L’historien et philosophe proche des libéraux de droite néerlandais du VVD, Luuk Van Middelaar, conseiller particulier du président du Conseil européen Herman Van Rompuy, surtout connu comme auteur d’un livre publié en 2009 aux Pays-Bas, en 2012 en France et en 2013 dans les pays anglophones - "Le passage à l’Europe – Histoire d’un commencement" - a donné le 21 novembre 2013 une conférence sur sa façon personnelle de voir les changements que la crise a déclenchés en Europe. Il était l’invité de l’Institut luxembourgeois d’études européennes et internationales et de la Représentation de la Commission européenne à Luxembourg.
Luuk Van Middelaar a entamé sa conférence par un constat qui est presque devenu une entrée en matière par défaut : avec la crise et ses conséquences sociales, l’Europe est plus impopulaire que jamais, et le soutien que lui apporte l’opinion publique décline de manière constante, et même de manière dramatique dans les pays fondateurs, notamment la France et les Pays-Bas. Pour les plus pessimistes, la méthode communautaire et la vieille communauté européenne semblent sur la sellette et l’UE semble être soumise à un processus de renationalisation. Cette manière de ressentir l’atmosphère a beaucoup cours à Bruxelles, et vraisemblablement aussi à Luxembourg, pense le conférencier. Mais ce n’est pas son approche : plutôt que de parler de verre à demi plein ou à demi vide, il préfère "regarder le verre et parler de la manière dont il est fait".
Pour Luuk Van Middelaar, l’Europe de 2013 n’est plus l’Europe de 2008, celle du début de la crise. Les décideurs et les citoyens commencent seulement à se rendre compte des transformations qui ont eu lieu. La première est que l’interdépendance entre les Etats membres est devenue une évidence. Ce qui se passe dans un Etat membre affecte les autres ; on est tous dans le même bateau. Cette évidence touche autant les gouvernements que les citoyens, et elle est en fait "une découverte douloureuse", car "ce n’est pas là seulement une bonne nouvelle".
Luuk Van Middelaar a, à partir de là, construit son propos sur trois axes : les leçons politiques à tirer de la crise, les changements en termes d’exercice du pouvoir et ce que tout cela signifie pour les citoyens.
Trois leçons politiques peuvent être tirées selon Luuk Van Middelaar de la manière dont la crise a mis à l’épreuve le système de gouvernance européenne.
La première est que l’UE s’est avérée être plus un projet politique qu’économique. L’euro a été sauvé pour des raisons économiques certes, mais surtout politiques. Le Conseil ECOFIN, avec les yeux rivés sur les chiffres, et le Conseil européen, qui a finalement pris de grandes décisions, ont jeté un regard différent tant sur la crise que sur le cas grec. L’euro a été créé pour des raisons politiques, et il a été sauvé pour les mêmes raisons, alors que le système se trouvait « au bord de l’abîme », entre juin et décembre 2012, par plusieurs décisions du Conseil européen et de la BCE que les marchés ont consacrées.
La deuxième leçon à tirer de la crise est selon l’historien et philosophe que l’UE a révélé sa capacité extraordinaire de changer sous l’impact de la crise. Les règles politiques sont là, observe-t-il, pour créer de la stabilité, mais cela n’est possible que si ces mêmes règles permettent à un ensemble politique de réagir à des événements extraordinaires. Pour Luuk Van Middelaar, il n’y avait au début de la crise pas de règles de ce genre. Il a donc fallu agir d’abord, et ensuite créer de nouvelles règles.
La troisième leçon est que "l’Europe est arrivée au cœur des vies politiques nationales". Depuis la crise, de nombreuses élections nationales ont été marquées par les enjeux de la crise, et parfois, le destin des pays et des gouvernements était en mis en question. Mais le fait que l’Europe est devenue "une aventure partagée" est aussi "un progrès". Les institutions centrales de l’Union ont été renforcées. La Commission n’a jamais eu autant de pouvoirs depuis qu’elle est responsable de la surveillance macroéconomique. Le Parlement européen joue un tout nouveau rôle. La Banque centrale s’est lancée dans de nouvelles actions. Les décideurs politiques nationaux ont dû prendre leurs responsabilités par rapport aux défis soulevés par l’Union.
