C’est à un moment difficile des relations entre l’UE et la Russie que l’Institut luxembourgeois d’études européennes et internationales (IEEI) et le Centre scientifique et culturel russe à Luxembourg ont organisé les 28 et 29 novembre 2014 avec le soutien financier de la Fondation Russkiy Mir, créée par le président russe Vladimir Poutine lui-même, et le Gorchakov Fund pour la diplomatie publique, une conférence internationale pour discuter de la question de la confiance entre les deux parties. Cette conférence fait partie, a-t-on appris au cours des discussions, d’une série de conférences du même genre organisées un peu partout en Europe par des entités russes qui soutiennent l’effort de diplomatie publique de leur pays. A cette fin, les deux sponsors avaient signé le 5 août 2014 un accord par lequel ils décidaient "d’unifier leurs efforts pour aider leurs compatriotes à l’étranger à s’aligner sur les fondements de la politique étrangère russe et les priorités de sa diplomatie" qui sont selon eux "la préservation de la langue russe et des valeurs culturelles et spirituelles de leur patrie."
La conférence, où la seule langue parlée fut l’anglais, réunissait des analystes russes et de l’UE dont la voix compte, quelques diplomates russes, mais pas un seul diplomate en fonction d’un Etat de l’UE. Y participaient également d’anciens ministres d’Etats membres de l’UE - Jacques Poos, ancien chef de la diplomatie luxembourgeoise entre 1984 et 1999, Jan Kavan, ancien ministre des Affaires étrangères de la République tchèque entre 1998 et 2002 et ancien président de l'Assemblée générale des Nations unies entre 2002 et 2003, Janusz Onyszkiewicz, ancien ministre de la Défense de la Pologne dans les cabinets Hanna Suchocka (1992–1993) et Jerzy Buzek (1997–2000) et longtemps député européen, et d’anciens diplomates de l’UE, comme Marc Franco, qui a été le chef de la représentation de la Commission européenne à Moscou entre 2004 et 2009. Le président de la Chambre des députés, Mars Di Bartolomeo, a assisté à la première session des débats à partir du public.
La conférence s’est déroulée selon les mots de son organisateur, Armand Clesse, directeur de l’IEEI qui sera dissous en décembre 2014, "dans une ambiance lourde". Elle a été l’occasion pour les participants russes avant tout de soumettre des discours et des stratégies discursives sur la crise en cours entre l’UE et la Russie à l’épreuve de la contradiction pour en tester la portée et l’efficacité, comme c’est en général le cas pour ce genre d’exercice de diplomatie publique. La réponse du côté des interlocuteurs issus de pays de l’UE était multiple : fortement offensive, désenchantée, autocritique ou d’un total réalisme pragmatique. C’est cette confrontation de nouveaux discours émergents et d’approches analytiques parfois inédites autour des relations entre l’UE et la Russie qui a donc constitué l’intérêt essentiel de cette conférence.
L’intervention en introduction de Roman Grishenin du Gorkachov Fund donnait le ton. Il y était question du "continent eurasiatique" qui émerge dans la rhétorique géopolitique de certains milieux politiques russes, de crimes contre la civilisation, du fait que "jamais, nous n’avons été si proches d’un point de non-retour" et de la nécessité de voir ensemble ce qui pouvait être fait pour éviter l’escalade et restaurer la confiance - un mot-clé de la conférence - afin que ce point ne soit franchi.
Le grand spécialiste britannique des affaires russes contemporaines, Richard Sakwa, a parlé d’un "moment extrêmement dangereux" et évoqué des parallèles avec les discours qui avaient cours en 1914 et 1939 et qui avaient devancé les événements souvent taxés de "suicide de l’Europe". 25 ans après la chute du Mur de Berlin, l’Europe n’a pas réussi à construire un ordre qui tienne la route, a-t-il jugé. L’expert rejette l’idée que l’Europe se trouve à la veille d’une nouvelle guerre froide. Mais il n’exclut pas une troisième guerre mondiale, dans la mesure où toutes les limites que l’on s’est données, même au cours de la guerre froide, semblent avoir été levées. "La pensée axiologique prédomine", pointe-t-il, "un seul discours est encore admis dans l’UE, un discours pro-UE et celui des autres", ce qui induit selon lui "un changement profond des subjectivités politiques". Le grand échec est pour lui que l’idée d’un "continentalisme européen" n’ait pas été mise en œuvre, une idée chère à Mikhaïl Gorbatchev, qui aurait permis à l’Europe de jouer un rôle global comme "sujet indépendant". Preuve en est pour lui que "l’élargissement de l’UE n’est pas intégré dans une vision plus ample du continent européen", ce qui montre que "l’UE n’a pas été conçue pour faire de la géopolitique".
