Le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, a fermement rejeté, le 7 juillet 2014 à Luxembourg les accusations qualifiées de "diffamatoires" de l'ancien commissaire John Dalli qui affirme avoir été "forcé" de quitter la Commission après sa mise en cause dans une affaire de corruption présumée liée à l’industrie du tabac. Selon John Dalli, il s’agissait d’un "coup monté" de cette même industrie qui craignait un durcissement des règles dans le cadre de la révision en cours de la directive tabac et qui l’aurait donc "piégé".
Convoqué comme témoin devant le Tribunal de l’Union européenne dans le cadre de l’ "affaire Dalli contre Commission", une première pour un président de la Commission en exercice, José Manuel Barroso était ainsi invité à s’expliquer sur les conditions de la démission de l’ex commissaire John Dalli le 16 octobre 2012. Il a longuement justifié une "décision politique" et assuré de la démission "volontaire" et "non ambiguë" de son ancien commissaire, ce que le principal intéressé a de son côté contesté une nouvelle fois devant les juges européens.
John Dalli, de nationalité maltaise, avait été nommé membre de la Commission européenne pour la période allant du 10 février 2010 au 31 octobre 2014, chargé du portefeuille de la santé et de la protection des consommateurs. En 2012, une enquête a été ouverte à son encontre par l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) pour trafic d’influence : alors que la directive européenne sur le tabac était en cours de révision, une entreprise du secteur du tabac, Swedish Match, aurait été approchée par un restaurateur maltais, Silvio Zammit, qui prétendait pouvoir user de ses relations avec John Dalli pour faire lever, dans l’UE, l'interdiction du snus (poudre de tabac humide principalement consommée en Norvège et en Suède) contre le paiement d’une somme de 60 millions d’euros.
Le 16 octobre 2012, John Dalli a été convoqué par le président de la Commission, José Manuel Barroso. Selon l’ancien commissaire Dalli, le président Barroso, qui avait reçu les conclusions du rapport d’enquête de l’OLAF la veille, lui a demandé de présenter sa démission le jour-même. Mis devant le fait accompli et sans être autorisé à consulter le rapport de l’OLAF, John Dalli n’aurait pas eu d’autre choix que d’indiquer verbalement qu’il présenterait sa démission.
Dans la suite de la journée, John Dalli a refusé de signer la lettre de démission préparée à son intention. Le même jour, la Commission a publié un communiqué de presse pour annoncer la démission du commissaire Dalli avec effet immédiat. Le lendemain, le 17 octobre 2012, le directeur général de l’OLAF a indiqué, au cours d’une conférence de presse, que le processus décisionnel concernant la directive sur le tabac n’avait pas été affecté et qu’il n’était pas prouvé que John Dalli avait participé directement, en tant qu’instigateur, au trafic d’influence reproché. En revanche, l’OLAF soulignait que John Dalli était au courant qu’une personne utilisait son nom et ses fonctions pour se procurer des avantages financiers. L’OLAF reprochait à M. Dalli de n’avoir pris aucune mesure pour prévenir ces faits, s’en dissocier ou les signaler.
John Dalli, qui a toujours catégoriquement contesté les accusations portées contre lui, a saisi le Tribunal de l’UE pour obtenir l’annulation de la prétendue décision orale par laquelle le président Barroso aurait exigé sa démission le 16 octobre 2012 ainsi que pour obtenir réparation du préjudice subi.
La question au cœur de l’audience du 7 juillet et que les cinq juges européens vont devoir trancher ne semble donc pas simple : John Dalli a-t-il démissionné de son plein gré, tel que l'affirme José Manuel Barroso et plusieurs autres témoins convoqués devant le Tribunal, dont son chef de cabinet, Johannes Laitenberger et le directeur général du service juridique de la Commission, Luis Romero Requena, ou bien a-t-il été contraint de le faire, comme l’assure John Dalli, ce qui reviendrait à un licenciement illégal selon lui ?
Premier à comparaître devant le Tribunal de l’UE, John Dalli a longuement relaté le déroulement de la réunion d’environ 1h30 qu’il a eue avec José Manuel Barroso le 16 octobre 2012. "Les choses ne sont pas positives, nous avons un problème", lui aurait simplement dit José Manuel Barroso en l’informant des conclusions du rapport de l’OLAF, sans lui permettre néanmoins de lire le document. Le rapport de l’OLAF faisait notamment état de "plusieurs" réunions restées confidentielles entre celui qui était alors commissaire et des lobbyistes de l’industrie du tabac. "Des faits montés en épingle pour aboutir à des conclusions préfabriquées", a estimé John Dalli qui reconnaît deux rencontres fortuites, dont l’une au bord de la piscine d’un hôtel en vacances. "Je n'ai rien fait de mal, c'est ma conviction", a-t-il plaidé, affirmant "qu'aucune somme d'argent n'a été payée à qui que ce soit".
