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Emploi et politique sociale - Marché intérieur
Une table ronde de la Chambre des salariés sur la révision de la directive "Détachement des travailleurs" et ses apports pour une Europe sociale équitable
22-09-2016


csl-détachement-160922-débatLe 22 septembre 2016, la Chambre des salariés avait organisé une conférence-débat sur la révision de la directive Détachement des travailleurs proposée par la Commission européenne en mars 2016. Après une introduction par Jackie Morin, chef d’unité en charge de la libre circulation des travailleurs au sein de la DG Emploi, Affaires sociales et Inclusion de la Commission européenne, une table ronde a réuni Nicolas Schmit, ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Économie sociale et solidaire, Georges Bach, député européen et ancien syndicaliste, Jean-Claude Reding, président de la Chambre des salariés et Tom Wirion, directeur général de la Chambre des métiers.

Une mise en contexte

Le Luxembourg et les travailleurs détachés

Le Luxembourg est fortement concerné par la question du détachement, comme l’ont souligné tous les intervenants au cours de la soirée. D’où ces quelques éléments réunis par Europaforum.lu.

Le Luxembourg est, si l’on se base sur une fiche d’information de la Commission qui décrit la situation en 2014, le 10e pays de l’UE par nombre de travailleurs détachés reçus sur son territoire, avec 21 793 personnes qui représentent 9 % de la main-d’œuvre sur le marché du travail national et 1,5 % de tous les travailleurs détachés dans l’UE.

Le Luxembourg détache quant à lui 62 141 travailleurs dans d’autres pays, soit 4,2 % des travailleurs détachés de toute l’UE, le 12e pays de l’UE en nombre de travailleurs détachés.

Les travailleurs détachés au Luxembourg viennent à 47,2 % d’Allemagne, à 27,8 % de Belgique, à 13 % de France, donc 88 % des pays limitrophes, et à 2,7 % de Pologne et à 2,2 % de Slovénie. Pour 63,4 % de ces personnes, il n’est pas possible de savoir dans quel secteur ils travaillent, l’on sait qu’ils travaillent pour 18,4 % d’entre eux dans la construction, et pour 6,3 % dans l’industrie.

Les travailleurs détachés par des entreprises luxembourgeoises sont envoyés à 40 % en Belgique, à 34 % en France et à 18 % en Allemagne, donc à concurrence de 92 % dans les pays limitrophes. Entre 1,1 et 1,3 % sont envoyés respectivement aux Pays-Bas, en Suisse et au Royaume-Uni. 45,3 % de ces travailleurs travaillent dans la construction, 19,2 % dans des agences de travail temporaire, 17,7 % dans le secteur financier. 

La nouvelle proposition de la Commission européenne

csl-détachement-160922-morinC’est Jackie Morin de la Commission européenne qui a résumé le contenu de la nouvelle proposition, qualifiée de "révision ciblée" de la directive Détachement. Elle a été rendue nécessaire parce que le phénomène du détachement de travailleurs continue à s’amplifier, le nombre des salariés détachés étant passé en sept ans de 600 000 à 1,9 million. Près de la moitié de ces travailleurs sont détachés au Luxembourg et dans ses trois pays voisins, dont plus de 400 000 en Allemagne, près de 200 000 en France et plus de 150 000 en Belgique, tous des pays à hauts salaires.

Le travailleur détaché dépend de deux pays, et il est important de savoir quelle législation peut lui être appliquée, ce qui a conduit d’ores et déjà à plusieurs procédures devant la CJUE. Le détachement des travailleurs est avant tout considéré comme une pratique dans le cadre de la libre prestation des services, et seulement sous certaines conditions sous l’angle de la libre circulation des travailleurs.

