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Changement climatique - Entreprises et industrie - Environnement
Eva Filzmoser fait état d’un marché de carbone "en crise" et préconise de supprimer les quotas excédentaires
05-02-2015


Le 5 février 2015, Eva Filzmoser était invitée à Luxembourg par Etika, Attac Luxembourg et l’initiative Votum Klima pour tenir une conférence sur le système mondial d’échange de droits d’émissions. La juriste autrichienne a fondé en 2012 à Bruxelles l’organisation Carbon Market Watch (CMW), un réseau de surveillance des marchés du carbone. Selon son site, le CMW veut "fournir une perspective indépendante sur l’évolution du marché du carbone".

Il s’agit de la deuxième conférence dans un cycle de trois conférences sur "les dessous du marché du carbone", et, plus globalement la lutte contre le changement climatique. Le prochain rendez-vous est prévu le 27 février 2015 à 12h15, toujours dans les locaux du Centre culturel Altrimenti. La première conférence était consacrée à la fraude à la TVA dans le marché du carbone européen.

Un marché de carbone en crise

Eva Filzmoser, directrice de l’organisation Carbon Market Watch, lors d'une conférence à Luxembourg le 5 février 2015L’échange de quotas d’émission est en "crise", a estimé Eva Filzmoser lors de l’ouverture de sa conférence. Elle a dénoncé un excédent de quotas "incroyable" qui s’élève, selon une étude de 2012, à 13 milliards de tonnes pour la seule deuxième période d’engagement du protocole de Kyoto (2008 – 2013), ce qu’elle explique par une demande trop faible de l’industrie suite à la crise économique, mais aussi par le fait que trop de certificats ont été émis. Le prix pour un quota d’une tonne de CO2 dans le système européen d’échange de quotas d’émissions (SEQE ou ETS) s’établirait à seulement 5 euros. Les pays "problématiques" avec des énormes surplus de certificats sont la Russie, l’Ukraine, la Pologne et le Belarus, tandis que le Luxembourg est un des rares Etats qui n’en a pas assez, a-t-elle souligné (voir ci-dessous).

Pour rappel, le SEQE avait été conçu dans la foulée du protocole de Kyoto pour réduire les émissions de CO2, en les plafonnant via l’introduction de quotas par pays qui étaient, dans une première phase, alloués gratuitement à l’industrie. Les usines dont les émissions dépassent le nombre de quotas alloué peuvent acheter des quotas d’émission dans un autre pays, tandis qu’une installation qui a réduit ses émissions de carbone peut vendre ses quotas d’émission restants. Le SEQE couvre environ 11 000 sites industriels européens représentant près de 40 % des émissions. Le plafond de quotas doit être réduit de 21 % par rapport à 2005 lors de la troisième phase du SEQE (2013 – 2020).

Eva Filzmoser a critiqué le fait que l’amendement de Doha de 2012 n’a pas encore ratifié. Cet amendement instaure la deuxième période d'engagement du Protocole de Kyoto (2013-2020) et fixe l’année 2015 comme échéance pour l’élaboration d’un accord mondial sur le climat. Cet accord qui doit être conclu à la 21e Conférence des parties (COP), l'organe suprême de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, lors d’une conférence à Paris en décembre 2015, est censé prendre le relais de l’accord de Kyoto, qui expire en 2020 et qui ne concernait que les pays industrialisés, à l’exception des Etats-Unis qui ne l’ont jamais ratifié. L’amendement de Doha a été approuvé par le Conseil Agriculture le 26 janvier 2015. Selon Eva Filzmoser, l’amendement de Doha vise à réduire le surplus des quotas.

