Chaque année, le Point de contact national au Luxembourg du Réseau européen des migrations (EMN NCP Luxembourg) organise une conférence. Cette année, elle s’est tenue du 3 au 5 juin 2013 autour de la question "la libre circulation, un droit humain ?". Les organisateurs de cette conférence ont fait le choix d’une approche multi-perspectives, convoquant chercheurs, juristes, ethnologues et hommes d’affaires, mais aussi praticiens – venant tant de la société civile que de Frontex par exemple -, et représentants politiques pour tenter d’éclaircir cette question.
Le ministre luxembourgeois de l’Immigration, Nicolas Schmit, a eu pour mission de conclure cette conférence dont le sujet l’a, a-t-il confié, "interpellé". En effet, le phénomène des migrations – très ancien et catalyseur de bien des passions – concerne près de 200 millions de personnes dans le monde aujourd’hui, et le ministre imagine le poids que pourrait avoir un "pays des migrants". Pourtant il est bien conscient que les migrants sont rarement entendus ou représentés.
Lorsqu’il s’est demandé s’il existe un droit humain, fondamental, à aller vivre ailleurs que dans le pays de son lieu de naissance, au même titre qu’il y a un droit à la vie et à bien d’autres droits politiques et sociaux, le ministre est d’abord retourné compulser la déclaration universelle des droits de l’homme. Or, si elle prévoit un droit à la mobilité à l’intérieur d’un Etat, ainsi que le droit de quitter son pays et d’y retourner, elle n’inscrit pas un droit humain à la migration.
Pour voir ce qu’il en est de la situation en Europe, le ministre s’est référé à la Charte des Droits fondamentaux, qui établit un droit à la libre circulation pour les citoyens européens. Ce droit est donc limité, et pas étendu de façon automatique aux ressortissants de pays tiers, même s’ils ont le droit d’en bénéficier pour autant qu’ils soient établis légalement dans un Etat membre.
Au cours de la conférence, Saskia Koppenberg et Adel-Naim Reyhani, membres viennois du réseau européen des migrations, s’étaient penchés justement sur la mobilité des ressortissants des pays tiers au sein de l’UE. Ils observaient notamment qu’il y a deux paradigmes quand on parle de migration dans l’UE : ainsi, on voit majoritairement la mobilité des citoyens de l’UE comme bénéfique, quand la mobilité des ressortissants de pays tiers est souvent considérée comme une menace et traitée de ce fait sous l’angle sécuritaire. Ces deux points de vue dérivent d’une distinction qui est faite sur la base de la nationalité. Et les ressortissants de pays tiers qui ont le statut de résidents à long terme dans un Etat membre de l’UE ont certes des droits civils, économiques et sociaux, mais ne bénéficient pas des droits qui découlent de la nationalité. Depuis plusieurs années, des efforts sont faits au niveau de l’UE en vue d’un rapprochement des droits de ces "denizens" avec ceux ces citoyens de l’UE en leur donnant notamment les mêmes droits à la libre-circulation.
Sur le plan juridique, les accords de Schengen, qui sont désormais d’application directe, prévoient une libre circulation au sein de l’espace Schengen pour des séjours de moins de trois mois, et ils s’appliquent aussi aux ressortissants des pays tiers qui ont un titre de séjour. Mais au-delà de cette période de trois mois, les choses se compliquent. Pour les citoyens de l’UE le droit à la mobilité découle directement des traités. Mais pour les ressortissants des pays tiers, le droit à la mobilité peut relever de droits dérivés, ou, dans le cadre par exemple de la directive détachement, de droits directs. Et si certains articles du TFUE sur la non discrimination en fonction de la nationalité ou sur la liberté de circulation pour les travailleurs pourraient s’appliquer aux ressortissants des pays tiers, il n’en reste pas moins que l’interprétation qui en est faite est jusqu’ici restrictive et ne les concerne pas, ainsi que l’a souligné Adel-Naim Reyhani. Dans la Charte des Droits fondamentaux, il est pas ailleurs indiqué que des droits à la mobilité peuvent être conférés par les Etats membres s’ils le souhaitent.
