Le 22 janvier 2015, Aline Robert, journaliste pour le site d’information Euractiv.fr, était invitée à Luxembourg par Etika, Attac Luxembourg et l’initiative Votum Klima pour tenir une conférence sur le marché européen du carbone.
L’ancienne journaliste de La Tribune a en effet consacré un ouvrage à la grande fraude à la TVA dont a fait l’objet le marché européen du carbone entre 2008 et 2010. Intitulé "Carbone connexion", cet ouvrage est paru en septembre 2012 aux éditions Max Milo.
La conférence d’Aline Robert ouvre un cycle de trois conférences sur "les dessous du marché du carbone", et, plus globalement la lutte contre le changement climatique, sujet phare de cette année 2015 qui va se conclure en décembre avec la Conférence de Paris COP21. Les prochains rendez-vous sont prévus les 5 février et 27 février 2015 à 12h15, toujours dans les locaux du Centre culturel Altrimenti.
"Le marché du carbone est né en 2005, il a donc dix ans, et il ne marche toujours pas". C’est avec ce constat qu’Aline Robert a ouvert sa conférence.
Comme elle l’a rappelé, c’est à la base une très belle théorie qui est à l’origine de cet instrument de lutte contre le changement climatique. En effet, un outil équivalant avait été mis en place dans les années 1990 aux Etats-Unis afin de réduire les émissions de dioxyde de soufre, particule émise lors de la combustion de charbon, et qui avaient provoqué des pluies acides. Un problème qu’il était assez facile de résoudre en équipant les installations responsables de ces émissions de dispositifs de filtrage. Le principe de fixer des quotas d’émissions aux sites concernés, assez peu nombreux dans ce cas, tout en permettant à ceux qui voulaient émettre plus d’acheter les quotas non utilisés par d’autres sites, a permis de réduire ces émissions de façon très nette.
C’est à partir de cet exemple que l’UE a voulu mettre en place un système équivalant pour réduire les émissions de dioxyde de carbone (CO2) après les engagements pris par ses Etats membres lors de la signature du protocole de Kyoto. L’idée était d’inciter les industriels européens, responsables de la moitié des émissions de CO2 dans l’UE, à réduire leurs émissions. Mais il s’agissait d’un projet d’une toute autre ampleur que son exemple américain puisqu’il s’agissait de 11 000 sites industriels. Ces derniers ont dû dans un premier temps évaluer leurs émissions pour pouvoir être incités à les réduire en se voyant attribuer gratuitement des quotas d’émissions, avec la possibilité pour les uns d’en acheter plus sur ce fameux marché européen du carbone (EU ETS ou SEQE), et pour les autres d’y vendre leurs surplus de certificats. Plusieurs phases étaient prévues pour réduire progressivement la quantité de quotas alloués gratuitement.
Un outil juridique a donc été créé, à savoir un "quota de CO2" équivalant à une tonne de CO2 et identifié sur le marché du carbone sous une référence bien précise. Ce "bien immatériel" est soumis à la TVA, qui représente plus de la moitié des recettes fiscales des Etats membres et est donc la première ressource de beaucoup d’entre eux, ainsi que n’a pas manqué de le souligner Aline Robert. Or, cette journaliste qui a été spécialisée sur les matières premières est bien consciente qu’il y a beaucoup de fraude à la TVA sur les matières premières, comme le blé ou le cuivre. Et c’est très vite arrivé aussi sur le marché du carbone.
Aline Robert estime que 10 milliards d’euros ont été volés aux Etats membres entre 2008 et 2010. Alors journaliste à La Tribune, elle s’est étonnée de voir les volumes augmenter subitement et fortement sur les marchés. Plusieurs d’entre eux ont dû être fermés, ce qui, note la journaliste spécialisée, n’arrive jamais sur les marchés financiers. C’est auprès de la douane judiciaire française qu’elle a alors appris qu’il y avait eu une fraude sur les marchés du carbone, et que les mafias avaient infiltré le mécanisme.
