Hans Tietmeyer, l’ancien président de la Bundesbank, a été le conférencier de la séance inaugurale du grand colloque que le CVCE a consacré les 27 et 28 novembre 2013 à l’action et à la vision européenne de l’homme politique luxembourgeois Pierre Werner (1913-2002), dont le centenaire de la naissance est actuellement fêté.
Pierre Werner est communément considéré comme un des pères de l’euro pour avoir élaboré et présenté en 1970 un plan sur la réalisation par étapes d’une Union économique et monétaire qui porte son nom. Hans Tietmeyer a fait en 1970 partie du comité dit "Werner" par lequel a été rédigée la version finale de ce rapport. Pour Hans Tietmeyer, Pierre Werner fait partie des "très grands" qu’il a rencontrés au cours de sa vie, ce qui lui fait dire que ses mérites ne devraient pas être oubliés.
Hans Tietmeyer a expliqué dans un premier temps comment des éléments du plan Werner ont été repris en 1991 dans les chapitres du traité de Maastricht consacrés à l’Union économique et monétaire (UEM), mais "malheureusement seulement en partie". Le plan Werner reste pour lui un important guide pour la politique actuelle.
Il a ensuite jeté un regard en arrière vers les années 50, au cours desquelles les relations monétaires, internationales et entre Etats européens, ne posaient guère de problèmes. L’on est passé progressivement vers la libre convertibilité des monnaies sous les auspices du système de Bretton Woods et de l’étalon-or. Mais au cours des années 60, le dollar US et la livre sterling commencent à donner des signes de faiblesse. Le ministre allemand de l’Economie et futur chancelier, Ludwig Erhard, pousse vers la réévaluation du mark allemand (DM), ce qu’il réussit en 1961 dans un contexte nouveau de tensions monétaires avec le franc français (FF), mais aussi avec le franc belgo-luxembourgeois (FB), et alors que la libre circulation des marchandises prend son départ tout comme la politique agricole commune (PAC). Ce contexte impose aussi une réflexion sur la coordination des politiques monétaires et l’idée d’une intégration monétaire dans le cadre d’une intégration plus large.
Dès 1962, raconte Hans Tietmeyer, la Commission européenne veut développer une vision à long terme d’une UEM, et on en discute à Bâle dans un comité des présidents des banques centrales. En Allemagne, l’idée d’une programmation commune de la politique commune suscite des controverses acerbes, dans la mesure où les idées avancées sont largement tributaires d’une approche de type "plan français" qui n’harmonise pas forcément avec l’approche allemande de type "économie sociale de marché". En Allemagne, le clivage passe entre Konrad Adenauer et Walter Hallstein d’un côté, et le ministre Ludwig Erhard de l’autre. La France et l’Allemagne ne partagent pas la même idée du rôle central et planificateur de l’Etat, ni de la stabilité des valeurs monétaires et du rôle de la banque centrale. Ludwig Erhard défend "l’ordo liberalis", l’étalon-or et l’indépendance de la banque centrale contre la tradition centraliste et de régulation économique et monétaire défendue par la banque centrale de la France. Une partie de ces éléments marque encore le débat actuel, a souligné Hans Tietmeyer, qui fait remarquer qu’à l’époque, les petits Etats membres étaient moins fixés en ce qui concerne leur politique dans ces matières.
A la fin des années 60 et au cours des années 70, des tensions monétaires surviennent, notamment en novembre 1968, où la France doit dévaluer parce qu’elle n’est pas soutenue par l’Allemagne, et la Communauté européenne est pressée de s’élargir. S’y ajoute en 1969 le départ du président De Gaulle et l’élection de Georges Pompidou à sa succession en France et l’arrivée au pouvoir en Allemagne du gouvernement de centre-gauche de Willy Brandt. Pompidou et Brandt se rencontrent en décembre 1969 et décident deux choses : en finir avec le blocage des négociations d’adhésion avec les pays européens intéressés, dont le Royaume-Uni, et élaborer un plan en plusieurs phases vers une UEM. Pierre Werner est choisi comme président du comité censé élaborer ce plan.