Vient s’y greffer la crise de l’Ukraine qui n’a pas su devenir un Etat inclusif de toutes ses composantes, mais où deux visions de l’Etat s’affrontent : celle des nationalistes ukrainiens selon qui l’Ukraine ne peut être qu’une et ukrainienne, et celle pluraliste d’un Etat ukrainien inclusif composé de plusieurs nations dont Richard Sakwa attribue la paternité à Vladimir Poutine. (La rédaction se doit ici de signaler dans ce contexte une citation du président sortant du Conseil européen, Herman Van Rompuy dans une interview donnée au quotidien Le Monde où l’on lit : "Il faudra, à un moment donné, avoir un autre type de négociation, où l'on redéfinit la nouvelle Ukraine, décentralisée, fédéralisée, dans le paysage européen. Il faudra respecter sa volonté d'association avec I'UE, mais aussi ses relations étroites avec la Russie. Une telle négociation n'est cependant pas possible à ce stade, étant donné le manque de confiance.")
Richard Sakwa s’en est pris ensuite au "nouvel atlantisme de l’UE" qui s’appuie sur le traité de Lisbonne et le partenariat stratégique entre l’UE et l’OTAN, dont il pense qu’il est "la négation de la nature de l’UE", un "bradage de biens publics" qui met au défi l’ex-URSS. Pour lui, s’il y a escalade du conflit, ce sera "une victoire d’un certain parti de la guerre dans l’UE et en Ukraine" qui défend un "modèle de revanchisme dans l’UE".
Timofei Bordachev, directeur du Centre for Comprehensive European and International Studies logé à l’enseigne de la Higher School of Economics de Moscou, promoteur d’un "nouveau paradigme réaliste russe" a repris les sujets de Richard Sakwa, mais de manière plus affirmative, assumant avec énergie le rôle du "bad guy" : La confiance entre la Russie et l’UE est depuis longtemps soumise à l’érosion, bien avant la crise ukrainienne. Nous sommes revenus à la mentalité de la guerre froide. Il s’agit maintenant de limiter les dégâts et de mener cette guerre froide de "manière civilisée".
Dans une seconde intervention, Timofei Bordachev approfondit son discours radical : Nous voulons gagner et nous voulons que vous perdiez, et vice-versa. C’est cela le leadership. Nous sommes d’ores et déjà en pleine guerre froide. Nous devons donc nous donner des règles pour mener ce conflit entre "ennemis civilisés". "Nous Russes n’avons malheureusement pas été assez clairs vis-à-vis de l’UE quant aux conséquences qu’elle aurait à supporter en cas de changement de régime en Ukraine", a déclaré Timofei Bordachev pour qui "de toute façon, les nations agissent les unes vis-à-vis des autres en l’absence de toute confiance". Selon ses vues, "la confiance est une chose tout à fait exceptionnelle, de sorte que nous devons apprendre à vivre en l’absence de toute confiance".
Alexeï Gromyko, directeur de l’Institut de l’Europe de l’Académie russe des Sciences, co-auteur d’un papier rédigé avec d’importantes personnalités européennes et russes sur "une Europe coopérative et plus grande" et qui a estimé en juillet 2014 que si Jean-Claude Juncker avait été à la tête de la Commission avant la crise ukrainienne, "l’UE n’aurait jamais été aussi aveuglément antirusse et à la remorque des USA", a dressé la liste des "fautes" de l’UE qui ont été les grands tournants qui ont contribué à l’érosion de la confiance entre UE et Russie : le bombardement de la Serbie par l’OTAN en 1999, la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo, pour lui le premier changement de frontière de l’après-guerre qui n’a pas été accepté par toutes les parties, la guerre en Géorgie de 2008, puis le changement de régime en Ukraine. L’élargissement de l’OTAN, les divergences sur la Libye, la Syrie ou la guerre en Irak sont d’autres éléments, tout comme l’affaire Wikileaks et l’affaire Snowden qui y est liée. Pour Alexeï Gromyko, "le cauchemar ukrainien peut prendre fin l’année prochaine si les parties réussissent à se consulter pour envisager une Ukraine décentralisée" et rejettent l’idée, qualifiée de "ridicule", d’une Ukraine unitaire.
