La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé le 4 novembre 2014 que le renvoi des autorités suisses d’une famille afghane avec six enfants vers l’Italie dans le cadre de la procédure Dublin II serait contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour estime qu’il y aurait une violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) si la Suisse renvoyait la famille en Italie "sans avoir obtenu au préalable des autorités italiennes une garantie individuelle concernant d’une part une prise en charge adaptée à l’âge des enfants et d’autre part la préservation de l’unité familiale", selon le communiqué.
La Commission européenne, qui commente rarement les décisions de la CEDH, a réagi le même jour, affirmant dans un communiqué qu’elle va "évaluer soigneusement l’arrêt et toutes ses implications possibles sur le fonctionnement du système d’asile en Italie et dans l’UE". Elle appelle les Etats membres à "tirer des conclusions" de cet arrêt et à considérer les implications qu’il pourrait avoir pour toutes les décisions relevant de Dublin II ainsi que "la manière dont se font les transferts".
Le règlement de Dublin II, qui remplace la Convention de Dublin de 1990, a été adopté en 2003 par tous les Etats membres de l’UE ainsi que la Norvège, l’Islande, le Liechtenstein et la Suisse. Le règlement stipule dans l’article 10 du chapitre III que si "le demandeur d'asile a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d'un État membre dans lequel il est entré en venant d'un État tiers, cet État membre est responsable de l'examen de la demande d'asile". La clause de "l'obligation de le transférer vers l'État membre responsable" (article 19) a été supprimée en 2013 pour les mineurs non accompagnés qui n’ont aucun proche sur le territoire de l’UE – ainsi l’Etat où le mineur se trouve est responsable de sa demande d’asile afin d’éviter des transferts inutiles.
Dans le cas présent (requête 29217/12), le couple afghan qui s’est connu au Pakistan et qui a vécu quinze ans en Iran, est entré en Italie (Calabre) avec ses enfants par bateau via la Turquie en juillet 2011. Deux semaines après, ils se rendirent en Autriche "sans autorisation", note la Cour, où ils déposèrent une demande d’asile qui fut rejetée. La famille se rendait ensuite Suisse où elle a déposé une demande d’asile en novembre. En janvier 2012, leur demande d’asile fut également rejetée, les autorités suisses jugeant que l’Italie en était responsable, tout en ordonnant leur renvoi. La famille a ensuite déposé deux fois un recours, en vain, au Tribunal administratif fédéral, avant de saisir la CEDH.
Dans son arrêt, la Cour rappelle que les demandeurs, en tant que "catégorie de la population particulièrement défavorisée et vulnérable" ont besoin d’une "protection spéciale", d’autant plus quand des enfants sont concernés, au regard de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Quant à l‘actuelle situation du système d’accueil en Italie, la Cour estime que "l’hypothèse qu’un nombre significatif de demandeurs d’asile renvoyés vers ce pays soient privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées, dans des conditions insalubres et un environnement de violence, n’est pas dénuée de fondement". Elle insiste qu’il "appartient aux autorités suisses de s’assurer auprès des autorités italiennes, qu’à leur arrivée en Italie les requérants seront accueillis dans des structures et des conditions adaptées à l’âge des enfants et que l’unité de la cellule familiale sera bien préservée".
Si le gouvernement italien a assuré que les familles avec enfants sont considérées comme une catégorie particulièrement vulnérable, il n’a pas fourni de précisions sur les conditions spécifiques de prise en charge de la famille afghane, critique la Cour, qui conclut que "en l’absence d’informations détaillées et fiables quant à la structure d’accueil précise de destination, aux conditions matérielles d’hébergement et à la préservation de l’unité familiale, la Cour considère que les autorités suisses ne disposent pas d’éléments suffisants pour être assurées qu’en cas de renvoi en Italie, les requérants seraient pris en charge d’une manière adaptée à l’âge des enfants".
A Bari, où la famille serait renvoyée, "les cas de violences sont nombreux, le stress et les tensions psychologiques sont difficiles à supporter, la salubrité des locaux est déplorable et il n'y a aucun logement adéquat à disposition des familles», avait martelé en février son avocate, Chloé Bregnard Ecoffey, selon ses propos cités par le quotidien suisse 20 minutes.
La Cour se réfère aux recommandations du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), qui "ne fait pas état de situations généralisées de violence ou d’insalubrité, et souligne les efforts accomplis par les autorités italiennes afin d’améliorer la qualité de l’accueil des demandeurs d’asile". Néanmoins, le HCR a relevé, dans un rapport de 2012, certains problèmes, notamment relatifs au délai d’identification des personnes vulnérables et à la nécessité de préserver l’unité familiale pendant les transferts des personnes.
La Commission européenne note dans son communiqué que l’Italie a été le bénéficiaire le plus important de fonds d’urgence additionnels payés entre 2007-13 et qu'elle a reçu environ 30 millions d’euros, notamment après le drame de Lampedusa qui a eu lieu en octobre 2013. L’Italie a de plus reçu près de 480 millions d’euros entre 2007-13 dans le cadre d’autres fonds de migration, insiste la Commission.
En 2013, l’Italie a enregistré près de 27 000 demandes d’asile, contre 17 350 en 2012. Selon la Commission, cela représente 6 % du total des demandes dans l’Union, mais un nombre moins élevé par rapport à l’Allemagne (125 000), la France (65 000) ou la Suède (55 000), qui ont reçu près de la moitié de toutes les demandes.
Entre janvier et juillet 2014, l’Italie a enregistré 30 755 demandes (10,4 % du total), contre 94 300 en Allemagne, 41 315 en Suède et 36 680 en France, ajoute la Commission, estimant que malgré une "pression considérable", la part des demandeurs d’asile dans la population nationale reste inférieure à la moyenne de l’UE entre 2009-2013.