D’emblée, narre Hans Tietmeyer, la discussion a révélé l’opposition entre "économistes" et "monétaristes". Mais les travaux prirent le chemin d’un arrimage des monnaies dans le meilleur des délais et l’on s’est accordé à prôner la nécessité de miser sur le développement de politiques monétaires et économiques qui iraient de pair. En cela, le comité Werner ne fut pas suivi par la Commission qui a préféré prôner le développement parallèle de la coopération monétaire et politique, une approche dont le temps a montré, selon Tietmeyer, qu’elle n’était pas suffisante. Les dévaluations et réévaluations des monnaies européennes ont continué.
Ce n’est que dans les années 80 que la politique monétaire de Jacques Delors et sa relance du projet européen ont rendu possible la mise en place d’un groupe de travail sur l’UEM, en 1988, dont les travaux mènent vers le traité de Maastricht. On y formule des règles budgétaires, on y approuve le principe d’une banque centrale indépendante, mais l’on veut aussi rendre possible des politiques économiques approuvées par le Parlement européen. Or, ce point suscite le veto de l’Allemagne fédérale à cause de la Bavière.
Par la suite, la Commission, mais aussi la BCE se baseront pendant les dix premières années, pour juger des critères de stabilité économiques et budgétaires par exemple, sur des rapports visant toute l’UE, et non pas réalisés pays par pays, et qui se révèleront toujours positifs, ce qui constitue pour Hans Tietmeyer "une grande erreur". Les divergences qui prennent leur essor et les erreurs internes des Etats membres sont cachées. On ne parle que de succès. Le prix à payer sera en 2008 la contamination rapide de la crise américaine. Bref, sur cette époque, "il ne faut se faire aucune illusion".
Les dernières mesures de stabilisation qui ont été prises par l’UE – l’EFSF, le MES, le pacte budgétaire ou TSCG, etc. – sont "utiles", pense Hans Tietmeyer. Reste que pour lui, l‘euro- système a besoin d’autres "améliorations pour pouvoir exister durablement".
Selon Hans Tietmeyer, il faudrait des règles bancaires qui obligent les établissements de crédit à être transparents sur leur bilan. De même il faudrait des politiques budgétaires et économiques qui soient transparentes. Des premiers pas ont été faits dans cette direction, mais Hans Tietmeyer n’est pas convaincu que des analyses critiques soient régulièrement livrées. Il nourrit également de sérieux doutes quant au fait que les mécanismes mis en œuvre soient suffisants. Par ailleurs, il ne pense pas que la Commission européenne et le Parlement européen soient en mesure de contrôler suffisamment les politiques des Etats membres.
Avec le mécanisme de surveillance unique (MSU), la Commission a pris le bon chemin pour renforcer l’union monétaire, mais – et là il reprend la position actuelle de l’Allemagne sur ce chapitre - elle doit se garder d’aller trop loin avec sa proposition sur le mécanisme de résolution unique (MRU), cette dernière pouvant aller à l’encontre des principes d’une concurrence non faussée.
D’un autre côté, Hans Tietmeyer recommande aux Etats membres de choisir un autre chemin que les pays anglo-saxons sur la question des règles du financement des Etats que ces derniers considèrent comme étant peu risquées. Ils devraient introduire des normes pour le financement des Etats, aussi parce que la communauté d’intérêts entre les Etats membres a ses limites du fait qu’ils n’ont pas fusionné en une communauté d’Etats. De telles règles pour le financement des Etats serviraient à consolider la communauté d’intérêts et à apprendre à vivre ensemble dans un système de type fédéral. Mais la route vers ce qui est une union politique est encore longue, pense l’ancien chef de la Bundesbank.
