Le 28 avril 2016, à Differdange, le président du syndicat OGBL, André Roeltgen, a tenu le discours politique traditionnel dans le cadre de la fête du travail du 1er mai. Il en a réservé une large partie à une critique cinglante de la politique européenne actuelle.
Il a entamé son discours par une mise en garde contre la montée de partis populistes et de l'extrême-droite dans l'UE, notamment en Allemagne, en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Autriche, au Royaume Uni, au Danemark, en Suède, en Finlande, en Pologne, en Bulgarie, en Hongrie et en Italie. Ces "forces de la division" et "du recul" de la société instrumentalisent "la peur sociale" grandissante. Elles proposent "des solutions nationalistes, autoritaires, et xénophobes" qui "s'en prennent aux intérêts sociaux et sociétaux du salariat dans toute l'Europe" et sont les "ennemis du mouvement syndical libre".
Plutôt que de regarder passivement ces partis, ou d'imaginer à tort que leur passage aux responsabilités permettrait de les démystifier, il faut passer à l'action. Pour l'OGBL, la solution passe par la construction européenne, dans laquelle le citoyen doit de nouveau trouver "la perspective du progrès social pour lui-même, pour sa vie, pour ses enfants". Or, "l'Europe, auprès de cercles toujours plus grands de populations, transmet toujours moins, ou même plus du tout, cette perspective", observe André Roeltgen.
La perte de légitimité qui en découle est le résultat d'une politique qui, depuis plus de vingt ans, "domine dans une Europe dans laquelle la soi-disant économie libre de marché, un autre mot pour économie capitaliste du profit et de la concurrence, est définie comme le but le plus élevé de la construction européenne". Or, "cette politique qui attaque les acquis sociaux et les réalités sociales, ignore les intérêts et besoins des gens", prévient le président de l'OGBL.
Durant cette période, "la dimension sociale a été négligée de façon impardonnable". Aux effets de cette insouciance se sont ajoutés ceux des politiques d'austérité appliquées après la crise de 2008. "Le dumping salarial, social et fiscal, est devenu l'essence même de cette politique", a poursuivi André Roeltgen en dénonçant "les soi-disant 'réformes structurelles', qui, en première ligne, s'attaquent aux législations sur le travail et mettent sous pression les systèmes publiques de sécurité sociale ainsi que les prestations sociales et de services de l'Etat, les dégradent et les livrent au profit capitaliste".
Les effets de ces politiques sont un développement économique qui stagne et une croissance faible qui "n'est pas le résultat d'un pouvoir d'achat renforcé et de la demande, mais plutôt le résultat d'un euro faible et de prix bas du pétrole". L'activité économique reste sous le niveau de 2008, tandis que les freins posés aux investissements "hypothèquent lourdement" le futur social et économique de l'Europe.
André Roeltgen rappelle la permanence du chômage de masse, dont celui des jeunes qui a atteint des niveaux record, la précarisation des conditions de travail ainsi que la progression des inégalités sociales et de la pauvreté. Tous ces problèmes ne se cantonnent pas seulement à des Etats membres, comme la Grèce, l'Espagne et le Portugal. Ils se concentrent également dans les banlieues des grandes villes européennes. "Et ce qui en naît, on l'a vécu à Paris et Bruxelles", observe-t-il.
Jamais la question du futur de l'Europe ne s'était, depuis sa création, posée comme aujourd'hui, pense le syndicaliste. Pour l'OGBL, "tout gouvernement en Europe, qui continue à soutenir ou à mettre en œuvre la mauvaise orientation politique est coresponsable de la déconstruction de la construction européenne" et de la percée de partis qui attaquent le projet européen et nos sociétés démocratiques.
Pour l'OGBL, le changement politique doit ainsi "être profond et réalisé de toute urgence". Dorénavant, la dimension sociale doit devenir une priorité en Europe. Les politiques d'austérité doivent cesser. Les budgets publics doivent retrouver une marge de manœuvre plus grande, afin que les Etats puissent remplir leur mission sociale et faire les investissements nécessaires pour le futur. Le pouvoir d'achat et les conditions de vie des populations doivent être améliorés par le salaire et une politique sociale et un système fiscal plus justes.
André Roeltgen rappelle que le mouvement syndical européen, à travers la Confédération européenne des syndicats (CES), fait des propositions très concrètes depuis des années, pour tirer l'Europe de la crise économique sociale et sociétale, mais qu'elles sont ignorées par la Commission européenne et les gouvernements.
Il cite en premier la proposition de réforme, sur deux points essentiels, du Pacte de stabilité et de croissance (PSC). D'une part, l'appréciation des déficits budgétaires devrait être moins restrictive, "en particulier quand un Etat doit faire un investissement public important et orienté vers le futur". D'autre part, dans la procédure sur les déséquilibres macroéconomiques, il faudrait enfin introduire des critères sociaux qui auraient la même importance que les critères financiers qui prédominent actuellement. Un Etat membre doit "aussi se faire taper sur les doigts et se voir imposer une autre politique quand, par exemple, le chômage ou la pauvreté dépassent une certaine mesure", pense le syndicaliste.
Ce dernier cite comme autre revendication de la CES ignorée, la création d'un fonds obligataire européen accessible en priorité aux Etats membres qui ont des difficultés à relancer leur système économique et social. Ce fonds leur permettrait de se procurer de l'argent moins cher pour financer des investissements publics nécessaires et d'échapper aux des taux d'intérêt d'usuriers et de spéculateurs, qu'ils trouvent sur les marchés financiers normaux. André Roeltgen précise dans ce contexte que l'OGBL, avec la CES, exigent un programme d'investissement européen beaucoup plus ambitieux que le plan Juncker.
