis la prospérité et la stabilité, elle a engendré la pauvreté et déstabilisé les sociétés, elle promettait du travail, elle a amené le chômage. Ses Etats membres se retrouvent appauvris et apeurés. L’Europe a soutenu selon Alvin Sold des banques criminelles et fait la guerre aux pauvres avec des politiques d’austérité insupportables. Le désamour à l’égard de l’Europe s’est installé, en Grèce et ailleurs, à cause des "diktats" imposés aux pays en crise. Tellement de vies ont été ainsi brisées que l’orateur estime que cela a aussi "brisé ce moteur qu’est le réflexe de solidarité entre Européens désireux de construire ensemble". Devant un tel gâchis, il ne faut cependant pas capituler, pense Alvin Sold. D’où la nécessité de réfléchir à la manière de relancer l’Europe sous d’autres auspices, notamment en vue des élections européennes de mai 2014.
Véronique De Keyser est intervenue sur la question de savoir si la politique étrangère de l’UE représente celle des citoyens. Pour elle, l’UE ne peut que se développer avec les citoyens, de sorte que "la bulle déconnectée qui s’est créée n’est pas viable". La députée européenne a présenté un tableau hétéroclite de la situation. Une partie de la politique étrangère européenne, le commerce extérieur, est sujet à la codécision. Cela permet d’influencer la situation dans certains pays, dans la mesure où les questions liées aux droits de l’homme ou à la démocratie peuvent être intégrées dans des accords commerciaux entre l’UE et ces pays comme conditionnalités pour leur mise en œuvre. Par ailleurs, une question essentielle de la politique étrangère de l’UE est la manière dont elle se place sur le plan international. Mais cette politique manque une de ses cibles essentielles, les jeunes, estime la députée. Des jeunes qui donnent pourtant aux gens en place des leçons de solidarité. Bref, elle n’est pas convaincue que l’international ne compte plus.
Pour Véronique De Keyser, la Haute représentante, Catherine Ashton, a commencé son mandat avec "un passif épouvantable". Néanmoins, le Service européen d’action extérieure (SEAE) peut se baser sur 5 000 personnes qui travaillent sur des "guide-lines" qui prescrivent partout la manière de procéder. Par ailleurs, la paix et l’élargissement sont des questions récurrentes dans le dialogue avec les citoyens. Elle-même y répond en posant la question de savoir s’il aurait fallu, après la chute du mur et les guerres en ex-Yougoslavie, se laisser installer aux frontières de l’UE une vaste zone d’instabilité. Il faut donc parler du "pourquoi" de l’élargissement, des critères de Copenhague, pas faciles à faire passer dans un pays candidat, mais qui changent la donne, plutôt que de présenter l’élargissement comme un épouvantail. L’autre question qui revient souvent est celle de savoir s’il n’aurait pas fallu d’abord approfondir l’UE des 15 avant de procéder à un élargissement incluant 25, puis, 27, enfin 28 Etats membres. Mais le problème de l’approfondissement de l’UE n’est pas causé par les nouveaux Etats membres, souligne Véronique de Keyser, mais par ces anciens Etats membres, qui comme le Royaume Uni ou le Danemark, optent souvent pour le opt-out, alors que les nouveaux Etats membres changent, évoluent participent à la construction européenne. Présenté ainsi, l’élargissement emporte l’adhésion des citoyens.