Luuk Van Middelaar n’est donc pas pessimiste comme ceux qui parlent de la renationalisation de la politique européenne, mais optimiste, car il y a européanisation des vies politiques nationales. L’opposition entre approche supranationale et intergouvernementale est selon lui contreproductive. Mieux vaut aborder les choses à travers une autre grille de lecture qui pose la question, comment les Etats européens ont organisé leur relations. C’est là qu’intervient sa théorie des trois sphères : la sphère externe, où le"concert des nations" s’est constitué depuis le 17e siècle à travers la diplomatie traditionnelle qui veillait aux frontières et aux équilibres; la sphère interne des institutions de l’Union; et la sphère intermédiaire, où les États membres se découvrent étape par étape coresponsables d'une entreprise commune qui concerne l’Union, mais aussi leur action commune dans le monde. Cette découverte se fait à travers des "moments-clés", comme l’établissement de la primauté de la jurisprudence de la CJUE sur celle des cours nationales ou la découverte paradoxale dans les années 60 par la France qui menait une politique de la "chaise vide" de l’importance du lien qu’impliquait son appartenance au projet européen, ce qui l'a conduite à accepter le "compromis de Luxembourg".
Partant donc de la capacité de l’UE à changer sous le choc de la crise, et de l’européanisation des politiques nationales, Luuk Van Middelaar a estimé que l’UE a dû faire des choix qui n’étaient "ni blancs ni noirs", qui ont donc conduit à l’invention de moyens multiples pour gérer la diversité des situations tout en agissant "de manière propre".
"Gouverner une monnaie n’est pas la même chose que gouverner un marché", a constaté Luuk Van Middelaar, pour qui l’Union et ses institutions ont été d’abord pensées pour mettre en place et régler un marché. Or, au début de la crise, elle a dû aborder les questions qui touchaient à sa monnaie commune avec les mêmes institutions conçues avant tout pour le marché. Celles-ci avaient pour mandat de libérer les marchés des aides publiques et des interventions étatiques ainsi que d’imposer certaines normes. Elles étaient donc des institutions de surveillance avec des pouvoirs normatifs alors qu’il fallait des institutions capables d’agir et dotées de pouvoirs exécutifs.
Avec la crise de l’euro, le centre de gravité de l’Union s’est selon Luuk Van Middelaar déplacé. L’Union de la surveillance normative des marchés est devenue une Union des décisions budgétaires et sur les marchés qui impose des limites au déficit budgétaire et exige des Etats membres des réformes structurelles. Pour les pays à programmes, il lui est arrivé de prendre des décisions sur ces pays, comme la décision que certaines banques devaient fermer à Chypre. Ici, le passage du pouvoir normatif au pouvoir exécutif devient patent pour le conférencier, tout comme le passage d’une gouvernance à un gouvernement.
La Commission européenne se trouve par ce passage de la gouvernance au gouvernement plongée dans le dilemme faustien des "deux âmes qui se partagent un sein". Elle est la gardienne des traités, mais elle doit aussi être "un entrepreneur politique" qui doit inventer de nouvelles démarches. La tension entre ces deux pôles est d’un côté fertile, mais elle devient de plus en plus forte et difficile à tenir.
Les parlements nationaux sont aussi touchés par cette évolution. Tant que l’Union était un pouvoir normatif et de surveillance, il n’y avait pas besoin de les consulter outre-mesure. Mais maintenant que l’Union est pourvue de pouvoirs exécutifs, notamment en matière budgétaire, ils doivent être consultés, puisque la compétence budgétaire est au cœur de leur raison d’être.
"Avant la crise, l’Europe était loin des citoyens. Maintenant elle est arrivée chez les gens." Luuk Van Middelaar pointe l’intérêt que tout à coup les opinions politiques ont développé pour les élections et les négociations sur une coalition en Grèce. L’Europe est pour lui arrivée avec l’euro et avec le populisme qui est lié à la globalisation et ses exigences. Mais ce double arrivage est un "mélange toxique" dans un contexte où la crise est elle-même double : une crise des structures de l’Union économique et monétaire (UEM) et une crise économique structurelle. Les pays de l’Union se trouvent eux sous une double pression eux aussi : celle de la crise et celle de Bruxelles pour mener des réformes, même si ces réformes étaient en elles-mêmes déjà nécessaires, avec ou sans Union.