Alexeï Gromyko s’est présenté dans une autre intervention en contrepoint des idées développées par Timofei Bordachev comme le "good guy" pour qui l’idée d’accepter qu’il y a une guerre froide en cours pour laquelle il faut développer des normes est "une approche inacceptable". Le conflit actuel a été imposé par les erreurs de l’UE, de la Russie (jamais évoquées, ndlr) et des USA qualifiés d’ «outsider". "Accepter la guerre froide, c’est faire le jeu du parti de la guerre", même si la situation peut évoluer dans ce sens, comme le montre selon lui la rhétorique qui a cours autour des élections moldaves, une rhétorique marquée par le clivage agressif entre pro-Russes et pro-Européens. L’Ukraine pourra sortir de la crise comme un Etat qui fonctionne, un Etat résilient, ou bien elle se transformera en "conflit gelé". L’issue ne sera positive que si l’Ukraine est neutre et fédérale et si l’UE ne s’oppose pas au projet eurasien de la Russie, jugé utile au continent européen dans son ensemble, puisque ce dernier est un centre de pouvoir en déclin dans le contexte global en termes de PIB et de population. L’UE n’est que la petite Europe, estime l’expert russe, mais un partenariat entre Etats pour une Europe plus grande, eurasienne, est possible et éviterait au continent de perdre au niveau global.
Ce sera néanmoins difficile d’arriver à une telle solution, estime Alexeï Gromyko, puisque "la stabilité est mise à mal en de nombreux lieux" à cause de la doctrine Brzezinski. Celle-ci est selon l’expert russe à la base de l’élargissement de l’OTAN autour de la Russie pour empêcher cette dernière de contrôler l’Eurasie et implicitement deux des régions les plus avancées du point de vue économique. Elle est aussi à l’origine des désastres en Syrie, en Libye et en Irak. Appliquée à la Russie sous le slogan "Epuisez l’ours !», elle risque de susciter de mauvaises réactions, à l’instar de l’autre "poison" qui a cours : la fin de la présomption d’innocence révélée entre autres par les accusations portées contre la Russie après l’affaire du vol MH17.
La diplomate Tatiana Dovgalenko, chef d’unité au département de la coopération européenne au Ministère russe des Affaires étrangères, qui a été lors de la guerre du Kosovo attachée culturelle de l’ambassade russe à Paris, a estimé, comme Timofei Bordachev, que "la confiance n’est pas nécessaire entre les Etats", comme l’a prouvé l’atmosphère de défiance qui a régné pendant la guerre froide. Mais cette défiance était rééquilibrée par l’existence d’un code de conduite qui faisait que l’autre en devenait "prévisible". Pour la diplomate russe, la "sécurité dure" (hard security dans le texte) est préférable à la confiance. Pendant la guerre froide, pour Tatiana Dovgalenko, on se traitait entre égaux, "ce qui est actuellement devenu impossible", parce que "les vainqueurs de la guerre froide ont considéré que cela était devenu superflu", ne prêchant plus qu’une seule voie pour organiser le monde : la manière occidentale.
Dans cette logique, l’UE s’est transformé selon la diplomate russe à partir de la fin des années 1990 en "un projet néo-impérial qui doit s’étendre". L’UE fait à tous les Etats tiers le même type d’offre politique – accords d’association ou de partenariat – "qui sont à prendre ou à laisser". C’est le cas notamment pour la politique de voisinage avec la Russie, mais aussi l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie etc. La diplomate russe critique l’UE qui transforme les pays tiers "unilatéralement en objets de sa politique" et leur assigne "a priori une place dans l’ordre que les technocrates de la Commission ont conçu". "Ils nous ont dit : voilà votre place, prenez-la, et nous avons dit non !", résume Tatiana Dovgalenko, pour qui la Russie est un sujet politique, et pas un objet de la politique de l’UE.