Hans Tietmeyer a ensuite cité un passage du plan Werner, dont il a été le « co-formulateur », et dans lequel on lit : "L'union économique et monétaire apparaît (…) comme un ferment pour le développement de l'union politique dont elle ne pourra, à la longue, se passer". Au cours des années 70, raconte-t-il, on a évité d’aborder ce sujet, entre autres à cause des résistances qu’il a suscitées en Allemagne. L’Union à 28 est selon lui encore moins prête à aborder un tel sujet. Néanmoins, elle ne devrait pas se fermer à ce défi de l’approfondissement de l’UE vers une union politique. Le modèle pourrait être le système fédéral américain, qui rassemble ses immigrants en une communauté d’intérêts. Le modèle pourrait aussi être l’Etat fédéral suisse qui rend possible le "vivre-ensemble des tribus", un modèle où l’Etat central et son sommet sont allégés, mais où les décisions se prennent à de nombreux niveaux inférieurs. En tous cas, l’union politique n’est pas pour Hans Tietmeyer un sujet abstrait, et elle ne devrait pas être tabouisée. Et l’UEM est d’ores et déjà selon les termes du plan Werner "un ferment" qui agit.
Pour l’orateur, Pierre Werner a vu loin au cours des années 70, et lui-même a beaucoup appris de lui. Werner a été un bon président, un bon formulateur, quelqu’un qui a su tracer les grandes orientations et proposer des détails de leur mise en œuvre, quelqu’un qui n’a pas seulement publié des données, mais qui a aussi jeté un regard derrière les coulisses. Le Plan Werner pourrait ainsi servir de grille de lecture pour déchiffrer le futur de l’euro. "Sans euro, l’Union européenne n’a pas de futur !", a lancé Hans Tietmeyer à l’attention des intellectuels français et allemands.
S’exprimant sur la situation actuelle en Allemagne, Hans Tietmeyer s’est réjoui du fait que les partis CDU et SPD de la nouvelle coalition partagent la même vision de l’euro et de l’UE. En même temps, il a fait état des grandes résistances à l’égard de la politique monétaire de la zone euro, même si la majorité des électeurs la soutient. Mais il faudra la consolider sur le long terme, et la meilleure façon de le faire est de respecter dans tous les Etats membres les règles fixées en commun selon l’adage que « pacta sunt servanda ». Une attitude à travers laquelle se traduirait l’héritage durable de Pierre Werner.
Philippe Maystadt, ministre d’Etat belge et président de la BEI de 2000 à 2011, a été le 28 novembre 2013 l’autre vieux routier de la cause européenne à prendre la parole lors du colloque sur Pierre Werner et son œuvre.
Pour lui, une des faiblesses du traité de Maastricht, qui le rend boiteux, est que sa jambe économique est plus faible que sa jambe financière. Or, l’Union économique devrait être conçue comme un marché unique doté d’une bonne gouvernance économique. Une raison pour faire dire à Philippe Maystadt que l’idée de la création d’un ministre de l‘Economie de l’UE est bien insuffisante. Car il faut mettre fin au paradoxe récemment évoqué par Mario Monti que les Etats membres de l’UE qui ne sont pas membres de la zone euro sont en partie plus en conformité avec les règles de l’UEM que ceux qui en font partie. La France et l’Allemagne devraient donc, selon Philippe Maystadt, s’engager davantage pour le marché unique, notamment dans les domaines de l’électricité, du gaz, des chemins de fer, etc., dans la mesure où le marché unique est une composante structurelle de l’UEM.
Pour l’ancien chef de la BEI, de grands progrès ont été faits : semestre européen, recommandations de la Commission, procédure des déséquilibres macroéconomiques. Il salue l’idée du déficit structurel qui n’est pas identique au déficit numérique, car "ces déficits ont été invités à se développer dès le début de l’euro".
