Invité par son homologue luxembourgeois Claude Turmes, le député européen vert José Bové était de retour au Luxembourg, le 4 février 2014, afin d’y tenir une conférence publique sur l’évolution jugée nocive du secteur de l’industrie agroalimentaire, et, plus particulièrement, sur le lobbying au niveau européen et ses dérives.
Adversaire assidu de la "malbouffe" et très actif dans les dossiers des organismes génétiquement modifiés (OGM), des pesticides, ou encore de la privatisation des semences, l’ancien arracheur de plants de maïs OGM, élu député européen en 2009, a tenté pendant les cinq dernières années de jouer un rôle déterminant au sein de la commission Agriculture (AGRI) du Parlement européen, dont il est vice-président. Cela notamment face aux lobbies, dont il a tenté pendant près de deux heures devant une salle comble de décrypter les méthodes d’influence sur les processus décisionnels de l’UE et les moyens de s’y opposer.
Depuis peu nommé candidat tête de liste du groupe Verts/ALE en vue des élections européennes de mai 2014, aux côtés de l’eurodéputée allemande Ska Keller, le Français a dépeint un portrait du fonctionnement actuel de l’UE peu engageant. Les institutions, et en particulier l’exécutif, la Commission européenne, seraient gangrénées par les conflits d’intérêts, les manipulations, voire la corruption pure et simple. C’est là le sujet de son dernier ouvrage, Hold-up sur Bruxelles (éditions La Découverte, 2014), qui paraîtra le 20 février et à propos duquel il a donné un avant-goût lors de sa présentation, exemples à l’appui.
Le député européen a débuté par un dossier qu’il connaît très bien, celui des OGM. Dès son arrivée au Parlement européen, l’ancien syndicaliste agricole s’est retrouvé face à la volonté de la Commission européenne de "changer les règles du jeu" en la matière. Afin de limiter les critiques et les oppositions, celle-ci proposait de réduire la réglementation en matière d’autorisations de mise sur le marché, ce qui permettrait des autorisations plus rapides, tout en laissant la possibilité aux Etats membres le souhaitant de les interdire sur leur territoire.
Or, selon l’opposant de la première heure aux OGM, le plan de la Commission ne tenait pas compte de nombreux facteurs: risques de contaminations croisées entre Etats autorisant ces cultures et Etats les interdisant, absence de concurrence libre et non faussée et risques de poursuites devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), notamment. "Cette législation a commencé à voir le jour avant d’être enterrée, mais il a fallu deux ans pour arriver à se dégager de cette affaire et beaucoup d’écologistes sincères au début ont cru que c’était une avancée", explique-t-il.
Ce dossier l’aura amené à se pencher sur le travail de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). Créée après le scandale de la vache folle, l’Efsa a pour mission d’émettre des avis scientifiques et de protéger la santé des consommateurs, or la mise sur le marché de "tous les OGM qui lui ont été soumis a été validée", s’étonnait-il. Quelle ne fut donc pas "sa surprise" de découvrir que la présidente d’alors de l’Efsa, Diana Barati, appartenait à une organisation proche des acteurs de la filière OGM: l'International Life Science Institute Europ (Ilsi), dont elle était l'une des membres du conseil d’administration pour l'Europe.
"C’est le plus gros lobby de l’agroalimentaire mondial. On y trouve tout le monde, Cargill, Monsanto, Sygenta, Nestlé, il n’en manque pas un", poursuit-il. Or le député européen souligne que cette appartenance à l’Ilsi n’avait pas été déclarée par Diana Barati sur sa déclaration d’intérêts. Face à l’inaction des services de la Commission qu’il assure avoir prévenu près de trois mois auparavant, José Bové a choisi de convoquer la presse fin septembre 2010, accusant la présidente de corruption.
"Par acquis de conscience, j’ai vérifié la déclaration d’intérêt la veille de la conférence de presse. A 16h00, toujours rien d’indiqué, mais à 18h00, la déclaration avait été modifiée pour se mettre en conformité avec ce qui aurait dû être fait depuis le début", ajoute l’ancien syndicaliste, qui, captures d’écrans à l’appui, l’a relaté aux journalistes. "Ça a foutu un sacré pataquès", s’amuse-t-il.
Le Parlement européen s’est alors saisi du sujet via sa commission du contrôle budgétaire. Celle-ci a refusé de valider les comptes et la gestion de cette agence. "Pour la première fois cette agence n’a pas eu le quitus du Parlement, et trois mois après Madame Barati a démissionné. Elle a été récompensée, pas d’inquiétudes, puisqu’elle est montée en grade au sein de l’Ilsi où elle est désormais directrice exécutive pour l’Europe", commente José Bové.