Olga Potemkina, chef du département de recherche sur l’intégration européenne de l’Institut de l’Europe de l’Académie russe des sciences, a quant à elle expliqué que la relation entre la Crimée et la Russie ne pouvait être réduite à une question géopolitique. "Les Criméens ne sont pas simplement des objets, ce sont des gens et c’est un peuple". estime-t-elle. Et ces gens ont eu peur de ce qui se passait à Kiev et ont confiance en la Russie. "Ce qui s’est passé en Ukraine est le résultat de la méfiance. Il n’y pas eu d’érosion de la confiance, il n’y avait tout simplement pas de confiance". Le soutien populaire aux séparatistes de l’Est de l’Ukraine est également très fort selon elle. Quant à savoir si une nouvelle guerre froide va avoir lieu, Olga Potemkina assure que "la Russie n’a rien contre l’Ouest", mais que les Russes pensent que tout ce qui est dit à l’Ouest sur la crise ukrainienne n’est que mensonge. La situation actuelle a en tout cas eu pour conséquence pour la politologue russe que la population de plusieurs pays, notamment celles de l’Ukraine, de l’Arménie et de la Moldavie sont désormais divisées entre ceux qui veulent s’unir à la Russie et d’autres qui veulent s’unir à l’UE.
Vladimir Baranovski, le directeur du centre sur l’analyse de situation de l’Académie des Sciences russe, est un vétéran des rencontres sur la Russie au Luxembourg. Il avait participé à la grande conférence de 1988 de Luxembourg sur la Russie, un des grands moments de rapprochement entre l‘Est et l’Ouest du temps de la pérestroïka. Cette réunion avait été marquée par "l’espoir", alors qu’en 2014, "tout s’est écroulé, et rapidement". Selon lui, c’est parce que les problèmes entre la Russie et l’UE ont été traités de manière erronée, avec une campagne anti-occidentale en Russie et une campagne antirusse en Occident, toutes les deux le fruit de "décisions politiques délibérées". D’où son appel à un exercice d’autocritique par les deux parties, d’autant plus qu’en Ukraine, "une vrai guerre a éclaté".
Dans une autre intervention, Vladimir Baranovski a salué les évaluations critiques de la politique de l’UE par des ressortissants et (anciens) responsables de l’UE, tout en admettant, face à l’absence d’autocritique de la part des participants russes, "qu’il y a un fort soutien en Russie à la politique du président Poutine", alors que "la Russie est une partie de la solution". Les deux parties devraient scruter ce qu’elles peuvent faire ensemble de manière très pragmatique, sachant que le conflit ne pourra pas être résolu par des moyens militaires. L’accord de Minsk devrait être mis en œuvre, même si cela est difficile, vu le manque de confiance. Les missions de surveillance de l’OSCE, qui sont insuffisantes, devraient être renforcées. Il faudrait avoir recours à la capacité de l’UE pour apaiser et résoudre des conflits, que Vladimir Baranovski estime "considérable".
Plusieurs personnalités politiques européennes qui ont occupé d’importantes fonctions dans leur pays et au niveau de l’UE sont intervenues, et ce de manière très différente.
Janusz Onyszkiewicz, ancien ministre de la Défense de la Pologne, a insisté sur le fait que tout pays a le droit de décider de la voie qu’il entend prendre. Face à cela, la Russie de Poutine veut selon lui créer un "monde russe", un espace marqué par la domination de la Russie qui inclut tous les russophones et aussi l’Ukraine dans son ensemble. Pour y arriver, le président Poutine a eu et est prêt à avoir de nouveau recours à la force militaire. Cela a été le cas en Géorgie, en Ossétie du Nord et en Abkhazie, où la Russie a mené en 2008 une "guerre préventive", a estimé Janusz Onyszkiewicz. La confiance s’est donc écroulée du côté occidental et il se demande comment la restaurer.
Dans une autre intervention, l’homme politique polonais s’est demandé s’il fallait blâmer l’Ukraine et l’UE pour la crise actuelle où les nationalistes ukrainiens sont dans la mire de la colère des Russes. Pour Janusz Onyszkiewicz, les nationalistes ukrainiens ne constituent qu’une frange marginale de l’éventail politique sorti des urnes des dernières élections législatives. Les partis qui les ont remportées sont selon lui, des "partis établis et pro-UE". De l’autre côté, les séparatistes pro-russes invoquent sans détours l’héritage de Staline et sont fortement inspirés par le nationaliste russe Vladimir Jirinovski qui a déjà entrepris des démarches pour l’Ukraine soit démantelée et partagée entre la Russie et la Pologne. Les sanctions qui ont été prises par l’UE contre la Russie et les séparatistes ont été dictées par la violation de normes internationales par la Russie et pour l’empêcher de se jeter dans "d’autres aventures". Un retour de la Russie vers l’application de l’accord de Minsk, la fin de son engagement militaire dans le conflit et le rétablissement du contrôle de ses frontières par l’Ukraine pourraient créer les conditions pour que soit mis fin aux sanctions. Mais selon Janusz Onyszkiewicz, la Russie est le problème dans ce conflit, et pas sa solution même si elle pourrait changer de politique.