La CJUE a dans sa jurisprudence demandé à ce qu’un équilibre s’établisse entre la libre circulation des services et la protection des travailleurs. C’est ce que la directive de 1996 a, selon Jackie Morin, essayé de livrer en légiférant sur un socle de protection des droits des travailleurs liés à la santé, à la sécurité et à la durée du travail, ainsi qu’au versement du salaire minimal au même taux que dans le pays d’accueil. 

La première révision de la directive, celle de 2014 qui est entrée en vigueur en juin 2016, a avant tout misé sur le renforcement de l’application pratique des règles relatives au détachement de travailleurs en traitant des problèmes liés aux fraudes, au contournement des règles et à l’échange d’informations entre les États membres. 

La nouvelle révision ciblée de 2016 veut établir de nouveaux équilibres, et donc des conditions de concurrence équitables entre les entreprises nationales et les entreprises détachant des travailleurs, de manière à ce que les règles applicables aux premières s’appliquent également aux secondes. Cela garantira la protection des travailleurs et une concurrence loyale entre entreprises.

Elle introduit plusieurs nouveaux éléments :

  1. Le détachement de longue durée : les travailleurs dont le détachement dure plus de deux ans seront couverts par les règles impératives de protection fixées par le droit du travail de l’État membre d’accueil, sachant que la législation sur la coordination des systèmes de sécurité sociale contient déjà une règle des 24 mois comparable.
  2. Rémunération : La nouvelle proposition prévoit l’application des mêmes règles relatives à la rémunération en vigueur dans l’État membre d’accueil, conformément à la loi ou aux conventions collectives d’application générale. En matière de rémunération, les travailleurs détachés et locaux seront donc soumis aux mêmes règles.
  3. Dans le contexte des chaînes de sous-traitance, les États membres pourront choisir d’appliquer aux travailleurs détachés les mêmes règles en matière de rémunération que celles qui lient le contractant principal, y compris si ces règles résultent de conventions collectives d’application non générale.
  4. Le principe d’égalité de traitement avec les travailleurs intérimaires locaux s’appliquera aussi aux travailleurs intérimaires détachés, ce qui permettra l’alignement avec la législation actuelle concernant le travail intérimaire au niveau national, ce qui n’est pas encore le cas à l’heure actuelle.

Jackie Morin a rappelé les étapes qui jalonnent le projet :

  • le déclenchement le 10 mai 2016 de la procédure dite du "carton jaune" par les parlements nationaux de onze Etats membres – Bulgarie, Croatie, République tchèque, Danemark, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Slovaquie – qui sont opposés au principe d'"un salaire égal à travail égal sur le même lieu" ;
  • la décision du Collège des commissaires du 20 juillet de maintenir sa proposition, estimant que le principe de subsidiarité n'est pas violé par son texte puisque l'obligation faite à tous les États membres d'appliquer ces règles dans tous les secteurs de l'économie doit être prévue au niveau de l'Union et que la proposition respecte "pleinement et expressément" la compétence des États membres de fixer les rémunérations conformément aux pratiques nationales ;

  • le processus en cours au Parlement européen et au Conseil.

Pour le haut fonctionnaire, qui a signalé que le Luxembourg n'avait pas encore transposé la directive de 2014, la question du détachement des travailleurs est un problème européen auquel il n’est pas possible d’apporter des solutions nationales sous peine de faire courir un risque de fractionnement au marché intérieur. 

La table ronde

csl-détachement-160922-bachL’eurodéputé Georges Bach, qui est membre de la commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement européen en charge du projet de directive, a expliqué au cours du débat que la proposition de la Commission n’a pas induit des clivages gauche-droite, mais a révélé avant tout un clivage Est-Ouest, "ce qui rend les choses infiniment plus difficiles". Pour lui, ce sera "un match très dur", tant pour obtenir une majorité au Parlement et une majorité qualifiée au Conseil avec les pays d’Europe centrale et orientale, et aussi avec la fédération patronale européenne BusinessEurope, qui est aussi contre la proposition, contrairement au patronat luxembourgeois, dont l’attitude est plutôt positive.