Quatre directives offrent par ailleurs une base légale à la mobilité de ces ressortissants de pays tiers qui résident dans l’UE, à savoir la directive relative au statut des résidents de longue durée, la directive Carte bleue européenne, la directive Etudiants et enfin la directive Chercheurs. Le problème des directives, c’est toutefois qu’elles doivent être transposées par les Etats membres, et il peut y avoir des retards ou des lacunes dans la transposition, sans compter que les Etats membres ont la possibilité d’appliquer des restrictions à la mobilité des ressortissants de pays tiers. Ces derniers ont donc des droits moindres que ceux des citoyens de l’UE.
Nicolas Schmit a fait lui aussi le constat des tentatives de l’UE visant à harmoniser les droits et obligations des ressortissants de pays tiers. "On est vite d’accord pour faire venir des chercheurs et des personnes hautement qualifiées, maintenant qu’on a enfin compris que le savoir était mobile et qu’on y avait un intérêt économique, mais pour les autres, c’est plus difficile", remarque le ministre qui s’indigne de voir toute une sous-économie profiter de personnes venant sans qualification, sans statut et donc sans aucune protection. Pour lui, lutter contre l’illégalité est une façon de lutter contre une dorme d’injustice fondamentale à l’égard des personnes privées de droits sociaux. Un phénomène qui représente qui plus est un potentiel dangereux pour la société. En clair, pour le ministre, il faut que l’UE offre un cadre d’accueil, un corpus de règles qui permettra d’éviter les tensions dangereuses à la fois pour les sociétés et pour les systèmes démocratiques.
Comme Nicolas Schmit l’a expliqué, l’UE a pourtant beaucoup évolué en termes de mobilité. En effet, du temps de la CEE, le droit à la mobilité était purement économique et était lié au statut de travailleur. Le ministre se souvient ainsi des premières discussions qui ont permis d’aboutir au traité de Maastricht, qui a marqué un tournant dans l’évolution vers une Union plus politique. En effet, l’enjeu était d’élargir le droit de libre-circulation en le sortant du carcan du droit du travailleur. Et il y a eu un certain nombre de réticences dans les discussions, car élargir ce droit du travailleur à un droit du citoyen ouvrait toute une série de questions, dont beaucoup restent d’ailleurs d’actualité.
Dans le cas du travailleur, on peut s’en tenir à une approche relativement bien délimitée en termes de non discrimination. En revanche, quand il est question du citoyen, qui n’est pas nécessairement un travailleur, et peut par exemple être un travailleur potentiel, la question qui se pose est de savoir jusqu’où l’Etat d’accueil est responsable et compétent pour lui accorder l’accès à un certain nombre de droits sociaux qui sont accordés aux nationaux et aux résidents.
La libre-circulation a été conçue pour une migration que l’on imaginait apaisée, or, la crise actuelle est accompagnée à la fois d’un repli des Etats membres et d’une circulation des citoyens qui est liée à de nouvelles contraintes, forcés que sont beaucoup de partir chercher fortune, relève le ministre luxembourgeois.
C’est tout l’enjeu de la discussion qui fait l’actualité après la lettre adressée par plusieurs Etats membres, Allemagne en tête, suivie par l’Autriche, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, à la Commission, qui tente, en réponse, de conforter les bases de la libre circulation. Le sujet sera d’ailleurs à l’ordre du jour du prochain JAI qui se tient à Luxembourg les 6 et 7 juin 2013.
Face à cette question très sensible et dans un contexte de crise, les forces qui remettent en cause le droit fondamental à la libre circulation des citoyens de l’UE en invoquant la protection des systèmes de protection sociale ou le risque d’implosion de l’Etat social gagnent du terrain. Pour Nicolas Schmit, on fait là de la mauvaise politique. Pour autant, il admet aussi qu’il y a une part de vérité : si 500 000 personnes devaient débarquer au Luxembourg et se voir accordés de tels droits sociaux, le système n’y survivrait pas, en effet. Mais c’est là un scénario bien illusoire, observe le ministre. Nicolas Schmit ne perd pas de vue en effet que beaucoup de citoyens ne se saisissent pas de leur droit à la libre circulation.