La tonalité du discours de l’ancien ministre tchèque des Affaires étrangères, Jan Kavan, a été toute autre. Pour lui, l’Europe ne se trouve ni au seuil d’une nouvelle guerre froide, ni elle ne représente une "grande maison commune". Et les discussions en cours ne contribuent pas à la désescalade. Pour lui, la solution passe par un engagement qu’il n’y ait pas de troupes de l’OTAN aux frontières de la Russie. Il faut d’autre part trouver un compromis entre la Russie, l’UE et les USA qui éviterait que l’Ukraine ne devienne un Etat unitarien. Il faudrait trouver une solution pour les régions orientales qui leur accorde une "large autonomie" comme celle qui a été accordée au Kosovo par une résolution des Nations Unies avant que ce dernier ne proclame son indépendance.
Jan Kavan est convaincu que c’est la politique de l’UE qui a fourni aux institutions de la région autonome de Crimée une justification pour que la presqu’île soit annexée. Entretemps, l’UE a accepté que l’Ukraine puisse exporter ses biens vers l’UE sans payer de taxes douanières, mais que l’inverse ne serait pas le cas, tenant ainsi compte des demandes de la Russie qui n’a pas désiré et ne désire toujours pas que les marchandises circulent de cette manière de facto vers la Russie via l’Ukraine. "Beaucoup de vies auraient été sauvées, si l’on avait mieux tenu compte des intérêts des autres", a conclu Jan Kavan, qui n’écarte pas le risque que l’Ukraine ne se transforme en "conflit gelé".
Jan Kavan s’en est aussi pris à l’antisémitisme qui caractérise autant les nationalistes ukrainiens du secteur de la droite que les séparatistes. Les sanctions de l’UE, a-t-il également estimé, "ne fonctionnent pas" et les contre-sanctions de la Russie, notamment l’embargo sur les produits alimentaires, a causé de fortes pertes aux agriculteurs européens, dont la place a été prise par d’autres acteurs, y compris des alliés de l’UE comme Israël, et les pertes des banques américaines sont considérables. "L’UE s’est tirée dans le pied", a lancé Jan Kavan, qui juge fausses les attentes que les entreprises russes en difficultés voudront bientôt un changement du leadership russes. S’y ajoute que les sanctions contre la Russie ne sont pas populaires dans de nombreux pays européens, dont la Slovaquie, de sorte que "nous devrions chercher d’autres moyens pour arriver à une solution".
L’ancien ministre des Affaires étrangères du Luxembourg, Jacques F. Poos, a quant à lui défendu la thèse que trois présidents russes - Gorbatchev, Eltsine et Poutine - ont été trompés par l’Occident qui s’était engagé dès 1989 à ne plus traiter la Russie en ennemi. Les sanctions actuelles contre la Russie sont pour lui à l’opposé de cet engagement. Les événements en Crimée ne constituent pas pour Jacques F. Poos une annexion par la Russie, mais une sécession qui ne constitue en rien une violation du droit international, à l’instar de ce qui se serait passé avec l’Ecosse si l’issue du référendum avait été positive. Pour lui, l’UE devrait lever ses sanctions et faire tout ce qui est possible pour mettre fin à la guerre civile à l’Est de l’Ukraine. La signature de l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine est "la plus grande faute de l’UE ces dernières années, parce qu’elle n’a pas été accompagnée par la signature d’un accord commercial avec la Russie", a-t-il conclu.
Marc Franco, l’ancien chef de mission de l’UE en Russie, a estimé que les comportements qui viennent de la guerre froide n’ont jamais vraiment disparu dans les relations entre Russes et Occidentaux. Il estime que l’UE ne sera pas capable de changer en profondeur l’Ukraine, qui est selon lui "un Etat en faillite, corrompu", et ce bien que les citoyens ukrainiens attendent précisément ceci de l’UE. Celle-ci se retrouve par ce jeu avec le "Schwarzer Peter" dans les mains, bref, en position d’accusé et sur la défensive.