Cet aventure aurait eu des effets positifs, notamment une meilleure collaboration entre les eurodéputés et l’Efsa juge l’ancien syndicaliste, qui souligne que l’agence a modifié ses règles d’évaluation, nommé une nouvelle présidente issue de la société civile et co-organisé des débats en interne sur la transparence avec des députés européens. "On a construit véritablement un autre rapport à l’intérieur de l’agence avec la société civile et il y a eu des échanges et des débats avec les gens qui étaient les pires ennemis de l’Efsa du temps où l’agence passait son temps à autoriser des OGM. C’est un petit exemple qui montre comment on peut agir et que ça peut être efficace", appuie-t-il.
Autre exemple mis en avant par l’eurodéputé vert, celui des molécules "tueuses d’abeilles", les insecticides néonicotinoïdes, qui attaquent le système nerveux central des insectes qui entrent en contact avec ces produits, y compris les insectes pollinisateurs comme les abeilles. Incapables de retrouver leurs ruches, celles-ci mourraient par millions selon José Bové.
"L’Efsa nouvelle formule a mené des études scientifiques et montré que trois molécules très spécifiques causaient cela et étaient dangereuses. Elle a fait un rapport très clair à destination de la Commission en vue de les interdire, ce que la Commission s’apprêtait à faire. Mais une des firmes s’en est rendu compte et elle a directement menacé l’Efsa en la sommant de changer le contenu de son rapport sous peine de poursuites et en menaçant de saisir le commissaire en charge pour les faire virer", détaille l’eurodéputé.
Prévenu par des sources internes sur l’existence de tels documents, José Bové explique avoir alors fait usage du droit conféré à tout citoyen de l’UE qui permet de saisir la Commission européenne pour avoir accès à tous les documents de l’UE, notamment les textes échangés.
"Nous avons fait campagne avec l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO), qui est un groupe de réflexion qui milite pour la transparence au sein des institutions européennes et nous avons récupéré les documents officiels qui ont montré de manière claire comment Sygenta a fait pression, jusqu’à demander les brouillons des textes de l’Efsa avec des menaces financières très sérieuses. L’Efsa a tenu bon et quand c’est sorti en place publique, ça a fait sacrément désordre."
Une autre pression à laquelle José Bové explique avoir été confronté sans véritablement s’y attendre est celle de l’industrie du tabac. "Moi-même étant fumeur, je ne peux pas être accusé d’être un anti", s’amuse l’ancien syndicaliste.
L’eurodéputé français se souvient avoir appris la démission du commissaire européen John Dalli le jour même où il aurait dû le rencontrer pour une discussion au sujet du dossier des OGM, en octobre 2012. "Renseignements pris, on se rend compte qu’il a été viré et qu’il a eu 30 minutes pour faire son sac, sans pouvoir prévenir sa famille ou ses collaborateurs, ce qui nous a assez surpris", relate-t-il.
"Le surlendemain Monsieur Dalli communique et réfute avoir démissionné mais assure qu’il a été démissionné par Monsieur Barroso dans le cadre d’un soi-disant conflit d’intérêt qui lui serait reproché par un industriel du tabac suédois. J’étais très étonné puisque c’était le commissaire avec qui on s’affrontait le plus, donc ça m’embêtait de perdre quelqu’un avec qui j’aimais bien travailler, surtout qu’on gagnait. Et puis petit à petit, il comprenait quand même ce qu’on lui disait, ce qui n’est pas le cas de tous les commissaires dont certains ne connaissent pas du tout leurs dossiers", ajoute José Bové.
Le député européen vert raconte alors avoir rencontré l’ancien commissaire en charge de la santé et des consommateurs qui lui aurait fait part d’une "histoire absolument invraisemblable". John Dalli lui aurait alors relaté avoir été viré. Il était accusé de trafic d’influence parce qu’il aurait fait demander plusieurs millions d’euros à une entreprise suédoise de tabac afin de modifier la nouvelle directive tabac alors en préparation.
