La première partie de l’académie d’été a été consacrée à la dimension politique et institutionnelle de l’UE, la discussion s’étant articulée autour de la question de savoir s’il faut "un changement de paradigme politico-institutionnel".
Jean Asselborn, vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères, a exposé longuement les enjeux de son double point de vue de social-démocrate et de chef de la diplomatie. Pour lui, les sociaux-démocrates ont besoin de l’UE comme projet de paix, "car la question n’est pas résolue" sur un continent où les armes ont encore récemment parlé. Selon lui, la question sera résolue quand tous les pays des Balkans occidentaux auront intégré l’UE, même s’il admet que ce processus dépend en premier lieu des Etats concernés. Les sociaux-démocrates ont également besoin de l’UE comme projet de liberté, et ce volet se traduit par exemple dans l’espace de libre circulation de Schengen, qu’il faut selon lui protéger en trouvant « le juste chemin entre la justice et le droit ». Ensuite, il faut à l’Europe une politique économique et financière au service de la solidarité sociale.
Dans un tel contexte, et pour faire avancer les choses, Jean Asselborn est en faveur de la dévolution au Parlement européen d’un droit d’initiative législative dont la Commission a encore actuellement le monopole, un droit qui renforcerait la méthode communautaire dans la gouvernance de l’UE. Quant à l’idée mise en circulation entre autres par le rapport des 11 ministres des Affaires étrangères sur la création d’un euro-parlement qui voterait sur les questions qui n’ont trait qu’aux Etats membres de l’UE membres de la zone euro, il se demande « comment faire ».
Pour le ministre, la création de l’euro a été "une décision juste" qui a facilité la vie quotidienne des citoyens, conduit à un renforcement économique de l’UE et à plus de justice sociale. Si la Grèce devait maintenant sortir de l’euro, explique-t-il, elle devrait dévaluer sa nouvelle monnaie de 70 % par rapport à l’euro, ce qui aurait des conséquences désastreuses. Selon Jean Asselborn, il faut donc garder la Grèce dans la zone euro, la soutenir pour qu’elle mène des réformes structurelles et ouvre son économie, et puis cesser les appels populistes à l’expulser de l’Union économique et monétaire (UEM). La solidarité au sein de l’UE s’écrit en termes d’inclusion et non pas d’exclusion, a déclaré un ministre inquiet qu’à force de jeter des regards condescendants sur les autres pays de l’UE, l’on passe très rapidement de l’Espagne, fortement scrutée et jaugée, à la France, elle aussi dans une situation difficile. Et alors où s’arrêtera-t-on ?
Jean Asselborn a exprimé son soutien aux décisions de la Banque centrale européenne du 6 septembre 2012 de racheter des dettes des pays en difficulté sur les marchés secondaires, des décisions qui, vues les conditions mises à cette opération, n’ont rien à voir avec la liberté de recourir inconditionnellement à la planche à billets, ce qui aurait été injuste vis-à-vis des pays qui ont respecté les règles. La décision d’entreprendre des opérations de rachat pour baisser les taux pour les pays en difficultés doit donc être soutenue par les sociaux-démocrates.
Quant au jugement de la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe du 12 septembre 2012, qui a donné son aval au pacte budgétaire et à la création de l’ESM, Jean Asselborn pense, à l’instar de l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, que ce jugement qui contient dans ses 80 pages des conditionnalités dont l’effet sur le futur ne peut pas encore être entièrement déterminé, "ne peut pas freiner l’intégration européenne". Mais, observe-t-il, "si l’on continue de la sorte, les négociations futures seront un problème"
Le bout du tunnel est-il en vue dans l’UE ? Non, pense Jean Asselborn. Il y a le problème de la légitimité démocratique, "un vrai débat, mais il ne devrait pas être mené de manière unilatérale". Il y a le problème des déséquilibres macro-économiques entre Etats membres de la zone euro, comme entre l’Allemagne, dont 60 % des exportations vont vers l’UE, et la France. D’un côté, il y a un trop fort déséquilibre de la balance de paiements entre les deux pays, et de l’autre, la France se met dans une posture difficile avec son idée du "produire et consommer français", qui constitue selon Jean Asselborn "un obstacle à l’entrée de la France dans l’économie globalisée". Lors des discussions sur le rapport des 11 ministres des Affaires étrangères, les deux mentalités française et allemande ont eu des difficultés à accorder leurs violons, témoigne-t-il, mettant en avant sa fonction de médiateur lors de cet exercice.