Pour André Roeltgen, la révision de la directive détachement des travailleurs est un exemple, à quel point les propositions la Commission Juncker, qui avait promis d'œuvrer pour une Europe plus sociale, sont "éloignées de la réalité". La proposition mise sur la table ne prévoit pas l'égalité de salaires entre travailleurs du pays de destination et travailleurs détachés, mais prévoit que les conventions collectives sectorielles et même d'entreprise puissent être contournées. Inacceptable pour l'OGBL qui exige une application telle quelle du droit du travail, du droit social et des conventions collectives du pays de destination, "une limitation raisonnable du temps du détachement" et le droit des syndicats de négocier dans l'intérêt des travailleurs détachés.
Le Programme REFIT ou "Mieux légiférer" est pour Andrée Roeltgen un autre exemple de la manière dont la Commission européenne "place les intérêts économiques du capital et des entreprises au-dessus des intérêts de la société dans son ensemble, et particulièrement au-dessus des intérêts sociaux". Il reproche à ce programme d'ériger les actuelles normes minimales européennes, qui accordent aux Etats membres une marge de manœuvre, pour faire plus en normes maximales, ce qu'il qualifie de "violation des traités européens".
Pire encore pour lui, la proposition d'alléger les contraintes imposées aux PME pour respecter les normes en matière de droit du travail, de droit social, de sécurité et d'environnement, alors que 85 % de l'emploi dans l'UE relève de ces mêmes PME. Bref, pour lui, REFIT est "une attaque très grave contre les intérêts et les droits des salariés" qui doivent être les mêmes pour toutes les formes d'entreprise.
Autre bât qui blesse : "Le programme prévoit que la Commission puisse se voir donner la possibilité de ne pas respecter l'autonomie des partenaires sociaux au niveau européen et de refuser la reconnaissance juridiquement contraignante d'un accord entre partenaires sociaux". Sa conclusion : "Cela n'est pas plus de démocratie, mais moins de démocratie, c'est un coup porté contre le droit de négociation et contre les parlements démocratiquement élus."
Les négociations sur le CETA et le TTIP sont pour André Roeltgen un autre exemple encore par lequel "les intérêts des grands groupes multinationaux sont placés au-dessus de l'Etat de droit et des parlements démocratiquement élus" et qui "exigeront notre résistance conséquente". Les tribunaux d'arbitrage pour gérer les différends entre investisseurs et Etats quand les premiers se sentent lésés par des décisions des derniers qui ont été proposés "mineront doublement la démocratie en Europe", en "foulant aux pieds nos juridictions nationales et européennes" et en "limitant l'action législative des parlements légitimés par la démocratie". Pour le président de l'OGBL, qui se demande "quel Etat, quelle commune pourra se permettre d'affronter des plaintes en dédommagements qui peuvent se chiffrer en milliards", "tout cela ressemble à une dictature de l'économie et du capital sur la démocratie et l'Etat de droit". D'où son appel au gouvernement et aux partis représentés à la Chambre de se distancier du CETA et du TTIP. "Le CETA ne devrait pas être ratifié tant qu'on n'en aura pas fini avec les tribunaux d'arbitrage dépourvus de toute légitimité démocratique, et la remise en cause dans le présent et le futur de notre droit du travail, de notre droit social, de nos normes environnementales et de protection des consommateurs ainsi que de nos services publics", exige-t-il. Et le cas échéant, l'OGBL descendra dans la rue.
Si la croissance de l'économie européenne est poussive, c'est à cause du dumping salarial qui grève le pouvoir d'achat et la demande, pense André Roeltgen. "La Commission de Bruxelles ne se prive d'aucune occasion pour essayer de faire baisser les coûts salariaux unitaires réels", accuse-t-il, jugeant "inacceptable que la Commission s'immisce massivement dans tous les Etats membres dans les systèmes nationaux de formation des salaires", notamment en poussant vers la décentralisation des négociations salariales et en prônant le passage des conventions sectorielles vers les conventions d'entreprise. Admettant que le Luxembourg fonctionne avec de nombreuses conventions collectives d'entreprise, le président de l'OGBL a mis en avant ce qu'il considère comme un "atout important" : le système national d'indexation des salaires que la Commission critique régulièrement dans les recommandations qu'elle adresse au Luxembourg. Alors que le système vient d'être réinstauré en 2014 par le gouvernement, ce dernier devrait selon André Roeltgen affirmer "une opposition claire et nette contre l'immixtion de la Commission de Bruxelles dans un modèle salarial national" qui a "pendant des décennies largement garanti la paix sociale".
Au niveau européen, l'OGBL se dit d'accord avec la revendication par la Confédération européenne des syndicats (CES) de l'instauration au niveau de l'UE d'un salaire minimum légal correspondant à 60 % du salaire médian de l'Etat membre où il serait appliqué.
André Roeltgen a également rejeté des critiques de la Commission à l'égard du système de sécurité sociale luxembourgeois et du système des pensions, qui coûte moins en termes de PIB que dans les pays voisins, tout comme la pression exercée pour favoriser du point de vue fiscal les systèmes de retraite complémentaire.
Le comble de l'immixtion, André Roeltgen le voit dans l'idée de la Commission de "faire instaurer dans chaque Etat membre un Conseil de la compétitivité qui permettrait à la Commission d'exercer une influence directe sur leur formation des salaires et leurs systèmes de négociation".
Bref, la liste est longue pour André Roeltgen des luttes à mener par les syndicats en Europe et au Luxembourg pour leurs libertés, leur droit de négocier, pour des systèmes de sécurité sociale publics et solidaires et pour une société démocratique axée vers le progrès.