Le 28 novembre 2012, l’Unité de Recherche en Droit de l’Université du Luxembourg accueillait à l’occasion d’un séminaire de midi Géraud Sajust de Bergues, directeur-adjoint des affaires juridiques au Ministère français des Affaires étrangères et agent de la France devant les juridictions de l'Union européenne. Ce juriste, qui a aussi été référendaire à la CJUE et est passé par les services juridiques de la Commission, venait présenter la politique juridictionnelle de la France, exemple d’un Etat membre devant la Cour et le Tribunal de l’UE.
Longtemps, la présence de la France a été très discrète devant la Cour par rapport à d’autres Etats membres, a expliqué Géraud Sajust de Bergues. D’une part, les questions préjudicielles étaient encore peu nombreuses, et d’autre part la France avait une vision plus diplomatique que juridictionnelle. Les choses ont commencé à changer au début des années 1980’. Et la France compte désormais, avec actuellement près de 140 affaires pendantes, parmi les Etats membres les plus présents devant la Cour.
Une grande majorité d’Etats membres a fait le choix, comme la France, d’être représenté devant les juridictions européennes par le service juridique de son Ministère des Affaires étrangères, ou bien de son Ministère des Affaires européennes dans les cas où il est autonome. C’est ainsi le cas dans 17 Etats membres. Pour les autres, les situations diffèrent : ainsi quatre des nouveaux Etats membres ont confié cette tâche au Ministère de la Justice, quand l’Autriche en a chargé un service gouvernemental ou que l’Allemagne, cas exceptionnel, mandate pour la représenter son Ministère de l’Economie.
Ce qui distingue en revanche l’organisation du contentieux en France, c’est le rôle qu’y joue le Secrétariat général des Affaires européennes (SGAE, anciennement appelé SGCI), qui dépend directement du Premier ministre, et qui est en charge de la coordination des positions françaises devant toutes les institutions. Du coup, la coordination du contentieux est en cogestion entre le service juridique du Ministère des Affaires étrangères et le SGAE. Ils doivent donc veiller ensemble à sensibiliser les administrations sur la nécessité ou l’opportunité d’être présentes devant les juridictions européennes, mais aussi assurer la cohérence des positions, ce qui requiert une grande vigilance. D’ailleurs, relève Géraud Sajust de Bergues, tous les Etats membres ont un système centralisé de gestion du contentieux.
En pratique, le mode de fonctionnement diffère un peu selon le type de contentieux. Pour les affaires préjudicielles, dès que le dossier est traduit dans toutes les langues, il est notifié à tous les Etats membres, et, dans le cas de la France, adressé au SGAE qui se charge de le transmettre et invite les administrations à faire savoir si elles jugent utiles d’organiser une réunion sur la question. Les recours en manquement sont eux adressés au Ministère des Affaires étrangères, et c’est donc son service juridique qui transmet l’information au SGAE. Pour ce qui est des interventions dans les recours directs, la série C du Journal officiel de l’UE (JOUE) est consultée chaque semaine, le délai étant de six semaines pour demander une intervention. Si un Ministère veut intervenir, une note est adressée au SGAE afin d’organiser une réunion. Pour les recours, ce sont les Ministères techniques qui demandent une réunion au SGAE.
Dans tous les cas, les réunions se font en petit comité et portent sur des discussions juridiques. "Le contentieux est très consensuel", observe en effet Géraud Sajust de Bergues qui relève l’exception des cas de recours ou de pourvois qui nécessitent plus de discussions. Dans ces cas-là, c’est le SGAE qui tranche, et le seul recours possible est de faire appel au Premier ministre, avec des chances d’autant plus limitées que le secrétaire général des affaires européennes est aussi conseiller du Premier ministre. D’expérience, le haut-fonctionnaire français n’a ainsi connu qu’un seul cas de désaveu en 12 ans.
A l’issue de la réunion, dans laquelle sont représentés le service juridique du MAE, le SGAE et les Ministères techniques intéressés, un bref compte-rendu indique les grandes lignes de la position qui sera défendue, qui est ensuite étayée par une contribution des Ministères techniques. C’est sur cette base que le projet de mémoire de plaidoirie est rédigé au MAE avant d’être transmis aux autres parties pour observations.