Dans le cadre du semestre européen, les finances publiques, qui avancent vers une dette publique équivalente à 25 % du PIB, constituent un problème auquel il faudra "s’attaquer pas à pas", sinon "nous aurons des misères", a mis en garde le vice-premier ministre, pour lequel "les sociaux-démocrates devront ici veiller au grain".
Déjà peu enthousiaste pour le traité budgétaire, "dont on aurait pu se passer en réglant la question avec les moyens du droit secondaire" et qui "a été un problème de pure politique intérieure allemande, sinon seulement de la CDU", Jean Asselborn est "contre une décennie où l’on recommencerait de nouveau à parler de traités". Pas question non plus d’aller dans la direction des commissaires "seniors" ou "juniors" au sein de la Commission européenne, et encore moins de fusionner les postes de président de la Commission et du Conseil européen. Ce qu’il faut à l’Europe, estime-t-il, c’est de la discipline budgétaire, mais aussi de la croissance, des emplois, et pour cela, la meilleure façon d’y parvenir serait de renforcer les sociaux-démocrates aux élections européennes de 2014, tout en évitant de lancer des slogans faciles, tout en évitant aussi de lancer des idées de référendum.
Le député européen allemand Jo Leinen a estimé, suite à l’intervention de Jean Asselborn, que la grande défiance des citoyens à l’égard de l’Europe vient du fait qu’ils se sentent appelés deux fois à éponger les pertes, d’abord à cause du sauvetage des banques, rendu nécessaire par l’éclatement des bulles spéculatives, et ensuite, parce que le sauvetage des banques a entraîné dans son sillon la hausse des dettes publiques. D’où "une crise politique qui saute aux yeux", une crise de confiance que l’on lit dans les eurobaromètres et autres sondages.
Jo Leinen est d’accord qu’il faut faire des économies, en faisant la chasse aux gaspillages budgétaires, en pourvoyant un pays comme la Grèce d’une vraie administration des contributions, mais tout cela en sachant que les Etats ont aussi un problème de recettes, un problème pour adopter une fiscalité plus juste qui ne se base pas que sur les impôts sur les salaires. Il faut donc, au-delà du pacte budgétaire, un pacte de croissance à l’UE, comme celui revendiqué par le groupe politique S&D au Parlement européen, un pacte de croissance écologique. Les moyens pour y parvenir : plus de courage, un budget de l’UE doté de plus de moyens, une politique qui s’attaque à la montée des inégalités, un pacte social aussi, comme le Parti social européen va l’exiger à son congrès dans peu de temps. Pas question en tout cas pour le Sarrois Jo Leinen de laisser le champ libre "aux communistes, aux populistes et à l’extrême droite" sur ces sujets. Pour lui, "l’UE doit redevenir une source d’espoir et non plus de désespoir".
Le politologue Philippe Poirier de l’Université du Luxembourg, invité comme expert extérieur, a d’emblée émis une recommandation dans le cadre du débat sur d’éventuels nouveaux traités ou de nouveaux instruments contractuels entre Etats membres : que les partenaires s’inspirent des meilleures pratiques budgétaires, qu’ils signent des contrats de législature avec une ligne et une incidence budgétaire clairement définie, à l’instar de ce qui se fait dans les pays à gouvernements de coalition comme le Luxembourg. Cela aurait pour conséquence aussi qu’il faudrait renforcer les prérogatives des Cours des comptes nationales pour en mesurer l’exécution. L’UE s’est par ailleurs donné des instruments – semestre européen, six-pack, two-pack, pacte budgétaire – que tous les acteurs devront encore "digérer". L’ESM est en train d’être mis en place, et est l’objet de discussions nationales qui commencent seulement. Elles mettent en exergue les risques, mais il faudrait aussi arriver à dégager de ces discussions tout le potentiel des propositions qui permettraient de l’améliorer. Ainsi, pense Philippe Poirier, l’UE devrait moins s’orienter vers des mécanismes de sanctions, mais plutôt vers des politiques budgétaires et sociales coordonnées. Il faudrait aussi arriver à un autre type de budget européen et à un autre type de recettes fiscales pour ce budget. C’est le défi à relever selon lui par l’UE en tant que bloc régional dans un contexte mondial de "concurrence globale entre blocs régionaux".