Le ministre estime qu’il ne peut y avoir de libre circulation dans les mécanismes de solidarité qui vont de pair. Quand il considère la vision "embellie" que la Commission a du marché du travail américain par exemple, il retient pour sa part qu’il aurait fallu aider les pays de l’Europe en crise, alors que les politiques menées ne les ont que plongé dans une crise encore plus profonde. "La forte montée du chômage en Espagne n’est pas une catastrophe naturelle", constate le ministre qui y voit la conséquence des politiques menées et des fermetures d’entreprises qu’elles ont enclenchées.
Dans une Union économique et monétaire, plaide Nicolas Schmit, il faudrait qu’il existe un mécanisme budgétaire permettant des transferts des régions les plus prospères vers les autres. Car, pour revenir à l’exemple du marché du travail américain, il ne faut pas perdre de vue que le chômage est du ressort fédéral, alors qu’il relève de la compétence des Etats membres dans l’UE. Et le ministre déplore qu’il y ait si peu de marge dans le budget européen pour que de tels transferts soient possibles, alors que c’est à ses yeux une des conditions d’une Union économique et monétaire.
Une Union économique et monétaire devrait être un espace dans lequel les gens peuvent bouger librement, observe encore le ministre. Certes, c’est en partie le cas. Mais il déplore que les droits qui devraient nécessairement aller de pair avec la libre circulation ne soient pas clarifiés. L’Europe de la mobilité n’est "pas achevée", les Etats sociaux étant purement nationaux. Ce qui pose d’ailleurs plus largement la question de l’Europe sociale.
Nicolas Schmit a aussi évoqué la directive détachement, un bon exemple selon lui de l’équilibre qui doit être trouvé entre les différents volets de ce texte qui concerne à la fois la libre circulation des travailleurs, la libre prestation de services, et donc des droits économiques, et les droits sociaux du salarié détaché. Or, les droits sociaux sont établis de façon faible, ce volet étant le plus bancal, estime-t-il. Et c’est là tout l’enjeu du débat actuel qui a lieu au sujet de la directive détachement. Car le risque est, aux yeux du ministre, que la libre circulation devienne un levier pour détruire les systèmes de protection sociale.
L’eurodéputé Claude Turmes (Verts/ALE) avait été invité pour parler justement de cette directive détachement, texte censé défendre à la fois la liberté des entrepreneurs et les droits des travailleurs. L’interprétation qui a été faite de cette directive par la Cour de Justice de l’UE dans une série d’arrêts bien connus au Luxembourg, - à savoir les arrêts Laval, Rüffert et Commission contre Luxembourg, ce dernier ayant limité les contrôles effectués par les autorités luxembourgeoises sur les conditions de travail des travailleurs détachés, - est, selon Claude Turmes, "unilatérale, voire extrême" et favorable aux droits de l’entreprenariat face aux droits des travailleurs.
L’eurodéputé a évoqué les efforts qui sont actuellement menés pour corriger ces jugements qui placent la liberté des entrepreneurs au-dessus des droits des travailleurs dans le cadre des discussions sur la proposition présentée par la Commission en mars 2012. Il a pointé plusieurs des enjeux des discussions, à savoir : Quels pouvoirs faut-il donner aux autorités nationales de contrôle ? Comment résoudre la question des sous-traitants de façon à identifier les responsabilités dans des montages d’entreprises similaires à des poupées russes ? Comment faire en sorte que les négociations collectives soient prises en compte dans la mesure où la CJUE ne reconnaît pas les conventions collectives comme des textes législatifs (si elles ne sont pas couvertes par une loi-cadre, ndlr), créant une incertitude juridique dans des pays où ces négociations sont la tradition ?
Pour autant, Claude Turmes, conscient de la dimension humaine des problèmes posés par cette directive, n’est pas certain que renforcer les contrôles suffira à éviter le dumping social. Pour lui, le problème qui se pose tient plus aux limites du marché intérieur qui ne saurait avoir comme seule finalité la concurrence. Ce sont les divergences dans les niveaux de développement des Etats membres qui expliquent le dumping social, les fonds structurels n’ayant pas suffi au rattrapage dans le cadre des derniers élargissements, explique le parlementaire qui appelle à l’équilibre économique. Or, il ne peut advenir à travers les politiques d’austérité qui sont menées, a conclu Claude Turmes.