Le 20 janvier 2014, le Bureau luxembourgeois du Parlement européen a organisé une conférence de presse concernant les initiatives européennes en matière de réglementation du secteur financier et leur incidence sur le Luxembourg.
Jean-Jacques Rommes, le CEO de l’ABBL, l’association des banques et banquiers du Luxembourg, dressa d’abord un tableau de la situation de la place financière. Contrairement aux attentes, le nombre de banques a de nouveau augmenté à 147, et l’emploi dans le secteur financier est resté stable. Mais Jean-Jacques Rommes n’est pas très optimiste à ce sujet à moyen terme. Le nombre des banques allemandes surtout a augmenté, passant au nombre de 37. Ces dernières sont souvent des petites banques qui ne manqueront pas de poser bientôt des problèmes. Les plus grandes banques sont les banques françaises comme la BNP-Paribas, le Crédit agricole ou la Société générale, qui viennent, comme le souligne Jean-Jacques Rommes, du pays qui, par ses positions politiques, "est le plus contraire au Luxembourg".
Les avoirs des fonds de placement ont eux aussi fortement augmenté à cause de la hausse des bourses, même si le chef de l’ABBL s’attend ici à "un retour de flamme". 72 % des OPCVM de l’UE sont enregistrés au Luxembourg, 15 % en Irlande. Cela fait du Luxembourg un leader absolu dans le secteur. Il s’agit là à la fois d’une chance et d’une responsabilité selon le chef de l’ABBL.
L’échange automatique d’informations (EAI) sera la norme mondiale sous peu, et le Luxembourg soutient cette position. Le Luxembourg ne veut pas que l’EAI devienne une norme européenne uniquement, car il faut éviter la fuite des capitaux hors de l’UE. L’EAI aura un impact sur un sixième, peut-être un cinquième des dépôts des banques privées, dont les dépôts viennent à 59 % de l’UE et à 41 % hors de l’UE. 43 % de ces fonds sont supérieurs à 20 millions d’euros. "Peu de clients ont beaucoup d’argent", explique Jean-Jacques Rommes, et les nombreux dépôts qui se situent entre 100 000 et 250 000 euros ou entre 250 000 et 500 000 euros ne représentent au total que 15 % des sommes déposées. Bref, avec l’EAI, Luxembourg perdra de très nombreux petits clients, mais gagnera ou devra gagner plus de grands clients. D’ores et déjà, les banques privées se restructurent en vue de cette clientèle qui nécessite d’autres traitements et d’autres services. Mais cela aura un impact sur le personnel.
D’autre part, avec l’Union bancaire, la moitié des banques installées à Luxembourg seront directement surveillées par la BCE, ce qui signifie pour Jean-Jacques Rommes "une perte d’autonomie". Mais l’avantage de cette "perte de souveraineté" est pour lui que l’on ne pourra plus reprocher à la place financière de Luxembourg d’être trop grande, puisqu’elle est intégrée dans un système bancaire européen qui verra émerger une base toujours plus harmonisée d’offres de service. Il y aura moins de niches, et si le Luxembourg sera "moins attaquable", il devra par contrecoup être "plus compétitif". En d’autres mots, "le secteur financier ne sera plus la vache à lait du pays".
L’eurodéputée PPE, Astrid Lulling, s’est d’abord exprimée sur l’EAI, en rappelant qu’il sera dans un premier temps limité au champ d’application de la directive de 2003 sur la fiscalité de l’épargne, et non pas sur un nouveau champ d’application plus large définie dans une nouvelle directive. Membre de la Commission Economie et finances (ECON), l’eurodéputée juge que ce champ d’application ne pourra être élargi que "si nos concurrents directs doivent le faire également". C’est le standard de l’OCDE qui devrait être introduit partout, dit-elle, sans quoi, "il n’y aura pas de conditions de commerce équitables avec ces concurrents directs", ce qui serait "injuste" pour Luxembourg.
Astrid Lulling se montre plus enthousiaste en ce qui concerne l’Union bancaire. Cette délégation de la supervision à la BCE lui paraît bénéfique notamment parce que l’autorité nationale de surveillance a fait montre pour elle d’un "un certain laxisme avec lequel on ne pouvait pas continuer".
Astrid Lulling a enfin été la seule des trois intervenants à aborder la Taxe sur les transactions financières (TTF). Elle croit savoir qu’elle ne sera pas appliquée de sitôt et "en tout cas pas sous la forme à laquelle le commissaire Semeta l’a présentée", c’est-à-dire comme coopération renforcée. Et si le Parlement européen s’est montré à une grande majorité favorable à la taxe lors de son vote du 3 juillet 2013, c’est par "idéologie", a-t-elle dit.
