L’hebdomadaire WOXX et RTL avaient convié le 26 février 2013 à un débat public sur les syndicats dans la crise, une occasion de poser aussi la question s’ils étaient eux-mêmes en crise. Ont participé à ce débat, où il a été beaucoup question d’Europe, le président de l’OGBL, Jean-Claude Reding, le président du LCGB, Patrick Dury, le secrétaire général du FNCTTFEL-Landesverband, Jean-Claude Thümmel, et le ministre du Travail et de l’Emploi, Nicolas Schmit.
Jean-Claude Reding a abordé dans un premier temps l’origine de la crise. Pour lui, elle découle de la politique européenne de démantèlement des acquis sociaux et d’une nouvelle redistribution des richesses au détriment des salariés. L’endettement de la population, comme conséquence de cette politique, est donc une des causes profondes de la crise. C’est ce qui explique la manière dure dont les syndicats discutent avec le gouvernement sur des questions comme le chômage, l’indexation des salaires, etc. Les syndicats ne sont donc pas en crise, mais bien la politique. Preuve en est ce qui se passe en Italie comme dans d’autres pays de l’UE. Un mouvement syndical fort dans l’UE est donc un avantage. Encore faut-il comprendre quelles sont les marges de manœuvre dont dispose un pays comme le Luxembourg dans l’UE actuelle. Autre constat du chef syndical : il n’y a pas eu de discussion sur le pacte budgétaire qui va être voté le 28 février. S’il n’y a pas de discussion, comment alors peut-on sortir de la crise dans le contexte des politiques actuelles, veut-il savoir.
Patrick Dury a abordé la question à partir d’un autre angle. Pour lui, les centres de décision des grandes entreprises ne se trouvent plus au Luxembourg. Cela soulève la question de savoir comment la tripartite devra aborder les problèmes, car elle ne le peut plus comme avant, alors que « le Luxembourg, qui faisait partie des gagnants, est devenu un perdant des restructurations qui ont eu lieu dans l’UE ». Depuis 1989, l’UE a bien été un facteur de paix sur le continent, mais l’élément syndical a été singulièrement affaibli. L’Europe a la paix, mais peu de normes sociales. Et dans ce contexte, « le Luxembourg n’entre pas dans le schéma libéral ».
Pour le ministre Nicolas Schmit, l’idéologie dominante qui a tout changé dans le monde est le libéralisme, l’appel général à la libéralisation. "Les syndicats n’entrent effectivement pas dans ce tableau", constate-t-il. Mais il faut aussi constater que l’idée libérale selon laquelle les marchés s’autorégulent et si les riches deviennent plus riches, les autres membres de la société en profiteront, ne fonctionne pas dans la réalité, tout au contraire. C’est dans les sociétés où les syndicats sont forts que l’on a réussi à amortir les chocs. Mais c’est cette idéologie ultralibérale, qui fait vivre des millions de personnes au seuil de la pauvreté en Allemagne et divise les salariés dans les entreprises, entre ceux qui sont conventionnés et ceux qui ne le sont pas, ces derniers étant payés moins pour le même travail, qui a conduit à la crise.
"Si la politique n’est pas capable de recréer des équilibres viables pour les citoyens, alors nous aurons une crise des systèmes politiques dans les Etats membres et du système politique de l’UE tout court", a mis en garde Nicolas Schmit. La politique forcée de la réduction de la dette, les politiques qui combinent hausse des impôts et baisse des dépenses publiques, bloquent la machine économique et engendrent encore plus de dette publique. Selon lui, la Commission européenne commence à comprendre cela, à l’instar du FMI qui a compris plus vite. Mais le risque est d’ores et déjà là que l’UE retombe dans une crise à l’issue incertaine.
Pour Jean-Claude Reding, il ne faut plus mythifier d’anciens modèles comme la tripartite des années 70 pour savoir comment renouer le dialogue social au Luxembourg et en Europe. Les conséquences de la chute du Mur, la mondialisation et le marché intérieur conditionnent la discussion actuelle. La tripartite doit donc évoluer et être impliquée par exemple dans les discussions du semestre européen, alors qu’actuellement, il n’y a pas de dialogue avec les parties concernées en amont du projet de budget qui sera soumis à la Commission. Or, souligne Jean-Claude Reding, c’étaient déjà des questions liées au budget qui ont conduit à la crise de la tripartite.