Nicolas Schmit, le ministre luxembourgeois du Travail, de l’Emploi et de l’Économie sociale et solidaire, a d’emblée expliqué que la coalition gouvernementale était dans son ensemble, donc y compris les libéraux, d’accord avec l’orientation générale de la proposition de la Commission qui est considérée comme une bonne base, sachant néanmoins que "le diable se cache dans les détails". Le concept de rémunération devra par exemple être mieux défini et précisé. "Mais si nous ne réussissons pas à faire passer une révision de cette directive, nous ajouterons encore une crise aux crises qui ébranlent l’UE", a-t-il mis en garde. Car, selon lui, même si 1,9 million de travailleurs ne représentent qu’une "petite masse par rapport à l’ensemble des travailleurs dans l’UE, la question est en elle-même très sensible dans certains Etats membres", à l’Ouest comme à l’Est, puisque le détachement et le dumping social ont partie liée.

csl-détachement-160922-schmitIl a parlé d’abus qui ne sont pas dans l’esprit du détachement, comme le fait que certaines firmes déguisent au Luxembourg, pays à cotisations sociales moins élevées que chez ses voisins, le travail intérimaire en travail détaché. Ainsi des firmes françaises intérimaires s’établissent au Luxembourg, y recrutent des Français qu’ils détachent en Belgique ou en France, jusqu’à plus de 60 000 personnes différentes par an. 

Pour le ministre, il est clair qu’actuellement, le salaire minimal n’est pas non plus versé aux travailleurs détachés. Les patrons des firmes détachantes décomptent les frais de transport, de logement, éventuellement de nourriture. Les logements sont souvent indignes. Les contrôles n’arrivent pas à empêcher ces abus sur le terrain. Les papiers mentionnent la plupart du temps le salaire minimal, mais il n’est pas dit combien d’heures les travailleurs détachés prestent vraiment. La concurrence déloyale bat son plein. Parfois, les firmes détachantes ne se déclarent pas comme elles y sont tenues, ou bien le formulaire de déclaration sur leur assurance sociale est un faux. L’on passe alors du détachement au travail non déclaré. Lorsqu’une demande d’information est adressée aux pays d’origine de l’entreprise, la réponse tarde à venir, tant la coopération entre administrations est mauvaise. Si une procédure est entamée contre une firme et une plainte documentée déposée par l’ITM au parquet, c’est un "black box" selon le ministre, car les délais sont si longs que les firmes concernées ont déjà cessé d’exister, qu’aucun témoin ne peut être convoqué, etc.  Bref, le non-respect de la directive Détachement entraîne des procédures sans fin. Nicolas Schmit verrait bien, pour y remédier, un dispositif de sanctions administratives immédiates et coûteuses. Mais garantir l’application de la directive par le contrôle des inspecteurs du travail est pour lui "tout simplement impossible".         

Pour le ministre, l’UE ne peut en aucun cas être une simple zone de libre-échange. Dans ce cas, tout dériverait vers le "moins-disant social". Il admet que le travailleur polonais détaché au Luxembourg gagnera toujours plus qu’en Pologne, mais il sera nécessaire d’expliquer aux pays qui s’opposent au projet de directive qu’il n’est pas normal qu’au Luxembourg, un travailleur gagne moins sur le même chantier pour le même travail que le travailleur employé par une entreprise locale. La firme détachante polonaise n’est dans ce cas pas en concurrence avec des firmes polonaises, mais en concurrence déloyale avec les firmes luxembourgeoises. "Ça ne peut pas marcher !", conclut-il. La preuve en est ce qui s’est passé au Royaume-Uni. Selon lui, ce sont les gens qui ont dû subir les effets des politiques néolibérales qui ont voté pour la sortie de l’UE, même si ce sont leurs propres gouvernements qui ont d’abord mené ces politiques, et pas l’UE.