La crise ukrainienne est selon Marc Franco le fruit d’une stratégie fondamentale dirigée par les USA : étendre tous azimuts le système économique occidental et ses règles. La chute du Mur a de ce fait soulevé une question essentielle : La Russie en fera-t-elle partie ou restera-t-elle en dehors de ce système ? Et si elle devait ne pas vouloir entrer dans ce jeu, le système économique se retrouvera-t-il divisé ?
Pour Marc Franco, ce qui a poussé l’UE à entrer dans cette logique, c’était l’idée d’étendre le système économique occidental à la Russie, mais en abordant la question de manière différente. Le problème, c’est qu’avec l’extension de son modèle économique et social à l’Ukraine, l’UE a d’ores et déjà touché à ses limites, et cela d’autant plus qu’elle a abordé la question de manière technocratique. La Russie est devenue un obstacle, parce que l’UE n’a pas tenu compte de la dimension politique du problème. L’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine signifie en clair que "les oligarques se fassent harakiri", que l’industrie lourde de l’Ukraine s’écroule et que le chômage s’aggrave durablement. Or, l’impact de l’accord sur les citoyens ukrainiens a été passé sous silence. L’UE serait donc bien avisée d’entamer avec la Russie et les parties ukrainiennes des négociations sur l’Ukraine et de s’interroger sur les intérêts russes. S’adressant à ses interlocuteurs russes, il a mis en avant la capacité des Occidentaux à pratiquer l’autocritique, mais a regretté que du côté russe, où l’attitude allait du pessimisme à la rigidité, ce ne soit pas le cas.
Dans une autre intervention, Marc Franco a évoqué les plus de dix ans de détérioration des relations entre l’UE et la Russie. "La catastrophe ukrainienne devait arriver", juge-t-il, et "l’UE est plus outillée pour mener des négociations technocratiques que pour initier des changements géopolitiques". Plutôt que de rendre après coup la Russie responsable pour un "conflit gelé", l’UE devrait considérer que sortir de l’impasse ukrainienne pourrait être le premier pas vers un système commercial qui aille de Lisbonne à Vladivostok. Et ce premier pas pourrait être fait si les parties UE et russe revenaient sur leurs erreurs, aidaient ensemble l’Ukraine à sortir de sa situation économique et négociaient ensuite un accord qui étende les relations commerciales entre les deux parties.
Christopher Coker, professeur de relations internationales à la London School of Economics and Political Science, a dans sa première intervention établi un parallèle entre le langage pour décrire les conflits en cours en 1914 et en 2014, pour constater que l’on avait facilement, comme en 1914, recours à un discours qui opposait deux civilisations. A l’Ouest, l’on insiste sur la prévalence de certains principes. Du côté russe, le président Poutine condamne les sociétés occidentales en tant que telles, à l’instar du président chinois Xi Jin Ping qui considère les valeurs occidentales comme une menace contre les valeurs fondamentales de la Chine. Christopher Coker s’est demandé si l’on n’assistait pas à une possible fin de la globalisation qui se traduirait par l’émergence d’économies qui ne seraient plus interdépendantes, un phénomène qui a lui aussi eu lieu en 1914. Une telle évolution ferait néanmoins de la Russie un acteur mineur.
L’initiative de la crise vient selon Christopher Coker des USA qui veulent signer avec l’UE le traité de libre-échange transatlantique TTIP qui exclut la Russie, et qui poussent les pays de l’Asie du Sud-Ouest et de l’Extrême-Orient à signer un traité de libre-échange trans-pacifique qui exclut lui à la fois la Russie et la Chine. Les USA seraient les premiers à profiter d’un tel type de régionalisation de l’économie internationale, alors que la crise actuelle a été un "coup dur pour l’UE" dont elle pourrait ne plus se relever. Dans cette constellation, la Russie aura besoin de la Chine, mais cette dernière ne s’est pas encore positionnée, alors que de nombreuses publications chinoises ignorées en Occident ont actuellement pour sujet ce futur positionnement.