Véronique de Keyser a ensuite exposé tous les paradoxes des relations UE-Turquie et du printemps arabe qui constituent un casse-tête pour la diplomatie européenne qui n’y pas adopté une conduite claire. En Turquie, l’armée a protégé la laïcité. Dans les pays arabes, l’UE a misé sur des régimes stables mais autoritaires. Lorsque les jeunes se sont révoltés en Tunisie ou en Egypte pour demander des emplois et revendiquer leur dignité, l’UE a demandé des élections. Résultats : les partis islamistes et salafistes l’ont remporté, "subventionnés par les alliés de l’UE, l’Arabie saoudite et le Qatar". Quand le régime du président Morsi a dérapé, quand il s’en prenait avec la nouvelle constitution aux droits des femmes et aux droits fondamentaux, "l’UE n’a pas bougé", critique la députée. Finalement, c’est l’armée qui est intervenue, et "l’Egypte est retournée à la case-départ". Néanmoins, l’armée a pour Véronique De Keyser protégé l’Etat égyptien. Et c’est la même chose qui se passe pour elle en Turquie et en Syrie, où le régime du président Assad est le régime d’une "laïcité structurelle qui protège le pays contre l’islamisation". Bref : dans de nombreux Etats de la région, la "laïcité structurelle de l’Etat est protégée par la force" alors que des pays arabes financent les Frères musulmans et les salafistes.
"Où est ici la voix autonome de l’UE ?", se demande la députée, qui regrette que l’UE ne soit pas visible sur ces conflits et estime que l’UE devrait plus utiliser son soft-power et ses moyens économiques pour faire pression. Elle estime aussi qu’il s’agit ici de dossiers où les citoyens devraient s’impliquer. Preuve en est l’intervention militaire en Syrie "que les peuples ont empêchée". Certes, ce sont surtout les "zappings émotionnels" qui font selon elle bouger les gens, comme après la tragédie de Lampedusa, mais il a aussi à partir de là "de vrais débats à mener".
Elie Barnavi est intervenu à l’issue de cette intervention pour dire que le Proche-Orient est « un endroit où l’UE aurait sa place, mais l’UE n’existe pas là-bas ni sur le plan international ». L’influence européenne est celle de ses anciennes grandes puissances. Mais la France, le Royaume Uni ou l’Allemagne n’agissent pas ensemble. Par ailleurs, a-t-il déclaré, "la politique étrangère a toujours échappé aux citoyens, même dans les Etats-nation". Pour lui, la chose est entendue : "Les Etats membres de l’UE ne veulent pas d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC), car la politique étrangère est le dernier pré carré de la souveraineté." N’empêche que le monde a selon lui besoin d’une PESC, et si tous les budgets et personnels de la défense de l’UE étaient mis en ensemble, l’UE aurait la deuxième armée du monde.
Gaby Sonnabend a ensuite évoqué des visions d’un rapprochement européen au cours des années 20 du XXe siècle. Partant du constat que dans des grands Etats membres comme la France et l’Allemagne, les signes se multiplient d’une désaffection progressive de pans entiers de l’opinion publique du projet d’intégration européenne, que les clivages entre les Etats membres du Sud et du Nord se creusent, et pas seulement à cause de la crise, elle jeté un regard en arrière vers les années 20. L’Europe sortait de la guerre la plus meurtrière de son histoire, l’amertume régnait entre les pays, les récits des combattants révélaient des violences inimaginables. Dans ce contexte ont eu lieu des "missions de rapprochement" pour "réunir les ennemis d’hier afin qu’ils discutent de projets communs". Les acteurs de ces missions étaient des intellectuels et de grands acteurs économiques. Parmi eux, l’écrivain français André Gide, avant même la signature des accords de Locarno de 1925 qui ont été une tentative de normalisation, qui a lancé les décades de Pontigny avec le philosophe Paul Dujardin. Pendant dix jours, des intellectuels de divers pays discutaient de questions morales et sociales. Le premier invité allemand a été, en 1922, le philologue et romaniste allemand Ernst Robert Curtius, qui se sentait traité à égalité avec les autres invités. Sa rencontre avec André Gide sera fructueuse, alors qu’une rencontre entre Gide et le ministre allemand des Affaires étrangères, Walter Rathenau, se conclura par une grande déception, sans aucun rapprochement. Aline Mayrisch, l’épouse du dirigeant de l’ARBED, Emile Mayrisch s’intéresse à la décade. Elle devient l’intermédiaire entre intellectuels et acteurs économiques allemands et français censés arriver à une synthèse entre les intérêts économiques et les projets idéalistes de part et d’autre de la frontière, et ce à partir de réunions qui ont lieu au château de Colpach dans l’Ouest du Luxembourg. Colpach et Pontigny deviennent complémentaires.