José Manuel Barroso lui aurait alors expliqué que la situation était "intenable" et qu’il devait en conséquent quitter son poste de commissaire. "J'ai réfuté toutes les accusations et j’ai demandé accès au rapport. Le président m’a dit que ce n’était pas possible", relate John Dalli qui s’est vu refuser tout délai, même "de 24 heures", afin de consulter un conseil juridique. Dans son témoignage, le président de la Commission a argué du caractère confidentiel de ce rapport qui devait être transmis aux autorités maltaises pour justifier ce refus. "Pourquoi le faire de façon aussi expéditive, sans même que le rapport de l’OLAF soit soumis à son comité de supervision", s’est interrogé John Dalli. D’autant que ledit comité de supervision de l’OLAF, dans un rapport spécial au Parlement européen (rendu public le 6 juillet 2014 suite aux requêtes de l'ONG Corporate Observatory Europe en vertu de la législation européenne sur l’accès aux documents de l’UE) juge très sévèrement le travail de l’OLAF dans cette affaire.
Pendant plus d’une heure de discussion, le Maltais aurait tenté de plaider sa cause, soulignant le caractère erroné de cette décision et appelant le président Barroso à la reconsidérer. "José Manuel Barroso a insisté, disant que je n’étais plus à ma place, que je devais partir", a dit John Dalli devant les juges, évoquant un "harcèlement" du président. "Dès le début de la réunion, il m’a mis face à un choix : soit de démissionner volontairement, soit d’être démissionné. Mais en réalité, la décision était prise, il n’y avait pas de choix possible", dit-il. Face à l’insistance du président, l’ancien commissaire dit avoir cédé : "j’ai dit que je partirais, mais pas volontairement", a assuré John Dalli, qui parle de "démission ambiguë".
"C’était une embuscade", a poursuivi l'ancien commissaire en soulignant qu’il n’avait même pas été mis au courant de l’ordre du jour de la réunion. "Mon sentiment est que j'ai été viré" et "mis devant le fait accompli", a-t-il assuré, cela sans possibilité de se défendre et sans avoir d'autre choix que de quitter la Commission européenne. Selon lui, la décision "d'en finir" avec lui avait été prise bien en amont de la réunion du 16 octobre 2012 et même de la remise du rapport de l’OLAF au président de la Commission la veille. Pour preuve selon lui, la réunion du 16 octobre 2012 avait été fixée cinq jours plus tôt, dès le 11 octobre.
De son côté, le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, a assuré devant les juges que John Dalli avait bien "démissionné de son propre gré dans [s]on bureau" pour défendre son honneur et cela "sans la moindre ambiguïté" et sans qu’il ait dû le lui "demander formellement" comme le permet l’article 17 paragraphe 6 du Traité de l’UE. Une affirmation qu’ont ensuite corroborée le chef de cabinet du président Barroso, Johannes Laitenberger et le chef du service juridique de la Commission, Luis Romero Requena tous deux témoins de la démission orale de John Dalli. José Manuel Barroso estime que si John Dalli a "changé d’avis par la suite", ce serait avant tout pour des raisons de défense, le président de la Commission rejetant catégoriquement les "allégations sans fondements et diffamatoires" de l’ancien commissaire "qui développe des théories du complot".
Le président de la Commission a expliqué que le rapport de l’OLAF faisait état de "très graves accusations qui ont été portées contre M. Dalli, des accusations de contacts inappropriés avec le lobby du tabac et la connaissance de tentative de corruption". Il s’agissait au minimum d’"indications d'un comportement imprudent et inapproprié" de son commissaire, dont les "contacts confidentiels" avec des représentants de l'industrie du tabac étaient selon lui un "motif suffisant pour qu'il quitte la Commission".
