La commission spéciale TAXE du Parlement européen s’est réunie le 1er juin 2015 à Bruxelles pour l’audition de plusieurs invités, dont le lanceur d’alerte Antoine Deltour, qui a révélé l’affaire Luxleaks ayant conduit à la mise en place de cette commission spéciale. Les autres invités étaient Mario Monti, sénateur italien et ancien commissaire en charge de la fiscalité et du marché unique (1995 – 1999) et de la concurrence (1999 – 2004) et Tove Ryding, membre de l’ONG Eurodad qui travaille sur l’endettement des pays. Compte tenu de la charge de travail, le député français Alain Lamassoure (PPE), président de la commission spéciale, a annoncé avoir demandé une prolongation du mandat de la commission spéciale jusque fin octobre.
Plusieurs invités ne se sont pas présentés à la réunion, dont l’ancien fonctionnaire luxembourgeois des Contributions, Marius Kohl, signataire de nombreuses décisions anticipées en matière fiscale (rulings) au Luxembourg, qui était "injoignable", selon Alain Lamassoure, et qui sera invité une nouvelle fois le 23 juin 2015. Les États de l'UE avaient par ailleurs jusqu'au 31 mai 2015 pour répondre à un questionnaire transmis par la commission spéciale, mais seuls neuf ont répondu dans les temps, a dénoncé Alain Lamassoure.
Plusieurs entreprises ont par ailleurs été invitées, mais toutes ont décliné l’invitation. L’eurodéputé vert allemand Sven Giegold a publié sur son site les lettres de refus de onze entreprises invitées, dont McDonalds, CocaCola, Google, Fiat, Amazon, Ikea, Total et HSBC, les accusant de se comporter comme des "tire-au-flanc" et d’avancer des justifications "inouïes". Plusieurs entreprises ont fait savoir qu’elles coopèrent déjà pleinement avec la Commission européenne dans ses enquêtes approfondies en matière de rulings, dont Amazon qui a répété "n’avoir profité d’aucun traitement spécial de la part du Luxembourg", tout en jugeant qu’il serait "inapproprié" d’en discuter vu que l’enquête est en cours. La même argument provient de Fiat, qui fait également l’objet d’une enquête de la Commission et affirme "ne pas avoir reçu d’aide d’Etat au Luxembourg".
La plupart des entreprises ont également décliné une invitation pour le 23 juin, selon Sven Giegold. "Si elles ne viennent pas, c’est qu’elles plaident coupable et qu’elles n’osent pas s’expliquer devant nous", a déclaré Alain Lamassoure. "Nos moyens juridiques sont faibles, nos moyens politiques sont forts", a-t-il ajouté. "Je ne peux convoquer personne, ni l’obliger à venir, mais je peux inviter", a-t-il précisé. Il a encore justifié pourquoi le Parlement européen n’a pas créé une commission d’enquête, expliquant que le domaine de la fiscalité relève de la compétence des Etats membres et "n’est pas du tout juridiquement de la compétence du Parlement européen".
Le député allemand Fabio di Masi (GUE/NGL) a pour sa part insisté sur le fait qu’il n'y a pas eu la volonté politique de mettre sur pied cette commission d'enquête. "Le droit européen est violé en permanence et le Parlement européen aurait dû agir", a-t-il dit.
Alain Lamassoure a observé que tous les gouvernements, y compris celui de Suisse, ont accepté la demande de la commission spéciale de visiter le pays en "mission d’information" pour auditionner leurs ministres en charge de la fiscalité, rencontrer l’administration etc. Il s’est dit "persuadé" que "ceux qui nous ont donné un avis défavorable seront amenés à changer d’avis". Pour rappel, la visite de la commission TAXE au Luxembourg a eu lieu le 18 mai 2015.