Gaby Sonnabend admet qu’il s’agissait là d’un cercle élitiste. Mais il avait le mérite que son approche était partagée par ceux qui y participaient. Le quotidien luxembourgeois "Luxemburger Zeitung", racheté par Emile Mayrisch, devient une plate-forme où les membres du cercle s’expriment. Jacques Rivière, avant sa mort précoce en 1925, Ernst Robert Curtius, la Suissesse Marie Decour s’y exprimeront à de nombreuses reprises. Le Français Pierre Viénot, qui a été un jeune combattant de la Première Guerre mondiale rejoint le cercle, formule et précise le concept d’une Europe où les entités s’acceptent dans leur singularité et différence, avec des échanges intenses entre les sociétés de ces pays pour qu’elles se comprennent mieux. Le Comité franco-allemand de documentation et d'information (CFAID) est fondé à Luxembourg en 1926, dirigé par Viénot, patronné par les Mayrisch. Comme le relate Gaby Sonnabend, Pierre Viénot se rend vite compte, au cours de ses efforts, que les correspondants de presse français en Allemagne entretiennent dans leurs articles avec constance tous les clichés et stéréotypes au sujet des Allemands.
Pour Gaby Sonnabend, le destin du CFAID montre que le projet européen ne peut pas émaner d’un projet élitiste, Mais être porté par des courants qui émanent des peuples. Néanmoins les projets élitistes des années 20- car il n’y eu pas que Colpach et Pontigny – ont vraiment voulu mobiliser pour un rapprochement européen. Pour elle, les débats organisés à l’occasion du 50e anniversaire du traité de l’Elysée ont de surcroît montré que "nous ne connaissons pas nos voisins", et elle ajoutera pendant la discussion, "malgré les moyens mis à notre disposition". Le choix entre une Europe intégrée et une Europe des patries est toujours d’actualité.
Politologue spécialisée dans les questions de citoyenneté, Sylvie Strudel a consacré son intervention aux discours politiques consacrés à l’Europe. Selon la professeure à l’Université de Paris II, les attitudes des citoyens par rapport à l’Europe ne peuvent en effet être détachées des discours sur le sujet, avant tout négatifs, portés par les responsables politiques, les médias et les commentateurs: il s’agit ainsi de s’interroger sur la "possibilité pour le citoyen d’être moteur de l’Europe quand il est confronté à des discours politiques construits comme des fins de l’Europe".
Pour étayer son propos, l’universitaire est revenue sur les élections européennes de 2009. Dès janvier, un Eurobaromètre avait mis en lumière les faibles connaissances des citoyens sur le sujet, un fort taux d’indécision, et donc une forte démobilisation. « Vont alors tourner en boucle tous les arguments pouvant expliquer pourquoi on a de bonnes raisons de s’abstenir aux européennes : le parlement invisible, des institutions illisibles, des députés démobilisés, etc. Au mois de juin arriva ce qui devait arriver », soit un niveau record d’abstention de 56 %.
Pour la politologue, deux phénomènes peuvent participer à expliquer ce faible résultat : l’"effet de cadrage", soit l’interprétation d’un événement qui s’inscrit dans des cadres d’analyse construits dans les commentaires et qui s’imposent comme une "petite musique sur le sujet" (ici l’illisibilité du PE) ; et la notion de "prophétie autoréalisatrice", donc le fait à force de parler d’un phénomène (ici l’abstention) d’y participer, voire de l’amplifier.
A partir d’un corpus de discours des candidats lors des élections présidentielles françaises de 2012, la chercheuse s’est intéressée à la place qu’ils attribuaient à l’Europe. Selon son analyse, cette campagne a été marquée par une "européanisation diffuse" due d’abord à des éléments de contexte (crise de l’euro, mobilisations contre l’austérité, etc.) ainsi qu’à la multiplication des thèmes ayant indirectement une dimension européenne (finances, social).
