À l’occasion de la célébration du 20e anniversaire du Marché unique, le ministre de l’Économie et du Commerce extérieur, Étienne Schneider, avait invité le 19 octobre 2012 à une conférence à Schengen. La conférence n’a pas seulement constitué en un inventaire des mérites du marché unique, mais les différents intervenants ont relevé de nombreux défis, complémentaires et contradictoires, allant de l’inachèvement de ce marché au fossé démocratique en Europe, en passant par les difficultés qui résultent pour les entreprises européennes en termes de coût et de compétitivité entre autres à cause de l’application des différentes normes environnementales et sociales dans la production des biens qu’ils destinent aux marchés internationaux.
Il appartint au professeur et historien René Leboutte, détenteur de la chaire Jean Monnet à l’Université du Luxembourg et un des animateurs du Programme "Gouvernance européenne" d’évoquer les origines, le développement et l’avenir du Marché unique. Le Marché unique est l’héritier du Marché commun du traité de Rome, qui déjà en 1957 prônait l’élimination des barrières commerciales et les quatre libertés de la circulation des capitaux, des services, des biens et des personnes. Mais, relate-t-il, cette Europe des années 50, 60 et 70 entre elle aussi en crise, notamment, avec les premières récessions qui surgissent entre 1967 et 1975. "Personne ne s’entend plus sur un avenir commun", dit-il. En 1981, le Conseil européen de Luxembourg tire la sonnette d’alarme, car les barrières non-tarifaires se multiplient au sein du marché commun.Un mémorandum français demande à ce que l’Europe soit dotée d’une vraie politique commerciale et de concurrence. Il demande à ce que l’on fasse tomber les barrières non-tarifaires et que les normes de fabrication soient mutuellement reconnues, une revendication à laquelle l’arrêt Cassis-de-Dijon de la CJCE de 1979 sert de base. Le Conseil européen de Milan de 1985 lance la discussion sur l’Acte Unique, qui est signé en 1986 et mis en œuvre à partir de 1987. Nombre d’entraves sont levées, la reconnaissance mutuelle est levée, et l’on vote sur les questions liées au marché unique à la majorité qualifiée. L’idée du coût de la non-Europe fait son chemin.
Depuis 1992, le marché unique est une réalité. Il structure les relations avec les pays de l’Espace économique européen, avec d’autres pays tiers, il a amené une poussée de libéralisation dans les secteurs des services, de l’industrie, de l’énergie, des transports, des télécommunications, Les marchés financiers sont de plus en plus intégrés. La reconnaissance mutuelle des diplômes, ERASMUS, l’ouverture des marchés du travail sont pour le professeur Leboutte autant d’acquis positifs. La création de la zone euro et la mise en application de l’espace de libre circulation Schengen sont d’autres "pièces fondamentales" du marché unique.
La crise de la zone euro vient néanmoins interférer sur les conditions de mise en œuvre du marché unique, constate René Leboutte. Il faut selon lui une nouvelle stratégie pour ce marché unique, dont le rapport Monti contient les éléments principaux. L’avenir, l’historien René Leboutte préfère ne pas le prédire, estimant que ce n’est ni son métier, ni son affaire. Mais il prône un grand espace économique européen de plus d’un demi-milliard de personnes qui devrait "contribuer à une globalisation économique régulée et non pas sauvage".
La vice-présidente de la Commission européenne, Viviane Reding, était l’hôte de la conférence. Elle était venue pour dire que les premiers qui profitent du marché unique, ce sont les consommateurs et les PME, ces dernières constituant le plus grand potentiel du marché unique.
Elle a ensuite évoqué son propre apport à l’Acte pour le marché unique II que la Commission a publié le 3 octobre 2012 :
Viviane Reding a, dans son discours, appelé à ce que le citoyen soit plus impliqué dans les processus de décision, notamment quand des mesures sont envisagées qui tendent vers une certaine fédéralisation. "Cela ne peut être décidé derrière des portes closes et il faut expliquer tous les enjeux d’un problème à régler", dit la commissaire, pour qui l’Année européenne des citoyens servira précisément à interroger les citoyens "sur leurs désirs, leurs doutes et leurs rêves". Cette Année européenne des citoyens aura lieu en 2013, une année qui ne sera pas, dit-elle, une année électorale, ce qui permettra une meilleure discussion.
Lors de la table-ronde animée par le journaliste Roy Grotz, André Hoffmann, ancien député de Déi Lénk, et Pierre Gramegna, directeur de la Chambre de Commerce, ont tenté de mener un dialogue sur l’Europe et le marché unique.
André Hoffmann a d’emblée placé le débat dans un contexte plus général, qui est celui des "vices cachés de la construction européenne que la crise a révélés". L’union politique, le marché unique, la zone euro sont chacun pris pour soi des créations bonnes et nécessaires. Mais il manque un élément qui les assemble : la démocratie. Il n’est pas facile de pallier ce problème, vue que l’UE n’est ni un Etat fédéral, ni une organisation internationale, mais une construction sui generis produite par des traités. Des voies envisageables seraient pour André Hoffmann une dévolution de pouvoirs supplémentaires au Parlement européen, des parlements nationaux qui utilisent à fond leurs droits de participation aux processus de décisions européens, et surtout un grand débat public sur l’orientation de l’UE. Mais cela s’est déjà avéré difficile en 2005, lors des référendums sur le traité constitutionnel, quand toute voix critique se voyait taxée d’anti-européisme. Et aujourd’hui, on n’est pas plus disposé à écouter les citoyens grecs, espagnols ou portugais qui sont par centaines de milliers dans la rue.