Le Français Antoine Deltour, ancien auditeur du cabinet PriceWaterhouseCoopers (PWC), qui est à l’origine de Luxleaks, a regretté qu'une véritable commission d'enquête n'ait pas été mise en place. "Cette commission d'enquête aurait permis d'exiger des documents", a-t-il expliqué. Il s’est dit "scandalisé" par sa découverte d’une optimisation fiscale "agressive à l’échelle industrielle" et des situations de "quasi-absence de taxation" qu’il juge "inacceptable" en tant que citoyen. "Non seulement les entreprises exploitent les failles dans les législations nationales, mais certains Etats membres développent des systèmes de promotion de régimes fiscaux visant à capter la base fiscale de leur voisin", a-t-il dit. Plusieurs documents qu’il avait copiés contenaient par ailleurs un appel à ne pas les faire circuler et une mise en garde contre le "risque de litige" avec des autorités fiscales étrangères.
Mis en examen par la justice luxembourgeoise, Antoine Deltour a encore affirmé qu’il risque cinq ans prison et plus d’un million d’amende. Il a souligné l’importance des lanceurs d’alerte comme "moteur" de l’action politique et jugé qu’il est "indispensable" que le Parlement européen se dote d’une protection des lanceurs d’alerte.
Tove Ryding de l’ONG Eurodad a déploré qu'il soit possible d'aller en prison pour avoir dit la vérité, en appelant à une directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte. Dans ce contexte, elle a appelé à des rapports (reporting) pays par pays qui soient publics. "Certains pensent que le 'reporting' est très sensible", a-t-elle expliqué, jugeant que les informations telles que les taxes payées par les entreprises n'étaient pas confidentielles. Le sujet fait l’objet de vives discussions au Parlement européen, mais aussi au sein de la Commission.
Elle a dénoncé dans son discours le fait que Jean-Claude Juncker, l’homme politique au pouvoir au Luxembourg lors de la signature des rulings, a été élu à l’une des fonctions les plus puissantes dans les institutions européennes, à savoir à la tête de la Commission européenne. "S’il a de bonnes intentions, il ne les a pas encore montrées", a-t-elle ajouté. Le fait que le Luxembourg prend la présidence du Conseil de l’UE en juillet "ne facilitera pas la situation", a-t-elle jugé, insistant que cela aurait pour effet de mettre "le loup dans la bergerie".
Interrogée sur le paquet transparence présenté par la Commission le 18 mars dernier, Tove Ryding a estimé qu'il n'était pas utile. "Il n'y a rien de plus que le public est en droit de voir", a-t-elle déclaré, faisant référence à l'échange automatique d'informations sur les 'tax rulings', qui prévoit la transparence entre administrations fiscales. "Seulement quelques administrations fiscales seront autorisés à en savoir plus", a-t-elle critiqué.
Le sénateur italien Mario Monti a retracé l’ambiance autour du Conseil Ecofin du 1er décembre 1997 qui a mené à la conclusion d’un accord sur un code de conduite dans le domaine de la fiscalité, suite à un débat sur la nécessité de lutter contre la concurrence fiscale dommageable, comme l’indiquent les conclusions. Ce paquet fiscal a été approuvé à l’unanimité "grâce à la détermination et aux compétences de négociation" de Jean-Claude Juncker, alors Premier ministre et ministre des Finances du Luxembourg, qui présidait le Conseil, a insisté Mario Monti. Il a ajouté "être plein d’espoir que sa Commission va agir avec détermination".
Mario Monti rappelle que le paquet de 1997 est "considéré comme un des éléments constitutifs du développement de règles en matière de la coordination fiscale et d’aides d’Etat, y compris les rulings". Selon lui, la stratégie de la Commission à l’époque affichait des "ambitions moins élevées" en termes de fiscalité afin d’arriver à un accord avec les ministres des Finances, en leur offrant une coordination fiscale plutôt qu'une harmonisation, qui apparaissait "plus menaçante" pour leur souveraineté.
Mario Monti a cité un exemple du "microcosme du Benelux", expliquant que "les Belges voulaient une directive sur l'épargne parce que trop de Belges plaçaient leur argent au Luxembourg tandis que le Luxembourg se plaignait que les Belges offraient un traitement trop favorable aux multinationales".
Dans ce contexte, il faut rappeler que le Conseil Ecofin de 1997 appelait la Commission à présenter des propositions de directive, notamment en matière de fiscalité sur l’épargne, "en vue de garantir un minimum d’imposition effective" et "d’éviter des distorsions indésirables de concurrence" ainsi qu’en matière des paiements d’intérêts et de redevances des entreprises.