Les mécanismes de flexibilité du Protocole de Kyoto sous la loupe

Elle a ensuite présenté deux mécanismes de flexibilité du Protocole de Kyoto : le CDM (Clean Developpement Mecanism ou mécanisme de développement propre, MDP) et le JI (Joint Mecanism ou  mécanisme de la mise en œuvre conjointe, MOC). Ces mécanismes de "compensation" permettaient aux pays industrialisés d’investir dans des pays moins développés – partant du principe que les coûts de réduction de carbone y sont moins élevés – afin d’alléger la charge de réduction des gaz à effet de serre (GES) dans les pays industrialisés (jugée plus coûteuse). 

Le CDM permet aux pays industrialisés d’investir dans des technologies modernes dans les pays en voie de développement, tout en recevant en compensation des certificats de réductions d’émission (CER) qui peuvent être utilisés pour atteindre leurs propres objectifs d’émissions. Selon Eva Filzmoser, plus de 7500 projets ont été initialisés pour plus de 1,4 milliard de certificats (CER). Plus de la moitié des certificats auraient été émis pour des gaz industriels. En juin 2011, la Commission a interdit l’utilisation de certificats relatifs à des gaz industriels à partir de 2013, entre autres en raison de leur potentiel de réchauffement globale, indique une note. Une tonne de gaz industriel HFC, utilisé par exemple comme réfrigérant, équivaudrait à une réduction de 13 000 tonnes de CO2, souligne Eva Filzmoser.

Si le CDM a permis de transférer des technologies et de sensibiliser les Etats au changement climatique, Eva Filzmoser énumère plusieurs points négatifs : Alors que le but du CDM est la réduction d'émissions additionnelles, moins de la moitié des projets seraient "additionnels", c’est-à-dire qu’ils ont contribué à réduire les émissions de GES. En conséquence, la moitié des projets aurait donc augmenté les émissions globales, conclut Eva Filzmoser. De plus, 51 projets concernent des technologies fossiles comme des centrales à charbon, dont six ont été réalisés (les autres étant en processus d’autorisation). Elle critique le fait que la société civile ne peut pas participer à ces projets et qu’il n’y a pas de normes relatives aux droits de l’homme, en évoquant des "déplacements forcés" de populations.

Le JI ne concerne pas des investissements dans les pays développés, mais dans d’autres pays industrialisés, dont la majorité en Russie (31 %) et Ukraine (61 %). Selon Eva Filzmoser, le JI couvre près de 800 projets avec 850 millions de certificats générés. Ce mécanisme manquerait de transparence et ne remplirait pas suffisamment les critères de "l’intégrité environnementale".

L’experte a jugé "catastrophique" les résultats de la conférence de Lima où une réforme du CDM, qu’elle juge "fondamentale", n’aurait même pas été évoquée. Elle estime que "l’heure a sonné pour le CDM", qui était conçu comme un mécanisme de compensation "jusqu’à ce que tous les pays s’engagent à des objectifs de réduction". Eva Filzmoser estime en fait que le système de Kyoto a vécu puisque "il n’y a plus cette division entre des Etats avec des objectifs de réduction de GES et des Etats sans objectif". Il y aura un nouveau système dans lequel tous les pays, ou une large majorité, auront des objectifs de réduction.

Deux nouveaux mécanismes en cours d’élaboration

Elle a ensuite présenté deux nouveaux mécanismes qui sont en cours d’élaboration et dont les détails seront "discutés après la conférence de Paris" : le NMM (New Market Mecanism ou nouveau mécanisme de marché) qui a été décidé lors de la conférence de Durban en 2011 pour compléter le CDM et le JI, ainsi que le FVA (Framework for Various Approaches) qui doit définir le "cadre pour différentes approches". Selon Eva Filzmoser, le but du FVA est d’échanger des certificats d’émission de manière globale et donc de créer un marché de carbone mondial.