Pour l’historien, il est illusoire de croire qu’il soit possible d’être à la hauteur des marchés globaux en ne fournissant aucun effort ou de s’isoler derrière ses frontières. L’UE est "spécifiquement touchée", dans la mesure où elle a contribué à libérer ces marchés et ces forces globales, et parce que maintenant qu’elle mobilise pour les réformes, qu’elle surveille la dimension macroéconomique voire est habilitée à prendre des sanctions, elle est perçue comme plus faible qu’avant. La question de sa légitimité politique, qui est posée, "n’est pas en soi nouvelle", mais elle est posée de manière "plus intense".
Pour Luuk Middelaar, l’Union a développé trois stratégies pour gagner les faveurs des opinions publiques :
Quels résultats a donc produit la stratégie romaine ? Il n’y a pas d’emplois, pas de croissance. Elle doit donc être perçue comme mauvaise par de nombreuses personnes, souligne Luuk Van Middelaar. Mais la stratégie grecque pourrait avoir du succès, vu que bientôt il y aura des élections européennes. Quant à la stratégie allemande, force est pour lui de constater que les Européens ne semblent pas plus unis qu’avant. L’Union est même devenue une source de disputes entre les populations d’Etats membres, comme entre Grecs et Allemands. Mais malgré tout, la plupart des Européens se rendent compte qu’ils se retrouvent tous sur le même bateau.
Dans un tel contexte difficile, "la politique doit dire la vérité", et celle-ci est qu’il n’y aura pas de solutions qui donneront des résultats rapidement, mais que retourner en arrière entraînera un coût insupportable.
Ce qui devait aussi aider, selon Luuk Van Middelaar, c’est l’idée que l’Europe est « une civilisation », ancienne et vénérable, qui remonte à l’Antiquité, mais qui est passée par de nombreuses métamorphoses, dont celle que l’Europe vit actuellement.
Au cours du débat, Luuk Van Middelaar a élaboré autour de cet objectif de l’Union qui consiste à se rapprocher des gens. Cela passait avant par les droits. Mais les droits conférés par l’UE sont surtout, explique Luuk Van Middelaar avec une rare franchise, "bons pour les gens qui bougent et qui font des affaires, et ceux-ci ne sont que 3 % de la population". L’argent est allé vers les libertés et les opportunités, pas vers la protection et l’attachement à un lieu, qui sont des attitudes légitimes, pense le conférencier. Les choses faciles ont été achevées avant la crise, mais "on ne peut plus vendre d’illusions, on ne peut pas dire qu’on n’a pas besoin de changer les choses". Par ailleurs, l’on ne peut pas non plus blâmer l’UE d’évoquer les défis et exigences de la globalisation. Il faut plutôt "développer de nouveaux mécanismes pour survivre".
Les programmes d’aide à quatre pays de l’UE ont été pour Van Middelaar de tels mécanismes. Pour l’Espagne et l’Irlande, qui vont bientôt sortir de ces programmes, ils ont été un succès. Pour la Grèce, c’est "une histoire plus difficile". Mais, pense l’historien, les Grecs avaient la possibilité lors de deux élections de décider vers où iraient leur pays. Lors des élections de mai 2012, ils ont pour lui puni le gouvernement en place. "C’étaient des élections sur le passé." Mais comme ces élections n’ont pas permis la constitution d’un gouvernement, les élections de juin 2012 qui ont été des "élections sur le futur" ont dégagé "une majorité claire mais pas massive" qui a permis à la Grèce de rester dans l’euro.
Luuk Van Middelaar n’a par contre répondu que par un "vous faites une remarque sur une découverte douloureuse" à un interlocuteur qui a décrit l’UE comme "un espoir" d’abord, mais qui est ensuite devenue dans les pays en crise un facteur de changement qui "a touché à tous les acquis sociaux que les pères et grands-pères des jeunes au chômage avaient conquis, parfois sur les barricades".
Pour l’orateur, l’on est passé d’une "crise existentielle" de la zone euro à une crise économique et sociale qui est, admet-il, difficile à gérer. "Nous sous-estimons en Europe la puissance du changement global", pense l’auteur du "Passage à l’Europe". La chose est rendue encore plus difficile par le fait que le retour à la croissance se fasse sans création d’emplois.