Pour autant, "en dépit d’une actualité très chargée, le vocabulaire consacré à l’Europe est globalement très peu présent", souligne Sylvie Strudel. "Le thème européen qui a durant des années été un des fondamentaux du socle des références centristes et écologistes, n’est pas endossé par les candidats de ces deux familles politiques à l’occasion de cette élection".
Sur la manière dont les candidats font référence à l’Europe, la chercheuse tout en soulignant des différences, note "trois leitmotivs" : la dénonciation, la nationalisation et la politisation.
La dénonciation serait un cadrage commun à l’ensemble des candidats, qui s’accordent à dénoncer le dévoiement de l’idéal européen, le décrochage démocratique et l’absence de protection de l’Europe.
La nationalisation se déploierait aussi de manière transpartisane, chaque candidat prônant des solutions nationales (françaises) pour lutter contre les maux européens. "Face aux crises, le territoire national est promu comme une sorte d’espace refuge". Dans l’analyse lexicologique, il est frappant de voir que le terme le plus associé à Europe est celui de "frontière".
Enfin la politisation des enjeux européens au fil de la campagne serait en revanche une nouveauté dans l’élection de 2012, bien que non partagée par tous les candidats. Ainsi la chercheuse met en évidence chez les deux partis principaux une "logique de confrontation bipolaire", avec d’un côté le candidat Hollande qui promeut une Europe sociale, solidaire et redistributive, de l’autre le candidat Sarkozy qui veut mobiliser en faveur d’une Europe nationale et protectrice.
"Ce triple cadrage contribue à montrer que du côté de l’offre électorale, on peut observer à quel point le rapport à l’Europe est tissé de ce qu’on peut décrire comme une tension structurelle, et dans certains cas aussi tissé d’instrumentalisations conjoncturelles et aussi de double langage", poursuit-elle. "Ces discours vont activer chez les citoyens des ressorts idéologiques extrêmement variés qui vont entrer en résonance avec leurs ambivalences par rapport aux questions européennes".
Le rapport à l’Europe de chaque candidat a par ailleurs été détaillé.
Ainsi pour François Hollande, celle-ci constate trois caractéristiques propres au discours du candidat socialiste : quasi absence de référence à l’Europe dans les grandes périodes oratoires de ses discours ; moindre présence de l’Europe au fur et à mesure de la campagne ; enfin, contrairement aux deux observations précédentes, l’utilisation de l’Europe en tant qu’impératif de correction sociale de la gauche (renégociation du traité, etc.).
Pour Nicolas Sarkozy, le discours par rapport à l’Europe serait également ambigu. Dans le discours dit de Villepinte, l’Europe occupait près du tiers des propos mais a fait l’objet d’un traitement ambivalent : affirmation de l’Europe comme solidarité de fait en ouverture, mais clôture sur une mise en doute de l’évolution de l’Europe accompagnée d’une menace unilatérale sur Schengen. Dans le dernier discours de campagne, le discours de Nice, l’Europe n’est plus évoquée que dans le cadre de la co-occurrence devenue centrale ici de la "frontière".
Pour ce qui est de Marine Le Pen, la candidate du parti français d’extrême droite Front national fonde sa campagne sur une logique binaire mondialisation/nation. Ici, parler d’Europe permet avant tout de dénoncer les effets de la mondialisation.
"Ces résultats présentent un véritable intérêt par rapport à un décalage souvent invoqué entre le discours des élites et les attentes et les craintes des citoyens, en particulier pour expliquer l’absence de légitimité et de soutien populaire à l’Europe. Ce qu’on observe ici c’est qu’il n’y a pas de distorsion mais au contraire une sorte de miroir tendu aux craintes des citoyens, voire un miroir déformant, ou même grossissant, et qu’à cet égard, les mots pour parler d’Europe ne sont que des maux", conclut la politologue.