Pour Nicolas Schmit, ce qui importe, c’est qu’il y ait un "dialogue social actif" qui se ne se focalise pas seulement sur l’indexation des salaires, mais aborde le droit du travail, la sécurité des travailleurs, leur maintien dans l’emploi, l’anticipation des restructurations et la concertation. Et ces sujets doivent être autant abordés dans l’UE qu’au Luxembourg. Au niveau européen, le dialogue social institutionnalisé qui précède les Conseils européens est "une catastrophe", avec des discours convenus et où "l’un ou l’autre dirigeant européen passe en coup de vent". Autre chose qui alarme le ministre : qu’à la réunion entre la Commission et les ministres européens sur la sidérurgie, le principal intéressé, Lakshmi Mittal, ne soit tout simplement pas venu. "Il s’agit là d’un signal négatif que les employeurs ne veulent pas prendre de responsabilités", a ajouté Nicolas Schmit, alors qu’ils devraient être impliqués dans la recherche de solutions socialement viables.
Faudrait-il nationaliser les usines sidérurgiques menacées de fermeture, notamment en France, en Belgique et au Luxembourg ? Pour Jean-Claude Reding, ce qui importe, c’est que le législateur européen empêche les entreprises de faire tout simplement ce qu’elles veulent, car si elles sont libres de disposer de leur propriété, cela doit se faire dans un esprit de responsabilité sociale. Un tel cadre européen, qui empêcherait les patrons d’obtenir n’importe comment le plus haut rendement financier, irait plus loin que toute nationalisation. Dans ce sens, les syndicats ne peuvent être que pour plus d’Europe et plus de droits sociaux.
Avec son collègue Jean-Claude Thümmel du Landesverband, il est d’accord que les mobilisations et le lobbying des syndicats européens a été utile. Preuve en est les inflexions obtenues sur le 3e paquet ferroviaire, sur la directive Bolkestein sur la libre circulation des services, sur la reconnaissance des SIG ou services d’intérêt général, dans le domaine de l’aviation, et ce surtout avec le Parlement européen qui a plus de pouvoir. De l’autre côté, il y a eu des contrecoups, notamment dus à des arrêts de la CJUE sur le droit de grève ou le détachement des travailleurs. Cet aspect des choses sera le grand enjeu des élections européennes de 2014. Mais cela aura des implications, car les syndicats nationaux devront verser plus de cotisations vers le niveau européen. Et il faudra clarifier ce qui est permis en termes d’actions syndicales au niveau européen, car ici les législations nationales divergent. A ce sujet, pense Jean-Claude Reding, une résolution de la Chambre des députés sur un socle social européen serait utile.
Patrick Dury a néanmoins signalé toutes les difficultés pour agir ensemble en Europe au niveau syndical. Il y a des approches fortement différentes en ce qui concerne le salaire minimum par exemple. De l’autre côté, l’Europe est le seul continent où les Etats mènent des politiques sociales, même si le risque existe qu’une UE libérale à tout crin devienne la source de politiques antisociales.
"Sans vouloir être protectionniste, je pense qu’il faut prendre des mesures pour protéger le niveau social en Europe", a enchaîné le président du LCGB, "et si l’UE ne le fait pas, il y aura des problèmes". Et le ministre d’expliquer à son tour que « les dirigeants européens doivent comprendre que dans un monde sans règles, il faut défendre son modèle social et environnemental. Il a donné l’exemple de l’industrie de la faïence portugaise qui se voit acculé au désastre à cause du dumping pratiqué par la Chine sur le marché des faïences. Une économie libérale ouverte n’est à terme viable, selon lui, que s’il y a des règles. "Il faut donc une réponse européenne au dumping, à laquelle il faut associer le Parlement européen et les syndicats."
Nicolas Schmit voit malgré tout qu’il y a des changements de mentalité en cours. Le rapport d’Herman Van Rompuy sur le futur de l’UEM avait misé sur quatre piliers : une union bancaire, une union économique et une union budgétaire, avec un peu de légitimité démocratique. Mais il se détournait de la question sociale et prônait plutôt la dévaluation interne, donc la réduction des salaires comme variable d’ajustement. Mais la coordination des politiques économiques et budgétaires a des implications sur les systèmes de pensions et les prestations sociales. Des ministres de l’Emploi européens, surtout sociaux-démocrates, ont exprimé leur désaccord et prônent maintenant un cinquième pilier social. Le 28 février 2013, Herman Van Rompuy viendra discuter pendant deux heures avec le Conseil EPSCO sur une union sociale. "Un processus politique s’amorce", pense Nicolas Schmit, qui anime cette fronde des ministres de l’Emploi et qui "veut jouer pleinement cette carte".
Jean-Claude Reding est resté sceptique. La contradiction continue pour lui d’exister entre une UE qui s’apprête à aborder la question du dumping social et celle qui cherche à négocier des accords de libre-échange avec les USA, les pays du Mercosur et l’Inde.