Aline Robert a mené l’enquête et a rencontré des fraudeurs - une filière franco-israélienne active dans les pays du Sud et au Danemark et une filière indo-pakistanaise active en Allemagne et au Royaume-Uni - dont elle a raconté de façon très schématique la fonction d’opérer : ces "pseudo traders" opéraient en région parisienne depuis des lieux comme des McDonald’s ou des hôtels pour acheter le matin des quotas de CO2 aux Pays-Bas par exemple. Ils les achetaient donc hors taxe. Et ils les revendaient le plus vite possible sur le marché français, en faisant payer le prix TTC. En clair, ils faisaient un bénéfice de 20 % dans la journée, en sachant que les fonds étaient immédiatement évacués vers des paradis fiscaux. Aline Robert cite l’exemple de fonds partis vers Hong-Kong, puis Tel-Aviv et enfin Dubaï.
Ceux qui opéraient de façon aussi simple ont certes été vite arrêtés. Mais d’autres ont été plus malins, ont fait des opérations plus compliquées, et sont toujours dans la nature, observe la journaliste. Il était alors très simple d’accéder à ces marchés. Ils suffisait par exemple de transmettre une copie de carte d’identité pour accéder au marché danois. Entre temps, l’accès à ces marchés est mieux contrôlé, assure la journaliste.
Mais la société civile n’a pas eu vent de ces affaires, relève la journaliste qui dénonce la façon "scandaleuse" dont les institutions financières ont "permis" cette fraude ou l’ont vécue de façon tout au moins très discrète. Elle cite l’exemple de la Caisse des dépôts français qui a transféré des centaines de millions d’euros vers des paradis fiscaux sans qu’on ne lui demande des comptes, et sans qu’on en demande non plus au Ministère des Finances français. Certes, la Deutsche Bank devrait faire l’objet de poursuites, mais cette année seulement, soit plus de cinq ans après les faits.
Aline Robert observe aussi que cette fraude a non seulement coûté très cher aux contribuables, mais qu’elle a aussi causé des victimes. Plusieurs meurtres seraient liés à ces affaires au cours des cinq dernières années, sans que la brigade criminelle n’arrive à avancer pour la simple raison, explique la journaliste, que c’est le crime organisé qui est derrière. Aline Robert relève aussi que ces filières auraient eu des liens avec le financement du terrorisme, ce qu’elle a pu découvrir en travaillant avec un réseau de journalistes basés au Danemark, à Dubaï ou aux Etats-Unis.
La journaliste signale aussi que les fraudes liées au marché européen du carbone ne se limitent pas à la fraude à la TVA. Même si elles sont moins spectaculaires, on peut ajouter à la liste "les investissements bidons dans des pseudo-projets environnementaux", les "vols de quotas par piratage informatique" ou encore le détournement fréquent du "mécanisme de développement propre" (MDP), mécanisme de flexibilité prévu par le protocole de Kyoto qui permet de compter comme réduction de ses propres émissions le soutien apporté aux réductions dans les pays non tenus par des objectifs d’émissions, ce qui est souvent dénoncé, y compris au Luxembourg, sous le terme de "hot air".
Certaines de ces fraudes n’existent plus, glisse toutefois la journaliste qui relève par exemple que les problèmes liés à ces "hot airs" sont actuellement "en sommeil" vus les prix très bras du quota d’émission. Quant à la fraude à la TVA sur le marché du carbone, le problème est résolu dans les pays où le régime de TVA sur les quotas de CO2 a été modifié de façon à ce que la TVA ne soit plus payée par l’acheteur, mais par le vendeur. Mais ce n’est par exemple pas encore le cas en Italie.
Une autre "arnaque" dénoncée par la journaliste est légale. Elle concerne les entreprises qui ont abusé du système, comme ArcelorMittal. Le géant de la sidérurgie, qui a son siège à Luxembourg, s’est vu allouer trop de quotas. Ceux-ci lui ont certes été attribués en 2007 pour une période de quatre ans et entre temps, la crise a nettement ralenti l’activité. Mais Aline Robert s’interroge toutefois pour savoir si ArcelorMittal est de bonne foi quand l’entreprise a mis en sommeil le site de Schifflange alors qu’elle disposait pour ce site de plus de 81 000 quotas d’émissions en 2012, alors que seuls 151 ont été émis.