L’eurodéputé socialiste Robert Goebbels a diffusé "un message moins optimiste", comme il s’en est excusé à la fin de son intervention. Après avoir rappelé en introduction l’importance des banques dans le fonctionnement du système économique tout en désignant la cupidité comme l’un des travers du monde de la finance, Robert Goebbels a mis en garde contre le fait que "nous vivons toujours dans un monde dangereux", malgré les nombreuses initiatives prises dans l’UE pour règlementer le monde de la finance pour "plus de transparence dans le système, des responsabilités plus claires et la disparition de pratiques dangereuses".
Robert Goebbels met en garde contre "des nouveaux produits mais aussi des techniques très dangereuses", qui maintiennent la menace malgré la disparition des subprimes responsables de la crise de 2008. Il pointe notamment du doigt le trading à haute fréquence, par lequel des programmes d’algorithmes permettent à des ordinateurs de prendre des positions sur les bourses en l’espace d’un millième de seconde. 90 % des décisions prises sur les bourses sont ainsi le fait d’ordinateurs. Certes, comme en l’espace de quelques millièmes de seconde, un contrordre automatique vient souvent annuler un ordre, ce trading à haute fréquence n’est responsable que de 20 % des actions effectivement effectués. Néanmoins, les échanges boursiers en deviennent "toujours moins contrôlables", déplore Robert Goebbels, qui avec les autres eurodéputés de la Commission ECON, a cherché, dans le cadre des discussions sur la directive MIFID, à empêcher que le système soit "plus rapide". Les eurodéputés voulaient introduire un seuil d’une demi-seconde par décision, mais ils se sont heurtés au refus d’Etats membres et avant tout du Royaume-Uni.
D’ailleurs, si le législateur européen a régulièrement dû reculer devant la tâche de règlementation du secteur financier, c’est surtout à cause du Conseil, pense le socialiste, qui fustige la tendance au délaissement de la méthode communautaire, comme dans le cas du mécanisme de résolution unique (MRU) où le Fonds de résolution sera l’objet d’un accord intergouvernemental, et désigne la Suède, la Hollande, la Royaume-Uni, la République tchèque et la Pologne comme les Etats membres qui ont plus paralysé l’action du législateur européen.
Concernant la directive AIFM, l’eurodéputé s’est félicité que l’ancien ministre des Finances, Luc Frieden, a été "assez rusé" pour transposer rapidement la directive en une loi à la Chambre des députés en juillet 2013, de telle sorte que "nous sommes les premiers en Europe à pouvoir faire certaines opérations", a-t-il dit.
Par contre, en ce qui concerne l’EAI, le Luxembourg figure parmi "les perdants" et ce pourrait également être le cas en ce qui concerne l’Union bancaire. Pour lui, la surveillance bancaire conférée à la BCE va dans la "direction de l’intérêt des grands pays". L’abandon de souveraineté c’est aussi une perte de la "liberté de configuration" de la place qui a fait son succès, estime-t-il d’une part. D’autre part, si le Fonds de résolution unique n’était pas financé communautairement avant une dizaine d’années, comme le souhaite l’Allemagne, cela pourrait avoir de graves conséquences financières pour le Luxembourg, au cas où la BCE décidait qu’une banque autochtone n’était pas assez solide. "Les grands Etats membres tiennent à ce qu’on n’en vienne pas à une juste solidarité, en tout cas pas dans un futur prévisible". Toutefois, le Parlement européen est prêt à bloquer le projet pour cette raison, comme les cinq groupes politiques l'ont fait savoir le 16 janvier 2014.
Dans le cadre des questions-réponses avec les journalistes, les trois intervenants sont revenus sur les attaques contre la place financière luxembourgeoise.
Ne s’inquiétant pas d’attaques issues de divergences de vue classiques, Jean-Jacques Rommes dénonce par contre des "attaques beaucoup plus perverses qui veulent remettre en cause l’idée même d’une exportation de services financiers, l’idée même du marché unique européen".
"Si on nous demande d’enfin accepter un élargissement de la directive sur la fiscalité de l’épargne, nous avons de très bons arguments pour ne pas le faire ou ne pas le faire maintenant. Ça, c’est un débat. Mais quand on dit que le Luxembourg, par les volumes qu’il traite, est un trou noir de la finance, alors là les choses deviennent beaucoup moins rationnels", a-t-il déclaré, en faisant référence à un article du journal français en ligne Mediapart, paru au début du mois de janvier 2014.
"Les attaques nous viennent principalement de France et je crois que c’est l’expression d’une faiblesse fondamentalement française. La France est quand même un des grands malades de l’Europe et elle a de très grandes difficultés à comprendre que les pays à côté font différemment. (…) C’est un pays qui a des difficultés à se voir lui-même proprement dans cette Europe. Et là, le Luxembourg, en tant que tout petit pays, est une victime bien venue", a déclaré Jean-Jacques Rommes.
Astrid Lulling a pour sa part rappelé le principe de la libre circulation des capitaux et expliqué les attaques répétées par la jalousie. Pour Robert Goebbels, l’explication est à chercher dans le fait que les grands Etats membres ont mal accepté que des petites places financières se soient mises en concurrence avec les leurs.