"Il m’explique que c’est un mensonge total, mais qu’aujourd’hui il est mis au ban, qu’il n’a pas accès au dossier et qu’il doit partir. Il tombe en dépression nerveuse et il est hospitalisé pendant trois mois, donc c’est qu’il y a quand même quelque chose de sérieux. Imaginez quelqu’un qui est commissaire, ancien ministre des Affaires étrangères, d’accord d’un petit pays comme Malte mais quand même, ça doit faire bizarre de se prendre ça sur la tête du jour au lendemain. Je ne crois pas qu’on aurait fait ça à un commissaire allemand ou français", poursuit Bové.
L’eurodéputé explique qu’il aura fallu 8 mois pour dénouer l’affaire. L’entreprise Swedish Match, une compagnie suédoise d’allumettes et de "snus" (une pâte de tabac à chiquer très prisée en Suède) est à l'origine de cette affaire. Swedish Match souhaitait en effet étendre la vente du snus à toute l’UE, alors qu’il n’est autorisé en Suède que par une dérogation accordée à cet Etat membre dans la directive sur les produits du tabac.
"Une opération a été montée autour du snus. Il faut savoir que Swedish Match a été racheté un an avant cette affaire par le cigarettier Philipp Morris. Swedish Match a porté plainte devant l’Olaf, l’organe de lutte anti-fraude de l’UE, pour avoir été victime d’une tentative d’extorsion de la part d’un ami de Monsieur Dali", explique-t-il.
Si l’Olaf annoncait disposer de "preuves circonstancielles non ambiguës", le Parlement européen, qui demandera à plusieurs reprises l’accès au dossier, se verra opposer une fin de non-recevoir. José Bové explique alors avoir obtenu un rendez-vous avec des responsables de Swedish Match, entretien enregistré lors duquel les producteurs de snus auraient reconnus avoir menti. "L’Olaf était au courant mais Swedish Match assure depuis que l’organe européen lui aurait conseillé de maintenir sa plainte, fausse, dans l’intérêt de l’enquête", ajoute-t-il.
Le dossier a été transmis à la justice maltaise qui a révélé en juin 2013 qu'il n'existait actuellement aucune preuve pour justifier la mise en accusation de John Dalli sur le trafic présumé d'influence ou de corruption, sur la base des conclusions du rapport de l'Olaf, fuité en avril 2013, blanchissant de fait l’ex-commissaire, qui a depuis porté plainte pour diffamation.
"On s'est rendu compte que Philipp Morris, qui était à la manœuvre dans cette histoire, avait compris qu'en faisant tomber un commissaire on pouvait retarder la mise en oeuvre d'une directive, ce qui était intelligent, et en même temps ils continuaient à faire leur lobbying à l'intérieur de la Commission", ajoute José Bové.
Un lobbying que Philipp Morris pratiquait via son avocat d'affaires, basé à Paris, et qui rencontrait régulièrement le service légal de la Commission. "Il faut savoir que cet avocat était l'ancien chef du service légal de la Commission. Donc c'est lui qui négociait avec ses anciens subalternes, ce qui donne une ambiance. Et comme il faisait ça tellement bien, Monsieur Barroso l'a nommé responsable pour la déontologie de la Commission", poursuit l'eurodéputé.
Mise sur la place publique, l'affaire a également été portée devant le Médiateur de l'UE qui a demandé sa démission. "La Commission a répondu qu'il n'y avait pas de problème avec Monsieur Michel Petite. Finalement, vu l'insistance du Médiateur, la Commission a fini par céder".
L’eurodéputé écologiste a également dénoncé l'organisation interne de l'administration bruxelloise. Le fait que les hauts fonctionnaires restent en place alors que les commissaires européens changent ne laisserait pratiquement pas de place à des politiques alternatives, les choix étant "verrouillés" par une "idéologie mainstream ultra-libérale".
Les hauts fonctionnaires sont en effet selon Bové trop souvent formés dans les mêmes moules, tous issus des mêmes écoles. "L'Europe va crever de la dépolitisation de débats", selon le député, qui plaide pour une haute administration européenne politisée et mouvante au gré des alternances politiques sur le modèle américain.
En conclusion, le député européen a bien souligné que son discours n’était pas un discours "contre l’Europe", bien au contraire. "Si les dérives s’y concentrent, c’est parce que c’est là que tout le pouvoir et les intérêts se rassemblent. Mais les députés sont capables d’agir s’ils le veulent". A travers les exemples qu'il cite, il aura ainsi souhaité démontrer comment des députés peuvent agir, de même que l’importance de la collaboration avec des organisations non gouvernementales. "L'Europe est un projet en construction, elle n'est pas finie. Davantage de transparence renforce la démocratie et ça enlève les arguments de ceux qui disent tous pourris".