Nicolas Schmit estime que le texte est à considérer comme "le premier signal que la Commission donne pour une Europe sociale". Maintenant, il s’agit de transformer l’essai. "Certes, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán n’est pas d’accord. Mais il est de toute façon pas d’accord avec l’UE. Et les syndicats hongrois sont pour la proposition", a-t-il lancé avant de mettre en garde : "Si le Premier ministre français menace de ne plus appliquer les règles européennes sur le détachement si la proposition de la Commission ne passe pas, cela montre la sensibilité du dossier."   

reding-csl-hbs-160921Jean-Claude Reding, le président de la Chambre des salariés, a expliqué que l’échec de la proposition de la Commission serait "une catastrophe", dans la mesure où le nombre de travailleurs détachés ira croissant, et ce notamment au Luxembourg et dans la Grande Région qui est une région frontalière avec beaucoup de flux transfrontaliers. Si la question de la rémunération des travailleurs détachés n’est pas réglée, les détachements abusifs et la pression négative sur les salaires actuels augmenteront. Ce sera mauvais pour l’image de l’UE, cela permettra encore plus de concurrence déloyale alors que les entreprises qui traitent correctement leurs salariés devraient être protégées. Ce qui devra compter, ce sont les conventions collectives, s’il y en a, ou, à défaut, la loi du pays. Jean-Claude Reding a par ailleurs critiqué le fait que les Etats membres pourraient opter, sans y être obligés, pour le règlement de la rémunération des travailleurs des sous-traitants selon les règles du pays. Pour le Luxembourg, il devra être clair que l’on ne touchera pas non plus au principe de l’indexation des salaires.

Comme Nicolas Schmit, il pense qu’il faudra suivre les nouveaux développements du détachement dans le travail intérimaire, qui est très fort dans les secteurs des soins aux personnes et du soutien aux personnes âgées.

Tout cela devrait être discuté dans un esprit constructif, car le texte de la Commission est pour lui "un texte positif". Il veut corriger le tir, et il peut également déboucher sur la formulation d’intérêts communs entre les syndicats et les entreprises.           

En général, Jean-Claude Reding pense que le risque que l’UE s’écroule ou éclate un jour est réel, si sa dimension sociale n’est pas renforcée. L’UE est devenue pour lui le bouc émissaire des gens qui ont constaté que leur situation individuelle s’est dégradée. De l’autre côté, l’application du principe "même salaire pour un même travail en un même lieu" a maintenant du mal à passer au sein même du mouvement syndical européen où il a observé des tendances au repli national. Ainsi, la tête du mouvement syndical britannique était opposée au Brexit, mais elle n’a pas été suivie par la base. En Pologne, une hausse des salaires par le gouvernement nationaliste de droite a plus de résonance que le discours des dirigeants syndicaux de ce pays. Pour lui, il faut tenir compte de tous ces faits qui composent une réalité complexe.

csl-détachement-160922-wirionTom Wirion, le directeur général de la Chambre des Métiers, a souligné l’importance du détachement pour le secteur de la construction et du bâtiment, où la concurrence est forte dans la Grande Région, et l’importance de créer des conditions de concurrence équitables, un "level playing field". La directive de 1996 était pour lui un bon texte, et il s’agit maintenant avant tout d’appliquer les règles en vigueur, celles de 1996 et du texte de 2014, plutôt que de venir avec de nouveaux textes.

Le patronat de la Chambre des Métiers donnerait un "carton rouge" à la nouvelle proposition de la Commission à cause de sa mauvaise formulation, même s’il n’est pas opposé à tout ce qui proposé, notamment en ce qui concerne la rémunération. Mais nombre d’éléments devraient être précisés, comme les questions d’ancienneté, de qualification ou de productivité, qui ne sont pas, en fonction les pays, traitées de la même manière dans les contrats, ou bien la question de la longue durée. Pour le représentant des employeurs, il est impossible d’arriver à tout contrôler et maîtriser dans le secteur du détachement.