Selon le président de la Commission, trois scénarios étaient alors possibles : soit le commissaire se défendait de manière convaincante et il restait en place, soit il partait, volontairement ou non. Or, John Dalli aurait reconnu un comportement "imprudent", selon José Manuel Barroso qui dit ne pas avoir été convaincu par ses explications. "Après une longue discussion des pours et des contres, je lui ai donné un choix très clair à faire entre deux alternatives", à savoir démissionner volontairement "pour blanchir son nom", ou entamer une procédure formelle de démission forcée. "À ce stade, il était devenu vraiment clair pour moi que politiquement, il était impossible pour lui de continuer en tant que commissaire", a-t-il dit aux juges.
"J'avais perdu la confiance politique et personnelle envers M. Dalli" en raison de ses "relations étranges avec l'industrie du tabac", a-t-il insisté. Et de justifier le caractère éminemment "politique" de sa décision. "Il ne s'agit pas d'une question de droit du travail, ni d'une mesure de sanction disciplinaire. [...] Ma décision n'était pas une décision de nature juridique. La question était politique", a-t-il poursuivi.
"Si l'intégrité d'un membre de la Commission est mise en doute, toute la Commission est mise en cause", a poursuivi José Manuel Barroso. John Dalli devait ainsi quitter la Commission le plus rapidement possible, soit le jour même de cette réunion, afin de préserver la crédibilité politique de l'institution, car le contenu du rapport de l'OLAF "risquait de fuiter". Et d’évoquer la chute de la Commission Santer en raison du refus de démission de la commissaire Edith Cresson en 1999. "Pour moi, la présomption d'innocence est sacrée. Mais ici on parle de conditions politiques. C'était impossible qu'il continue, ce n'était plus tenable politiquement", a-t-il répété.
Dans le cas contraire, "le Parlement européen aurait pu déposer une motion de censure et les conséquences auraient été dévastatrices. Il n’aurait pas été possible d’adopter la directive avec tous les doutes autour de sa personne. Après sa démission, la directive a été adoptée dans les délais prévus", s'est-il félicité.
En interrogeant les témoins, les avocats de John Dalli se sont surtout attachés au fait que, en vue de la réunion du 16 octobre, la Commission avait préparé deux projets de communiqué de presse, l'un faisant état d'une démission volontaire du commissaire et l'autre d'une demande formelle du président, tous deux ayant été transmis au service de presse avant le début de la réunion. Aucun, en revanche, ne faisait état du maintien du commissaire dans ses fonctions.
Cette absence laisse penser aux avocats de John Dalli que le commissaire n’a bénéficié à aucun moment de la présomption d'innocence et de la possibilité de se défendre face aux accusations Sans avoir eu accès aux détails du rapport de l'OLAF, les avocats du Maltais estiment que celui-ci n'aurait de toute manière pas pu se blanchir, ce rapport ne contenant de surcroît que des accusations, mais pas de preuves formelles quant à la culpabilité de John Dalli, ont-ils soulignés, estimant que les droits fondamentaux de leur client avaient ainsi été violés. Ensuite, la réunion du 16 octobre avec le président Barroso a été organisée cinq jours auparavant, alors que ce dernier a assuré n'avoir eu connaissance d'un résumé des conclusions de l'enquête que le 15 octobre. De surcroît, aucun ordre du jour n’avait été annoncé.
José Manuel Barroso a de son côté affirmé que dès mai 2012, la Commission avait été informée de l’ouverture d’une enquête et que le 25 juillet 2012, une première rencontre entre lui et le commissaire Dalli avait été organisée à ce sujet. "Quelques jours" avant la réunion du 16 octobre, José Manuel Barroso dit avoir été informé de manière succincte du caractère "négatif" des conclusions de l'enquête, d’où l’organisation de cette réunion. Selon les avocats de la Commission, John Dalli savait d’ailleurs pertinemment qu'une enquête était menée par l'OLAF qui l'avait interrogé et il pouvait donc préparer sa défense. Mais pour les avocats de M. Dalli, la possibilité du maintien du commissaire n’a jamais été sur la table, ce qui a été réfuté par les avocats de la Commission. Aucune décision n'a été prise à l'avance, ont-ils dit.
Néanmoins ce rapport était une sorte de "bombe" politique potentielle, a déclaré Luis Romero Requena. Il s’agissait d’éviter les fuites et les dommages politiques éventuels, surtout au regard de relations tumultueuses passées avec l'OLAF, a-t-il dit.
Désormais il appartient aux cinq juges européens du Tribunal de l’UE de se prononcer sur la légalité de la démission, volontaire ou forcée, de l’ancien commissaire Dalli. L’arrêt du Tribunal n’est pas attendu avant plusieurs mois.