Dans l’UE, il y aurait des parties qui envisagent de relier le SEQE avec d’autres systèmes d’échange de quotas, note Eva Filzmoser, en précisant que des systèmes de tarification du carbone existent dans une quarantaine de pays couvrant environ 12 % des émissions. Une opinion publiée par la présidence italienne du Conseil le 29 septembre 2014 met en exergue la position de l’UE sur le FVA. L’UE y appelle la COP à développer un "cadre comptable commun, solide et transparent" concernant les transferts internationaux en matière de "bilan d’atténuation" - à savoir qu’atténuation signifie une réduction des gaz à effet de serre. Le but de ce nouveau cadre devrait être, selon l’UE, d’établir des "normes comptables communes" afin de "maintenir le plus haut niveau d'intégrité environnementale". Une autre opinion avait été publiée par la présidence lituanienne le 12 septembre 2013 sur le site de l’UNFCCC.

Le surplus des quotas d’émissions pourrait ramener les réductions effectives en deçà de l’objectif de 40 %

En octobre 2014, le Conseil européen s’est accordé sur le cadre d’action en matière de climat et d’énergie à l’horizon 2030 qui fixe entres autres pour objectif contraignant de réduire de 40 % les émissions "communautaires" de gaz à effet de serre entre 2020 et 2030. Le fait que les émissions doivent être réduites dans l’UE ("domestic reductions") est nouveau, estime Eva Filzmoser, et mettrait ainsi fin aux mécanismes de compensation de carbone ("carbon offsetting").

Néanmoins, l’experte critique des "lacunes" dans cet accord, notamment ce qu’il adviendra des surplus de quotas après 2020. Dans une infographie, son organisation CMW estime que l’UE aurait accumulé d’ici 2020 près de 1,3 milliards de tonnes ce certificats de CO2 (ou "d’air chaud", "hot air") dans le secteur ETS (SEQE), voire 4 milliards de tonnes au total, c’est-à-dire en prenant en compte des émissions relevant à la fois des secteurs ETS et non-ETS. Pour rappel, l’ETS couvre 45 % des émissions de CO2 (émis notamment par des installations de production d’énergie et des installations industrielles), tandis que les émissions restantes sont inclues dans le secteur non-ETS (transports, bâtiments, agriculture). Le secteur non-ETS est réglé par l’ESD (Effort Sharing Decision ou décision relative à la répartition de l’effort).

Si les surplus de quotas sont maintenus après 2020, les réductions effectives pourraient être ramenées  "en deçà de l’objectif de 40 %, et ce, jusqu’à 26 %", craint CMW. Eva Filzmoser précise que la réduction via les quotas du secteur non-ETS équivaudrait à 5 % (ramenant l’objectif à 35 %), tandis que la réduction via l’ETS équivaudrait à 9 % (ramenant l’objectif à 26 %).

Le Luxembourg pourrait rater son objectif de réduction pour 2020

Le Luxemburg aura du mal à atteindre ses objectifs de réduction pour 2020 qui s’élèvent à 11 millions de tonnes de CO2, a encore estimé Eva Filzmoser, en citant l’avis de l’Agence européenne de l’environnement d’octobre 2014. Le Luxembourg dispose de certificats pour 3,5 millions de tonnes, il lui en manque donc 7,5 millions, précise l’experte. Le Luxembourg aurait ainsi manqué l’objectif de l’ESD de 23 %. Le Luxembourg pourrait acheter des quotas d’émissions dans des pays qui en ont trop (Royaume-Uni, France, Allemande, Pologne, Portugal), augmenter les accises sur le diesel ou investir dans le système de transport, estime-t-elle.

Quant à présidence luxembourgeoise du Conseil de l’UE à partir de juillet 2015, Eva Filzmoser a souligné que l’UE doit avoir une "position forte" lors de la conférence de Paris où le Luxembourg jouera un "rôle clé". Elle a appelé à introduire des critères de qualité pour le financement de la lutte contre le réchauffement climatique et à une "réforme radicale" du système ETS, via la suppression des quotas excédentaires. Pour rappel, la Commission avait proposé en 2012 un gel temporaire d’un maximum de 900 millions de quotas excédentaires (connu sous le nom de "backloading"), qui a finalement été adopté par le Parlement européen en décembre 2013, alors qu’un premier vote avait échoué.