Pour le correspondant basé à Bruxelles du quotidien français Libération, Jean Quatremer, le désamour des citoyens européens pour l’Europe trouve avant tout sa source dans le déficit démocratique actuel des institutions.
"Il y a une méfiance de plus en plus forte à l’égard de l’Europe telle qu’elle émarge de la crise", note celui qui se définit comme un fédéraliste européen. "En regardant le chemin parcouru par l’Europe je suis extrêmement admiratif, mais en même temps le système politique mis en place ne peut être que rejeté par les citoyens, sauf ceux qui aiment les autocraties, les oligarchies et les systèmes clientélistes".
Citant Jürgen Habermas, il reprend le concept d’autocratie post-démocratique pour définir le système politique européen. Celle-ci trouverait sa source dans un système de démocratie au second degré sur lequel s’est construite l’UE. Ainsi, l’Europe serait d’abord construite par les Etats au travers des Conseil européens et des conseils des ministres spécialisés, "qui en tant qu’organes collectifs ne rendent de compte à personne, même si chaque ministre rend des comptes dans son propre pays devant son parlement".
Aucune responsabilité donc devant une assemblée élue. Quant à celle de la Commission européenne devant le Parlement européen, elle serait plus que limitée vu la nécessité, pour la mettre en minorité, de dégager une majorité d’eurodéputés des deux tiers, "soit une majorité jamais réunie dans l’histoire", juge-t-il.
Si le journaliste spécialisé des questions européennes note que "ce déficit existe depuis toujours", selon lui personne ne s’y intéressait tant que l’UE ne s’occupait que de sujets précis, qu’il s’agisse de la politique agricole commune, de la gestion des fonds structurels ou de la mise en place de normes. Selon lui, la question du déficit démocratique aurait dû se poser avec acuité lors du passage à la monnaie unique, qui a "marqué un changement de cadre". "Les Allemands se sont posé la question lors des négociations du traité de Maastricht mais ils se sont heurté aux Français qui considéraient que les affaires économiques et budgétaires ne relevaient pas de l’Europe et pouvaient être gérées sans intervention d’une assemblée élue", note Jean Quatremer, qui évoque une allergie de la France aux assemblées élues consubstantielle à la démocratie française.
Ce fonctionnement "brinquebalant" s’est poursuivi jusqu’à la crise de 2008. "On s’est alors rendu compte qu’on ne pouvait pas continuer à avoir 17 politiques économiques et budgétaires indépendantes avec une seule monnaie", observe-t-il. "Sous les coups de boutoir des marchés on a contraint les budgets nationaux […] et on est arrivé à un système éloigné de toutes les normes démocratiques en vigueur dans les démocraties occidentales" dans le cadre du semestre européen.
Celui-ci dénonce notamment l’utilisation de la voie réglementaire par les Etats membres, ce qui exclut les parlements nationaux de tout débat. "Or la question budgétaire est au cœur même de la souveraineté", insiste Jean Quatremer, qui dénonce ainsi un "aéropage de gens non directement responsables qui prennent des décisions qui impactent directement la vie des citoyens européens".
C’est notamment le cas, selon le journaliste, de la Troïka (Commission européenne, FMI et Banque centrale européenne) censée gérer les pays en difficulté économique et budgétaire très graves qui n’est qu’une "assemblée de directeurs" qui ne doit rendre de comptes qu’à la Commission et peut pourtant contraindre des gouvernements démocratiquement élus à prendre certaines décisions.