Pour Aline Robert, ArcelorMittal est un cas d’école puisque sur la période 2008-2012, l’entreprise a eu en tout 123 millions de tonnes de surplus. Mais c’est aussi un exemple limite, qui n’est pas nécessairement représentatif, explique Aline Robert en rappelant que l’Etat a intenté une action en 2013 pour tenter de récupérer ces quotas et que la Cour constitutionnelle devrait bientôt trancher dans cette affaire. Pour ce qui est de savoir le fin mot de l’histoire, Aline Robert suggère de mener l’enquête : la question est de savoir ce qu’ArcelorMittal a fait de ces quotas, ce qui devrait être désormais possible à élucider puisque les registres permettant d’analyser les transactions sur le marché du carbone sont accessibles trois ans après les faits.
La journaliste explique que, pendant la même période, la sur-allocation de quotas aura été générale, puisqu’elle concerne l’ensemble des secteurs industriels à l ‘exception de la combustion. Mais elle devrait ralentir pour cesser d’ici 2018. Et les prix, qui sont actuellement de l’ordre de 7 euros la tonne de CO2 (alors qu’il faudrait qu’une tonne de carbone coûte 90 euros pour que créer des systèmes de captage soient rentables), devraient repartir à la hausse.
La Commission a tenté une réforme pour faire remonter les prix en proposant de retirer une certaine quantité de quotas du marché. Après avoir réussi à faire accepter par le Parlement européen et le Conseil, non sans difficultés, un gel temporaire de 900 millions de quotas excédentaires sur le marché du carbone, la Commission a en effet proposé en janvier 2014 la création d’une réserve de stabilité du marché pour le marché européen du carbone. Ce texte était à l’ordre du jour, pour avis, de la commission ITRE du Parlement européen le 22 janvier 2014. La journaliste a noté que par 32 voix contre 31, l’avis de cette commission est en faveur d’un recul du retrait des quotas à 2021. A plus long terme, la Commission veut aussi réformer le système pour pouvoir mieux le piloter.
Mais Aline Robert ne perd pas de vue que le lobbying a encore plus de poids dans un contexte de crise économique et de chômage. Pour autant, quand ArcelorMittal évoque "une concurrence déloyale" liée à la hausse prévisible des prix du carbone, comme le fait d’ailleurs la Fedil régulièrement, Aline Robert relativise : la menace de ne plus produire d’acier en Europe impliquerait de devoir construire des hauts-fourneaux ailleurs, ce qui n’est pas rien, sans compter que les contraintes liées au carbone se répandent un peu partout dans le monde et que le coût du transport de l’acier est proportionnel à son poids. De plus, dans le cadre de la troisième phase du système européen, qui a consisté à introduire des systèmes d’enchères en 2014, ArcelorMittal compte parmi les industriels qui continuent de bénéficier de quotas gratuits du fait qu’il s’agit d’une industrie sensible aux fuites de carbone.
Revenant plus largement aux instruments qui existent dans la lutte contre le changement climatique, Aline Robert montre que les marchés du carbone sont les plus répandus, et elle relève à ce titre qu’il existe déjà six marchés du carbone en Chine, tandis que d’autres pays ont opté pour l’introduction d’une taxe carbone. Le choix entre ces deux instruments suscite des débats intéressants, juge la journaliste, à condition toutefois qu’il ne soit pas utilisé par les climato-sceptiques pour faire reculer les choses.
Ces deux outils seraient d’ailleurs plutôt complémentaires aux yeux de la journaliste puisqu’il importe à ses yeux avant tout de donner un prix au carbone. Une taxe carbone a le mérite de créer une sorte de prix-plancher qui manque actuellement au système européen d’échange des quotas. A ses yeux, la création d’un marché du carbone européen, aussi imparfait soit-il, aura au moins aidé à une prise de conscience, notamment dans l’industrie, des émissions de CO2. Mais il reste difficile de savoir si le marché européen du carbone aura contribué à la réduction des émissions de CO2 observée dans l’UE : entre la crise économique et les investissements dans les énergies renouvelables, il est en effet difficile de faire la part des choses.
Et si l’approche choisie jusqu’ici dans les négociations climatiques n’a pas encore porté ses fruits – il s’agissait de fixer un objectif de réduction en commun puis de partager l’effort -, Aline Robert se dit que l’approche "bottom up" choisie pour la COP21 - dans laquelle on part du principe que chacun fait ce qu’il peut avec les moyens de son choix - peut paraître moins ambitieuse mais peut s’avérer plus pragmatique, entre autre parce que tous les instruments peuvent s’y inscrire.