Pierre Gramegna était tout à fait d’accord pour admettre que l’UE connaît un déficit démocratique. Elle connaît néanmoins la séparation des pouvoirs, avec une Cour de Justice qui selon lui ne se laisse pas influencer par la politique. Par ailleurs, la solidarité dans la zone euro se renforce. Raison de plus de réduire alors le déficit démocratique. Mais il y a aussi des problèmes concrets à résoudre. Le nouveau droit de vente, qui pourrait se substituer aux 27 droits des Etats membres, tous différents, est une bonne idée, mais comment mettre au même niveau la Bulgarie et le Luxembourg, où les droits des consommateurs sont autrement mieux protégés. Le nouveau droit, le 28e, entraînerait-il un affaiblissement ou un renforcement des droits du consommateur ?
A ce moment, le ministre de l’Economie, Etienne Schneider, intervint dans le débat pour expliquer que le déficit démocratique est très difficile à combler. Ceux qui viennent aux débats publics sont les citoyens engagés. Mais les gens ne s’intéressent pas en général à la chose européenne, car elle est trop compliquée, de sorte qu’ils abandonnent rapidement leur participation. Donner plus de droits au Parlement européen ? Recourir aux référendums ? Là surtout, "il y a un grand risque de populisme". Faire participer les citoyens aux décisions dans un espace public marqué par la proximité lui semble "une chimère", sauf par le biais de la démocratie représentative, mais qui implique elle la distance.
Pas d’accord, André Hoffmann, pour qui le populisme se combat par plus de démocratie et des citoyens qu’il y a lieu de considérer comme majeurs. Car, fait-il remarquer, personne ne comprend plus qui prend les décisions. Ainsi, les Grecs se demandent qui a décidé de baisser leur SMIC. Et d’autres qui décide de l’ESM. Qui détricote le modèle social européen, veut aussi savoir l’ancien député, ou bien le droit fiscal au nom de la compétitivité. Il est d’accord qu’il faut plus d’Europe, encore faut-il savoir dans quel cadre. Pour lui, la réponse est claire : l’UE doit se réorienter et adopter un modèle d’Etat social et démocratique.
Pourtant, lui répond Pierre Gramegna, le marché unique est basé sur trois piliers : la compétitivité, les normes environnementales et les normes sociales. Faire converger ces dernières lui semble extrêmement difficile, vues les disparités entre des pays comme le Luxembourg ou la Suède d’un côté, la Roumanie et la Bulgarie de l’autre. Après quatre ans de crise, le Luxembourg compte selon lui moins de pauvres, et 28 % du PIB sont dédiés à des transferts sociaux. Le Luxembourg, très compétitif, a pu se permettre cela. Maintenant qu’il l’est moins, ce sera plus difficile. Il lui faut maintenant s’adapter aux transformations que le marché unique a amenées, notamment la montée dans les agrégats de son économie des services et des biens et services exportés vers d’autres marchés. Par ailleurs, il faudra réduire les déficits « qui nous échappent ».
Dans son intervention à la fin de la conférence, le ministre Etienne Schneider a rappelé que 85 % des biens et services traités au Luxembourg sont liés à l’UE et au marché unique. La très contestée directive sur les services a eu dans ce contexte l’effet positif d’obliger les Etats membres à s’analyser et à faire tomber la plupart des entraves non-fiscales. Reste qu’aujourd’hui encore, la reconnaissance mutuelle des normes de production nationales est nécessaire, de même que l’acceptation de normes minimales au niveau de l’UE.
Etienne Schneider est ensuite revenu sur la politique industrielle européenne et les propos qu’il a tenus aussi bien au Conseil Compétitivité que dans son discours d'ouverture de la Luxexpo et dans une interview avec l'hebdomadaire Lëtzeburger Land du même jour. Il a évoqué les secteurs fragilisés de l’industrie luxembourgeoise qui risquent de disparaître, parce que le jeu des subventions dans les Etats membres conduit les entreprises à décider des délocalisations dans des pays et régions où la Commission permet que ces subventions soient plus élevées. Le ministre a aussi pointé le fait qu’à travers nos normes sociales, "nous renchérissons notre production sur le marché global". Face à cela, l’UE est la seule entité qui ne protège pas ses marchés. Faudrait-il donc "jeter notre modèle social européen", demande le ministre. Certes non, pense-t-il, mais dans ce cas, l’UE devra exiger que, pour la production de certains produits importés, le respect de normes minimales environnementales et sociales soit exigé, faute de quoi une taxe devrait être payée. "Il ne s’agit pas ici", a-t-il de nouveau déclaré, "d’un plaidoyer pour le protectionnisme, mais même les USA ont de telles pratiques" Et la résistance des grandes entreprises est d’ores et déjà prévisible. Un ajustement entre 27 Etats membres lui semble nécessaire, mais "où sont les conclusions concluantes ?"