Un système dangereux, juge le journaliste, qui cite l’exemple du premier plan de sauvetage pour Chypre négocié le 15 mars 2013 tard dans la nuit et qui prévoyait la taxation des comptes y compris en dessous de 100 000 euros. "Tous les ministres l’ont salué à la sortie au petit matin. Puis ont commencé à se multiplier des réactions extrêmement négatives et aucun ministre n’a été capable de défendre le principe du plan. Il a fallu que le parlement chypriote le rejette, ce qui a prolongé la crise", estime-t-il. Si le Parlement européen avait été compétent, les députés auraient directement bloqué un tel projet, note Jean Quatremer. (voir sur cette affaire nos articles sur les réactions au Luxembourg et le deuxième plan, du 25 mars 2013)
Le cœur du problème de l’UE serait donc celui du contrôle démocratique. "Même les Européens convaincus se détournent de cette Europe dans laquelle plus personne ne se reconnaît et où on a l’impression que des gens agissent sans aucun contrôle."
Pourtant les Etats membres n’en auraient pas conscience. Ainsi dans le cadre des élections européennes à venir, le journaliste note que si les groupes politiques européens ont choisi de présenter des têtes de listes afin qu’en cas de victoire, elles soient nommées à la présidence de la Commission, dans le but avoué de montrer aux électeurs que leur vote aura un impact direct, les choses risquent bien de se passer différemment.
"Angela Merkel s’est prononcée contre, car elle considère ce poste comme une variable d’ajustement à sa propre coalition nationale. François Hollande s’y est d’abord montré favorable, mais il se rend compte que les conservateurs du PPE ont une bonne chance d’arriver en tête". Or, une des têtes de liste possibles du PPE est le Français Michel Barnier, un homme politique de droite. En cas de victoire du PPE, le président socialiste serait ainsi contraint de le nommer comme commissaire français et président de la Commission. Les socialistes français ne pourraient donc prétendre à aucun poste à la Commission, alors que les ambitions au PS sont nombreuses. "On se dirige donc vers une situation où à l’arrivée, les citoyens vont voir les responsables européens sortir un illustre inconnu de leur chapeau, pour bien montrer que le pouvoir appartient au Conseil européen", prédit Jean Quatremer.
L’approche de son sujet par André Hoffmann fut celle d’un politique formé à l’école d’une pensée systémique. La citoyenneté européenne, "même réduite à sa plus simple expression, à savoir le droit de vote", est pour lui "dérivée de la citoyenneté nationale". Preuve en est l’article 20 TFUE qui : « Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un Etat membre. » Donc : "Les critères plus ou moins restrictifs pour acquérir la nationalité respective dans un Etat membre élargissent ou limitent en conséquence l’accès à la citoyenneté européenne."
Il y a donc nombre de non-citoyens dans l’UE, tous ceux qui n’ont pas acquis la nationalité d’un Etat membre. "Ils contribuent (…) au développement économique et social, et encore sous quelles conditions, sans bénéficier des droits politiques". Il y a dans le meilleur des cas inclusion économique, mais aussi exclusion politique.
Quant aux citoyens, ils sont censés participer à droit égal aux décisions concernant la "cité", être à la fois les destinataires des lois et leurs auteurs. Mais est-ce ainsi dans la réalité ? Sont-ils les auteurs des traités et des lois européennes et considèrent-ils l’UE comme leur cité, se demande André Hoffmann. Jürgen Habermas parle du modèle de la souveraineté partagée ou de la double citoyenneté où le citoyen se fait représenter comme national par son gouvernement au niveau du Conseil et comme citoyen de l’UE au Parlement européen. Pour André Hoffmann, tout cela serait donné si les citoyens étaient vraiment représentés par leur parlement et leur gouvernement et que le Parlement européen "soit un véritable pouvoir législatif qui représente le 'peuple', le demos européen." Pour André Hoffmann, "aucune ces deux conditions n’est vraiment réalisée actuellement".
Il doute également qu’il existe un espace public européen où se joueraient "les conflits, les débats, sur l’orientation de l’Europe", où les citoyens participent. En fait, les débats se déroulent selon lui "le long des intérêts nationaux réels, imaginés ou idéologiques, rarement sur le modèle de société de l’Union européenne." S’y ajoute que savoir et pouvoir se déclinent du haut vers le bas, "que les débats décisifs se jouent dans un espace réservé à des 'élites'" et que "les voix discordantes ne sont pas vraiment admises".