Mais l’indexation automatique des salaires dans une telle approche, que deviendra-t-elle ?, a voulu savoir le journaliste Guy Kemp, qui animait le débat. Ben Fayot, le président de la commission des affaires européennes et étrangères de la Chambre des députés, a expliqué que les parlements nationaux sont compétents pour "tout ce qui a trait à la politique de redistribution", ce qui freine par ailleurs tout développement plus poussé d’une politique sociale européenne. Même dans le contexte du semestre européen et du six-pack, où il y a accord politique que l’on se conformera en tant qu’Etat membres aux injonctions des pairs sous peine de sanctions, il y a des éléments qui relèvent de la souveraineté nationale.
L’index en fait partie. "Personne ne peut contraindre le Luxembourg à abandonner l’index comme mécanisme de redistribution sociale", a clairement dit le député. "Mais l’on peut faire pression sur le Luxembourg, par exemple via les questions liées à la fiscalité de l’épargne", a-t-il ajouté. "L’UE ne peut forcer directement le Luxembourg à abolir l’index », mais il peut y avoir un problème s’il y a un appel, voire une exigence indirecte parce que la compétitivité du Luxembourg est compromise à cause de l’index, et là, le Luxembourg risque de se retrouver seul, surtout si on le considère comme non-solidaire sur l’autre dossier, celui de la fiscalité de l’épargne", précise l’ancien eurodéputé et membre de la Convention. L’issue ? "L’index n’est pas en danger si le Luxembourg consolide ses finances et se conforme aux exigences de solidarité dans l’UE, tout en maintenant l’investissement et la consommation publics à un haut niveau."
Reste une question "essentielle" pour Ben Fayot posée par l’évolution en cours : "Y aura-t-il encore des Etats-nations dans 30 ans ? Ou vont-ils se dissoudre lentement comme le sucre dans le café ?"
La nation, l’intérêt national sont néanmoins encore très présents dans la réalité quotidienne de l’UE. Jean Asselborn l’illustre avec plusieurs exemples. L’Espagne doit être aidée pour pallier les effets de la bulle immobilière et la crise des banques, mais elle rechigne, craignant pour une souveraineté nationale qui pourtant ne devrait pas être entamée par les conditionnalités de l’aide et ne lui ferait en rien perdre la face. Autre dossier : les perspectives budgétaires pluriannuelles de l’UE 2014-2020, où selon Jean Asselborn de fortes différences se font jour entre la France et l’Allemagne, avec une France qui veut garder une politique agricole commune qui absorbe actuellement 40 % du budget européen, et une Allemagne qui veut renationaliser cette PAC. Dans la discussion, il évoquera aussi l’exemple du SPD allemand, qui pas plus que les chrétiens-démocrates, est prêt à accepter l’idée d’une mutualisation des dettes dans l’UE. S’y ajoutent le chèque britannique auquel le Royaume Uni ne veut pas renoncer, l’Autriche qui veut faire stagner le budget européen alors que les tâches de l’UE deviennent plus nombreuses, etc.
"Ma peur est que si dans le futur les élections nationales ne peuvent être remportées que contre les intérêts de l’UE, cette UE crève", conclut ici tout crûment le ministre. Elle sera de plus en plus intergouvernementale, les petits et moyens Etats membres en pâtiront, perdront en influence, ce qui sera "dramatique pour le Luxembourg". D’où l’hostilité de Jean Asselborn à toute modification du traité européen, car elle risquerait de requérir la tenue d’une convention, et une telle convention pourrait aboutir à un relâchement des liens communautaires et au renforcement des tendances à sanctionner et à expulser.
Une manière d’affronter ces tentations nationales est selon Philippe Poirier une nouvelle articulation entre la citoyenneté européenne et les partis politiques européens. Cela peut passer par "une politisation des élections européennes", dépasser le consensus historique entre les grandes familles politiques chrétienne-démocrate, social-démocrate et libérale, et passer donc au Parlement européen à des majorités parlementaires clairement définies. Parallèlement, la Commission devra être plus responsabilisée par le Parlement européen, ce qui est possible sans changer les traités, et le Parlement européen devrait se voir accorder un droit d’initiative législative.
Jo Leinen veut bien suivre Philippe Poirier dans cette direction : les socialistes européens auraient un candidat tête de liste, qui serait en même temps candidat à la présidence de la Commission, et au niveau national, les électeurs auraient donc à se prononcer à la fois pour leurs candidats sur le terrain et une tête de liste européenne. Reste qu’il faudrait corriger un jour les faiblesses du traité de Lisbonne et la faiblesse de l’UE en matière de politique étrangère. En attendant, les sociaux-démocrates devront tenir compte du problème de justice qui se posera aux élections européennes face aux "petites gens" qui accusent la majeure partie du poids de la crise.