Au cours de cette crise, ce sont pour Van Middelaar le Conseil européen et la Banque centrale qui ont joué un rôle de leadership, ce sont eux qui ont pris le plus d’initiatives et sont allés au-delà de leurs limites. Le Conseil européen dispose d’une forte légitimité politique et est selon lui le plus à même de prendre des décisions qui établissent un équilibre entre les intérêts nationaux particuliers et les intérêts de tous les autres Etats membres. Cela est d’autant plus vrai que l’Union qui intervient sur les politiques budgétaires "ne peut plus court-circuiter les parlements nationaux et leurs compétences budgétaires", et qu’il faut donc trouver un plan adéquat pour tout Etat membre. Reste le problème que l’Union doit gérer une monnaie politique qui ne l’est pas encore assez et qu’il n’y a pas encore eu de passage de ses institutions qui sont celles d’un pouvoir normatif à des institutions qui seraient celles d’un pouvoir exécutif.
La question des conséquences d’un référendum britannique sur l’appartenance de l’actuel Royaume Uni à l’UE a aussi été évoquée. Pour Luuk Van Middelaar, un tel référendum ne pourrait avoir lieu avant 2017, s’il a lieu. Pour cela, l’actuel Premier ministre conservateur, David Cameron, doit d’abord gagner les prochaines élections générales britanniques qui auront lieu au plus tard en mai 2015. Si l’issue de ce référendum est négative, cela aura un "effet très perturbateur" sur l’Union. Lui personnellement considère une telle issue comme "une menace pour l’Union", tout en admettant que pour d’autres, cela constitue "une opportunité". Pour l’action de l’Union dans le monde, ce serait "une grande perte". Seule la France lui resterait comme un pays doté de tous les attributs d’une puissance. Bref, cette perspective le "préoccupe".
Quant à une possible unification de l’extrême droite européenne en vue des élections européennes, Luuk Van Middelaar pense que "l’UE est assez forte pour pouvoir accepter un tel débat". Il a rappelé, à titre d’exemple et de comparaison, l’opposition émergente, dès les années 1820, des anti-fédéralistes au principe fédéral des Etats-Unis d’Amérique. Son commentaire : "L’UE est, elle, plus forte qu’on ne le croit." Ce qu’il n’a pas dit, pour parachever son exemple final, c’est que l’opposition entre fédéraux et confédéraux a été tranchée par la Guerre de Sécession, aussi appelée guerre civile américaine.
Luuk Van Middelaar, né en 1973, est un philosophe et historien néerlandais. Il a été membre du VVD ou parti populaire pour la liberté et la démocratie, le parti libéral de droite des Pays-Bas qui est actuellement le parti le plus fort aux Pays-Bas. Il a servi au début des années 2000 de conseiller politique à l’ancien ministre et commissaire européen Frits Bolkestein comme à Jozias van Aartsen, qui a été entre autres ministre des Finances. Il a été en 2008 un commentateur du NRC Handelsblad. Depuis 2009, Luuk van Middelaar est membre du cabinet d’Herman Van Rompuy, le président du Conseil européen.
Il est surtout l’auteur d’un livre publié en 2009 aux Pays-Bas, en 2012 en France et en 2013 dans les pays anglophones qui a remporté en décembre 2012 le Prix du livre européen: "Le passage à l’Europe – Histoire d’un commencement".
La maison Gallimard présente ainsi l’ouvrage : "Ce livre raconte un événement lent et majeur : la genèse d'un ordre politique européen. Il évite le jargon et les poncifs des manuels ; ceux-ci cachent bien plus les enjeux du pouvoir qu'ils ne les éclairent. Il ne spécule pas sur une quelconque finalité. Il n'est pas 'pour' ou 'contre' l'Europe - peut-on l'être d'ailleurs ? Le passage à l'Europe distingue trois sphères européennes. La sphère externe, celle du continent et de l'ancien «concert des nations» ; la sphère interne des institutions et du Traité, source de grandes attentes ; enfin, imprévue et non perçue, une sphère intermédiaire, celle où les États membres, rassemblés autour d'une même table, se découvrent peu à peu coresponsables d'une entreprise commune, parfois malgré eux. Cette sphère intermédiaire, dont le Conseil européen des chefs d'État ou de gouvernement est devenu l'expression institutionnelle, est le théâtre des tensions entre l'un et le multiple. Tensions qui font la force et la faiblesse de l'Union comme en témoigne la crise de l'euro. Livre d'histoire, en ce qu'il prend au sérieux l'expérience des hommes politiques qui ont façonné l'Europe depuis soixante ans. Livre de philosophie, en ce qu'il veut savoir ce qu'est la politique avant de trancher sur l'existence d'un corps politique européen. L'un et l'autre, parce que l'auteur considère que la vérité de la politique ne se comprend que dans le temps."