La gestion de la crise n’a rien amélioré, pense l’ancien député. La coordination économique a progressé un peu, mais ce qui prime visiblement, ce sont "les intérêts divergents des Etats membres ou de certaines forces au sein de ces Etats", ce qui renforce les tendances nationalistes qui progressent. S’y ajoute, c’est que le renforcement de l’intégration ne va pas de pair avec celui de la démocratie. Il y a dérive vers ce que Habermas a appelé le "fédéralisme exécutif" : "une centralisation plus ou moins autoritaire de l’UE, fortement marquée par la soumission aux exigences des marchés financiers, la mise sous tutelle des parlements nationaux, qui n’auraient pas d’autre alternative que de se soumettre à leur tour aux 'lois du marché' – parce que l’on n’a pas le choix. Or, la possibilité du choix doit être au cœur de la démocratie."
D’un autre côté, décrit André Hoffmann, "les parlements nationaux se dégagent de leur responsabilité en se remettant aux instances européennes, dont le contrôle démocratique est encore moindre qu’au niveau national". Il y a passage de la responsabilité politique diffuse à l’irresponsabilité organisée, alors que le droit européen doté d’une faible légitimité démocratique prime sur le droit national.
Contre cette "discordance malsaine entre les textes et les réalités", André Hoffmann veut que les citoyens exigent de nouveaux textes et de nouveaux discours, mais cela ne suffira pas. Par un long processus, il faut arriver à constituer un demos européen qui aurait, selon les mots d’Etienne Balibar, un "pouvoir politique constituant", qui serait "une puissance constituante égalitaire". Pour André Hofmann, la responsabilité des partis politiques, des syndicats, des ONG est ici grande et engagée.
Autre thèse d'André Hoffmann: "La citoyenneté politique est inséparable de la citoyenneté sociale." Elle s’est construite à travers la constitution d’une sorte de propriété sociale (la sécurité sociale, les services publics) qui a dispensé l’assistance mais aussi permis la réalisation de droits universels. L’Europe était censée la relever partout dans le monde, mais avec le tournant néolibéral des années 1970 – 80, cet "Etat social" est mis en question au nom de la liberté des marchés.
Pourtant, la relation entre égalité des conditions et démocratie est articulée depuis Tocqueville, qui évoque en 1840 dans son livre "De la Démocratie en Amérique", la montée d’une nouvelle aristocratie industrielle. André Hoffmann cite : "Cette aristocratie-là (…) est une exception, un monstre, dans l’ensemble de l’état social", un danger pour la démocratie. Mais de l’autre côté, la société s’est défendue contre sa propre destruction en imposant des limites et des règles à ce libre marché, notamment en en excluant le travail ou en inventant l’Etat social, comme l’a décrit Karl Polanyi. C’est cela qui est mis en cause maintenant. Les inégalités de patrimoine et de revenu ont repris, après leur réduction au XXe siècle, comme le décrit l’économiste français Thomas Piketty dans son dernier ouvrage sur "le Capital au XXIe siècle".
Pour André Hoffmann, "un délitement général de la politique, de la démocratie et de la justice sociale" ne peut donc être évité que si l’UE change de cap. Sa conclusion : "Il nous faut un véritable débat sur et un véritable combat pour un modèle social européen à construire. Il faut nous engager sur la 'longue marche', comme disait Balibar, vers une citoyenneté européenne digne de ce nom. C’est notre responsabilité individuelle et collective."
Il a échu à Elie Barnavi de répondre directement à la question posée par l’intitulé des Rencontres de Luxembourg. L’historien a démarré avec deux remarques préliminaires. La première : "L’Europe est une idée qu’il faut défendre, quels que soient les aléas, et il est donc bizarre de calculer, comme cela est souvent fait, le prix de la non-Europe." La deuxième : "Cette idée est une réussite extraordinaire, parmi les plus grandes de l’histoire de l’humanité." Un des grands acquis, c’est le fait que les Européens ne s’aperçoivent plus des frontières.