Au vu de ces facteurs, il ne fait pas de doute pour Christopher Coker que "tous les chemins mènent vers une nouvelle guerre froide" et qu’elle est peut-être déjà là. Donnant raison à l’approche de Timofei Bordachev qu’il faudra donner des règles à cette guerre qui sera peut-être plus "fraîche" que "froide" et qui se distingue en plusieurs points de la guerre froide. Les sanctions sont utilisées comme arme dans une guerre non déclarée et les marchés sont fortement contrôlés. Une cyberguerre est en cours, et en ligne, les pays engagés dans le conflit se traitent mal sans prendre le moindre égard, car le cyberspace ne connaît pas de normes. D’où la nécessité d’accepter l’évidence du conflit et d’instaurer des règles et des lignes rouges, car un accident qui implique des missiles ou une destruction d’avions est vite arrivé avec les fréquents vols militaires des deux parties.
Dans une dernière intervention, Christopher Coker a estimé que la situation actuelle est marquée par une absence de pouvoir et de projet, bref par un "vacuum stratégique" qu’il estime très dangereux. L’UE n’est pas capable de réfléchir en termes géopolitiques et elle ne pourra et ne devrait pas intégrer des pays qui causent des problèmes avec la Russie. La Pologne et la Finlande avaient réglé leurs problèmes avec la Russie avant de rejoindre l’UE. Mais ce n’est finalement pas le cas avec les pays Baltes. Et d’invoquer le diplomate britannique et de l’UE Robert Cooper, qui considère que ces pays, bien que formellement intégrés dans une UE qui se conçoit comme un acteur innovant en matière de sécurité globale et dont les anciens membres ont transcendé et partagé leurs souverainetés, restent eux attachés à une idée traditionnelle de la sécurité, centrée sur la dimension militaire avec une forte emphase sur la défense territoriale, ce qui en fait des pays-charnière pas entièrement intégrés à l’UE.
Dans cette constellation, les USA agissent comme une puissance européenne, y compris en entraînant les puissances européennes dans des conflits au Sud de la Méditerranée où leur politique s’est transformée en "désastre", estime Christopher Coker. Ce désastre vient du fait que ni les USA ni l’UE n’ont compris qu’il y a une différence entre exporter le droit de vote, acte formel démocratique, mais qui a conduit dans les pays arabes entre autres à la victoire de forces anti-démocratiques comme le Hamas ou les Frères musulmans, et exporter la démocratie et son corollaire nécessaire, le libéralisme culturel. Mais la Russie est elle aussi selon Christopher Coker marquée par un "autisme stratégique", parce que ses dirigeants ne tiennent pas compte du fait que les citoyens d’autres pays ont peur de leur pays, ce qui a pour conséquence que les agissements russes ne rassurent guère.
Fernand Kartheiser, ancien ambassadeur et député de l’ADR à la Chambre des députés, a été la seule personnalité politique luxembourgeoise en activité à prendre la parole au cours du colloque. Pour lui, la façon de procéder de l’UE mine la confiance des citoyens dans ses institutions. L’UE, qui a pris des sanctions contre la Russie n’est pas faite pour "jouer à ce niveau", estime le député qui comprend que nombreux soient ceux qui "ne veulent pas être l’objet des analyses dominantes". Aussi s’étonne-t-il que "les activités fascistes en Ukraine" soient passées sous silence et ne suscitent aucune remarque, mais que l’on sanctionne la Russie, alors qu’en 1999, l’UE a été prompte à sanctionner l’Autriche quand le parti d’extrême droite FPÖ est devenu membre du gouvernement fédéral. Fernand Kartheiser a également pointé "le directoire qui pousse l’UE dans la crise" et qu’il était "dangereux de donner trop de pouvoirs à la Commission".
Plus concrètement, Fernand Kartheiser a mis en garde les officiels russes présents contre le fait que la situation pourrait devenir pire, à moins qu’ils n’arrivent à convaincre leurs dirigeants de communiquer par exemple des informations sur la destruction de l’avion du vol MH17 qui pourraient avoir un impact sur les conclusions du rapport final de la commission d’enquête qui ne leur sont pas favorables dans le rapport intermédiaire. Si l’accord de Minsk n’est pas appliqué, c’est parce que c’est l’Ukraine qui s’y oppose, pense le député ADR. La Russie ferait donc bien de ne rien faire qui puisse ressembler à de l’obstruction dans sa mise en œuvre et qui permette qu’un "conflit gelé" soit créé. Quant à la Crimée, il a proposé l’organisation d’un second référendum, sous surveillance internationale cette fois-ci, un référendum qui permettrait que la Crimée fasse sécession "sans que personne ne perde la face".
Europaforum.lu remercie chaleureusement Bob Goerens qui est l'auteur des photos qui illustrent cet article.