Néanmoins, il faudrait selon Philippe Maysradt aussi aller vers la création d’un mécanisme d’absorption des grands chocs financiers dit de "capacité budgétaire". Ce mécanisme devrait fonctionner selon le principe de la "neutralité distributionnelle", afin que l’on évite que les transferts de fonds n’aillent constamment que des pays A vers les pays B. Il ne devrait pas non plus inviter des Etats membres à différer leurs réformes structurelles, tout au contraire. Ce mécanisme "préventif" permettrait d’éviter les crises aigües. Pour fonctionner, il devrait disposer d’une capacité garantie égale à 1 % du PIB de l’UE.
L’Union économique ne pourra pas non plus progresser sans une Union bancaire, estime Philippe Maystadt. Mais une Union bancaire qui devrait aller au–delà de la surveillance et prévoir un mécanisme de résolution unique (MRU) ainsi qu’une garantie des dépôts. La directive BRRD, en cours de finalisation, qui se propose d’harmoniser les régimes nationaux de résolution bancaire et qui prévoit une hiérarchie des créanciers iest pour Philippe Maystadt un pas dans la bonne direction.
Reste qu’il lui faut constater que la Commission est bloquée par certains Etats membres, dont l’Allemagne, pour aller de l’avant avec le MRU, alors qu’elle n’a fait qu’agir selon les décisions du Conseil européen. L’Allemagne, constate Philippe Maystadt, veut limiter le mécanisme de résolution à 230 grandes banques, une position par laquelle elle s’est isolée et qui est d’abord selon lui le fruit du lobbying des banques allemandes et de l’opinion publique qui ne veulent pas que Bruxelles s’immisce dans les affaires des banques régionales allemandes qui sont fortement liées aux mondes corporatif et politique. Néanmoins, le risque existe pour l’ancien chef de la BEI que "si la mauvaise volonté allemande persiste", l’on arrive seulement à une solution a minima "qui n’a rien à voir avec une union bancaire qui est censée briser le lien entre dette bancaire et dette souveraine, alors qu’une vraie union bancaire est une condition sine qua non du retour de la confiance".
Pour Philippe Maystadt, l’Union économique implique plus de pouvoirs pour les institutions de l’UE. De ce fait, le problème de la légitimité démocratique est posé. De ce fait, l’Union devrait aussi devenir plus fortement une Union politique. Le pouvoir du parlement européen est ici encore limité, même s’il participe aux discussions de certains volets de l’Union bancaire. Mais il ne faut pas seulement un contrôle démocratique, mais également une remise en jeu de la responsabilité politique. Par ailleurs : l’UE doit-elle être gouvernée de manière intergouvernementale ou à travers les institutions de l’Union ? Qui est en fin de compte en charge ? Qui est le détenteur de la légitimité politique ?
Philippe Maystadt évoque une « démocratie post-nationale », mais il pense qu’il est aussi possible de combiner approche intergouvernementale et approche communautaire, par exemple à travers la nomination d’un président permanent de l’Eurogroupe, ce qui aurait selon lui permis d’éviter l’affaire chypriote de mars 2013 qu’il qualifie de "lamentable". Une autre manière d’agencer les choses serait de créer une assemblée parlementaire de la zone euro. Il voit deux options. Une première serait d’y faire siéger ensemble les eurodéputés ressortissants des 18 Etats que comptera bientôt la zone euro. Mais cette option se heurte à des réticences car elle comporte le risque que ne se créent deux classes d’eurodéputés. Une autre option serait de faire siéger ensemble dans le cadre d’une conférence interparlementaire une délégation de la commission ECON du Parlement européen et les commissions de travail homologues des parlements nationaux des pays de la zone euro. Mais, observe malicieusement Philippe Maystadt, "si Pierre Werner était encore de ce monde, l’on associerait aussi les partenaires sociaux".
Pour Philippe Maystadt, l’Union européenne se trouve à "un point de basculement": "Soit elle va dans le sens d’une Union monétaire, d’une Union bancaire, d’une Union économique et d’une Union politique, soit l’on détricotera d’abord l’UEM et puis l’UE dans son ensemble."