Néanmoins, cette Europe est "enrhumée", juge Elie Barnavi. Il y a certes cette citoyenneté européenne instaurée par le traité de Maastricht. Mais ces citoyens européens ne sentent pas encore d’identité commune, ne sentent pas tous, loin de là, Européens. Or, pense Elie Barnavi, il faut un ethnos pour bâtir un demos. L’UE s’avère être "un projet politique qui avance masqué". Ce qui ne l’empêche pas d’être unique en son genre, sui generis, avec ces renoncements progressifs et volontaires par les Etats nationaux à des pans de leur souveraineté au bénéfice d’une structure supranationale. Mais le processus est grippé, et il n’a pas d’ennemis qui lieraient les partenaires, accéléreraient le processus.
Est-ce que tout cela est dû au déficit démocratique, se demande Elie Barnavi. Ce déficit existe, admet-il, tout comme il admet l’existence de l’euroscepticisme tel qu’elle est chiffré par les Eurobaromètres ou par l’abstentionnisme aux élections européennes. Alors, donner plus de voix aux citoyens, serait-ce la panacée ? Elie Barnavi est sceptique. L’Europe ne peut pas être pour lui une démocratie à la main levée. Mais cela ne veut pas dire pour autant que l’Europe se fait sur un coin de table.
Pour pallier le blocage actuel, Elie Barnavi n’a pas de solution toute faite à proposer, mais néanmoins quelques suggestions.
L’UE devrait commencer par se faire respecter par ses propres membres.
Les citoyens devraient être responsabilisés à tenir leurs engagements. Le traité constitutionnel a certes échoué en 2005 faute d’avoir été correctement expliqué par les élites, mais dans nombre de pays, chaque citoyen a reçu un exemplaire du texte. Les citoyens ne sont donc "pas un troupeau", et cela, "il faut le dire".
Il faudrait ensuite un manuel d’histoire sur l’Europe qui ne serait pas destiné à remplacer, mais à compléter les manuels nationaux. Pour Elie Barnavi, l’historien, les grandes époques de l’histoire des pays européens étaient des phénomènes liés à des phénomènes et réseaux européens.
Puis, il faudrait mettre fin à la possibilité des opt-out, car "l’UE n’est pas une prison des peuples comme l’ex-URSS".
En cinquième lieu, il faudrait qu’une partie des listes pour les élections européennes soient transnationales, de sorte que l’on aurait un vrai débat sur l’UE.
Finalement, il faudrait imposer aux listes qui se présentent aux élections européennes d’adhérer aux traités européens et donc à leurs finalités. "Cela empêcherait beaucoup de monde à se présenter", a remarqué Elie Barnavi, ajoutant non sans malice : "Mais c’est cela le but recherché !" Une suggestion qui soulève d'emblée des remous, ce qui fait dire à l'orateur, avec un grand sourire: "Si déjà je n'arrive pas à vous convaincre, comment vais-je convaincre les dirigeants de l'Europe?"
Sa conclusion provisoire a été aussi surprenante : "A chaque consultation populaire sur l’Europe où l’on donne la parole aux citoyens, l’ont défait l’Europe."
Au cours de la discussion, Elie Barnavi a expliqué encore que ce serait difficile de remonter en sept mois la pente pour intéresser les citoyens à l’Europe aux élections européennes de mai 2014. "Ce qui alimente la désaffection est le fait que les gens ne se sentent plus protégés depuis l’éclatement de la crise", mais il ajoute : "Malgré leurs problèmes, les Grecs ne veulent pas quitter l’UE." Et plus tard, il dira : "Le grand problème de l’Europe de 2013 est que l’UE qui décide aujourd’hui est une UE de droite." D’où son appel à créer de clubs du type "groupe Spinelli" pour remettre l’UE sur le métier, à l’instar des clubs qui ont été à l’origine de la Révolution française.