Dans le cas des interventions orales, la procédure est peu ou prou la même pour préparer un projet de plaidoirie.
Lorsque l’on se trouve à l’audience, les questions du Tribunal sot nombreuses, et c’est aussi de plus en plus le cas à la CJUE. Or, observe Géraud Sajust de Bergues, les audiences sont au Luxembourg sont non seulement bien plus nombreuses qu’à Strasbourg ou à La Haye (40 à 45 audiences par an contre 2 ou trois à Strasbourg), mais elles sont aussi bien plus difficiles, car les questions posées nécessitent des réponses immédiates, et donc une grande préparation de façon à les anticiper au mieux. A titre de comparaison, à Strasbourg, la séance est suspendue pendant un quart d’heure, ce qui laisse un peu plus de temps pour se concerter, tandis qu’à La Haye, la séance est suspendue jusqu’au lendemain. Ce qui rend aussi plus "intime", plus riche, la relation entre les agents des Etats membres et les juges de Luxembourg, glisse au passage le haut-fonctionnaire français. Mais ce qui ne manque pas de susciter un certain stress, surtout lorsque les dossiers ne sont pas très bons, ce qui arrive.
Parmi les 138 affaires dans lesquelles la France était présente à la fin octobre 2012, Géraud Sajust de Bergues observe que les affaires de manquement ne représentent désormais qu’une faible proportion (neuf seulement, mais l’Allemagne, le Royaume-Uni ou les Pays-Bas affichent des chiffres encore plus bas), et il relève que les affaires concernant des manquements en transposition ou des manquements sur manquements ont tendance à se faire de plus en plus rares.
Sur 64 affaires préjudicielles dans lesquelles la France est présente, 20 proviennent de juridictions françaises et 44 de juridictions étrangères, un rapport assez constant dans la politique juridictionnelle française. Les Etats membres ont des attitudes très différentes en la matière, l’Irlande, le Danemark, mais aussi Chypre, Malte et même le Luxembourg, affichant par exemple une discrétion notable. Au contraire, l’Allemagne (dans 65 affaires) ou le Royaume-Uni (dans 51 cas) sont plus présents encore que la France dans des questions préjudicielles étrangères.
Pour ce qui est des recours en annulation, qui étaient alors au nombre de onze, ils concernent très rarement le Conseil dans la politique juridictionnelle française. Signe peut-être que la France négocie bien au Conseil, ou en tout cas que la France a pris le parti de l’intégration européenne depuis les années 1980’. Les deux recours en annulation introduits devant le Parlement européen (affaires C-237/11 et C-238/11) concernent les questions de siège, et devraient prochainement trouver une issue (Le Luxembourg soutient la France dans ce dossier). Neuf affaires concernent donc la Commission, qui adopte 90 % des textes et dont la surreprésentation dans ces recours en annulation semble par conséquent assez logique.
Il y a ensuite huit pourvois, 28 demandes d’intervention devant la CJUE (dont 16 dans des recours à manquement dans lesquels la France soutient généralement d’autres Etats membres, et rarement la Commission) et 18 devant le Tribunal (là en revanche la France soutient la Commission dans 9 affaires). Comme quoi, remarque Géraud Sajust de Bergues, les adversaires d’un jour sont bien souvent les alliés du lendemain dans les couloirs de la CJUE…
Pour répondre à cette question difficile, Géraud Sajust de Bergues observe tout d’abord qu’il y a bien, de la part de la France, un examen scrupuleux de toutes les affaires qui passent. Et il note d’ailleurs que la sensibilisation des administrations françaises à ces questions a grandement augmenté, quoiqu’elle reste très variable en fonction des administrations.
Le haut-fonctionnaire français note ensuite que, comme la plupart des Etats-membres, le premier motif d’intervention de la France devant la CJUE reste la défense de ses intérêts immédiats. La question des aides d’Etat est ainsi un front important pour la France. Parmi les questions préjudicielles, les plus nombreuses sont les préjudicielles en interprétation, qui portent en fait bien souvent sur la comptabilité du droit national avec le droit européen.
Il arrive que la France intervienne pour d’autres motifs, à moins brève échéance, comme les questions de répartition des compétences par exemple, mais, s’amuse Géraud Sajust de Bergues, il est rare qu’un Etat intervienne pour la beauté du droit.
Quand la France intervient dans une préjudicielle étrangère, c’est souvent que les observations de la Commission suscitent une réaction et motivent une demande d’audience. Mais il est parfois risqué de se mettre en avant, car cela équivaut à s’exposer au risque d’attirer l’attention de la Commission sur une question controversée. Toujours est-il que le haut fonctionnaire estime que la France pourrait être plus présente dans les questions préjudicielles étrangères.
L’occasion pour lui de relever que les questions préjudicielles ont le même effet qu’un manquement pour un Etat membre, si ce n’est que les procédures sont souvent plus rapides et ne portent pas de risque de sanctions.
Géraud Sajust de Bergues a évoqué quelques affaires pendantes dans lesquelles la France est présente devant la Cour.
Il a ainsi évoqué l’affaire Demirkan (C-221/11), du nom d’une ressortissante turque qui s’oppose à l’Allemagne sur une question d’obligation de visa. L’Oberverwaltungsgericht Berlin-Brandenburg a saisi la Cour d’une question préjudicielle pour savoir si la notion de libre prestation des services au sens de l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, du 23 novembre 1970, annexé à l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie englobe aussi la libre prestation de services passive. Et, le cas échéant, si la protection de la libre prestation de services passive en découlant s'étend également aux ressortissants turcs qui veulent entrer en République fédérale d'Allemagne non pas pour accéder à une prestation de services déterminée, mais pour rendre visite à des parents dans le cadre d'un séjour de trois mois au plus et qui invoquent la simple possibilité de bénéficier de services en Allemagne.
Cette affaire s’inscrit dans le cadre plus large d’une série d’affaires revenant sur la clause de stand still contenue dans ce protocole additionnel à l’accord d’association Turquie-UE qui interdit de durcir les conditions de prestations de services à partir de la l’entrée en vigueur de ce protocole qui remonte aux années 70’. La Cour a en effet déjà jugé, dans l’affaire Soysal, qu’une obligation de visa introduite pour un transporteur turc dans les années 80’ était contraire à ce protocole. Dans cette affaire, la France n’avait pas déposé d’observation. Mais quand l’arrêt est tombé, les autorités françaises ont pris conscience qu’elles risquaient d’être concernées notamment en matière de tourisme. Depuis 1984 (arrêt Luisi et Carbone), les touristes sont en effet considérés, selon la jurisprudence de la Cour, en tant que destinataires de prestation de services, comme étant concernés par la liberté de prestation de service. Or les Etats membres ont introduit dans les années 80’ des obligations de visas pour touristes.
La réponse de la Cour dans l’affaire Demirkan aura donc des conséquences sur la politique des Etats membres, mais aussi pour l’UE en tant que telle. Ce qui explique que la France s’y soit intéressée au point d’intervenir.
Géraud Sajust de Bergues a ensuite évoqué un autre dossier dans lequel la France intervient, qui concerne l’application de l’article 260 paragraphe 3 du TFUE, lequel prévoit un système d’astreintes destiné à éviter les retards de transposition : lorsqu’elle saisit la Cour en cas d’infraction pour retard de transposition en vertu de l’article 258 du TFUE, la Commission peut indiquer le montant des sanctions financières sans avoir à attendre un premier arrêt de la Cour. L’Allemagne et la Pologne ont fait l’objet de décisions de ce type dès 2011, ont demandé des recours : les deux pays plaident que la règle ne devrait valoir que pour des directives entrées en vigueur après le traité de Lisbonne.
Cette affaire pose la question du contrôle que peut exercer la Commission quand un Etat membre prétend avoir communiqué toutes les informations portant sur une transposition de directive, ou, plus largement, de l’équilibre à trouver entre une approche formaliste et une obligation de tout contrôler dans le détail. La France soulève notamment la question de la grille appliquée par la Commission pour calculer les astreintes découlant de l’article 260 paragraphe 3 qui ne devrait pas être purement et simplement la même que celle utilisée en cas de manquement sur manquement, comme c’est le cas actuellement.