A l’occasion d’un échange de vue avec la commission du commerce international (INTA) du Parlement européen, le 18 mars 2015, la commissaire européenne en charge du Commerce, Cecilia Malmström, a évoqué un certain nombre de ses "idées préliminaires" pour réformer le mécanisme controversé de règlement des différends entre investisseurs et État (RDIE ou ISDS en anglais) prévu dans le Partenariat de commerce et d’investissement négocié entre l'UE et les États-Unis (PTCI ou TTIP en anglais).
Pour mémoire, les mécanismes ISDS visent à protéger les investisseurs étrangers d'un traitement inéquitable de la part d'un pays hôte en permettant le recours à des tribunaux d’arbitrages ad hoc pour régler les litiges potentiels. Le système fait polémique car nombre de syndicats et d’ONG redoutent qu’il permette à une multinationale qui s'estimerait lésée par une politique publique de poursuivre un Etat – comme le fait Vatenfall avec l’Allemagne, en vertu d’un autre traité, dans le contexte du retrait de la production nucléaire par ce pays –, ce qui pourrait avoir un effet dissuasif sur les Etats souhaitant réglementer en matière sociale, environnementale et sanitaire.
Confrontés à une inquiétude grandissante sur ce sujet, plusieurs Etats membres ont exprimé leur scepticisme quant à l’utilité d’un tel système. Ainsi, l’Allemagne a-t-elle estimé que les USA offraient une protection juridique suffisante aux investisseurs européens devant leurs tribunaux nationaux et vice-versa, suivie dans cette analyse par le Luxembourg. La Commission européenne rappelle pourtant régulièrement que ce sont bien les pays de l’UE qui lui ont demandé d’inclure l’ISDS dans le TTIP, tout en soulignant que l’UE a modernisé les règles relatives à ce mécanisme. Quatorze Etats membres ont d’ailleurs réitéré leur soutien à l’ISDS.
C’est dans ce contexte que la Commission avait décidé de geler, dès mars 2014, le chapitre sur la protection des investissements dans les négociations, le temps de mener une large consultation publique sur le sujet. Ses résultats, publiés en janvier 2015, ont confirmé "l’existence d’un énorme scepticisme par rapport à l’instrument ISDS", avait alors reconnu la Commission.
Alors que la commission INTA aura à formuler la position du Parlement européen sur le TTIP, la commissaire au Commerce était invitée à s’exprimer devant ses eurodéputés lors d’une discussion consacrée au chapitre relatif aux investissements dans le futur TTIP, et particulièrement au mécanisme ISDS, le 18 mars 2015. Dans son discours (retranscrit sur le site de la Commission), Cecilia Malmström a reconnu le caractère polémique d’un tel dispositif, tout en justifiant de l’utilité d’un ISDS réformé pour tenir compte des préoccupations soulevées par la société civile et certains gouvernements.
Pour la commissaire, si les plus de 1 400 traités bilatéraux d’investissement signés par des Etats membres de l’UE depuis un demi-siècle et contenant de telles clauses ont participé à "la vague de prospérité" de l’Europe dans les années d’après-guerre, les craintes exprimées par le public ne seraient pas surprenantes étant donné l’évolution de la nature des litiges traités dans ce contexte. Alors que dans le passé, les conflits portaient pour la plupart directement sur les questions d'investissement, "dans certains cas, les entreprises ont cherché à repousser les limites de l'interprétation", a indiqué Cecilia Malmström, conduisant ainsi à des situations "surprenantes pour les gens raisonnables, moi-même comprise", a-t-elle dit.
Tout en estimant que la réalité des faits en la matière était souvent exagérée, la plupart des cas les plus controversés n’étant notamment pas encore jugés, la commissaire a reconnu que de nombreuses affaires actuelles "montraient clairement l’existence d’un problème avec les accords d'investissement passés qui ont été rédigés en ayant davantage à l’esprit les investisseurs que le droit des États de réglementer". C’est cette réalité, devenue "l’un des enjeux européens les plus chaudement débattus ces dernières années", qui a poussé la Commission à mener sa consultation publique sur le sujet, a rappelé la commissaire.
Mais Cecilia Malmström de préciser "clairement" que cette consultation n’était en aucun cas interprétée comme un référendum par la Commission, mais comme un moyen lui ayant permis "de comprendre les principales préoccupations au sujet du système et de [lui] donner des idées sur la façon de les aborder". "Et je suis heureuse de dire que la Commission partage la plupart des inquiétudes qui ont été soulevées", a expliqué la commissaire.
Ainsi, selon Cecilia Malmström, la toile formée par les accords actuellement en place ne serait "pas adaptée au 21e siècle". "Nous voulons la primauté du droit et non celle des avocats", a-t-elle ainsi dit aux députés, notant que s’il devait s’agir de poursuivre à l’avenir avec le mécanisme de protection de l'investissement et de l’arbitrage international, "il faudra que ce soit un animal très différent".
S’il devra être réformé, la commissaire au Commerce a tenu à justifier la nécessité, aux yeux de la Commission, d’intégrer un mécanisme ISDS dans le futur TTIP. Pour Cecilia Malmström, l’argument avancé selon lequel le système juridique des USA offrirait une protection suffisante serait en partie erroné, notamment parce que "aucune loi américaine n’interdit la discrimination des investisseurs étrangers".
Dès lors, l’inscrire dans l’accord permettrait de "combler ce vide", cela "à condition que les engagements soient exécutoires", a souligné la commissaire Malmström. Et selon elle, l’ISDS serait "la seule façon de les faire appliquer de manière effective", étant donné notamment que le droit international ne peut pas être invoqué devant les cours américaines. Par ailleurs, il s’agit d'être conscient que les principaux concurrents de l’UE sur le marché des États-Unis, à savoir le Canada et le Japon, ont ou auront accès à la protection de l'investissement, alors que s’il n’est pas inclus dans le TTIP, ce ne sera pas le cas de l'Europe, a-t-elle encore affirmé.
La commissaire a par ailleurs rappelé que les accords de protection de l’investissement existants entre les USA et neuf Etats membres n’ont pas empêché ces derniers d’intégrer l’acquis communautaire antérieur à 2004. "Mais ils sont problématiques parce qu'ils n’intègrent pas les réformes nécessaires pour rééquilibrer le système en faveur du processus démocratique", a-t-elle estimé, notant que l’absence de nouvelles règles dans le TTIP entraînerait le maintien des règles actuelles. Enfin, Cecilia Malmström a jugé que les États-Unis étaient "le point de départ indispensable" pour une réforme des 3 000 accords existants à travers le monde, alors que l’UE et les USA "se taillent la part du lion" en la matière.
La commissaire Malmström a par ailleurs insisté sur le fait que le mécanisme ISDS inclus dans l’accord de libre-échange conclu avec le Canada (AECG ou CETA en anglais) en 2014 avait déjà subi une réforme qui en a fait "le plus progressiste des systèmes de ce type jamais adopté" selon la Commission européenne.
Ainsi, celui-ci fait-il référence, pour la première fois, au droit de réglementer des gouvernements, alors que certains concepts clés comme le "traitement juste et équitable" et l’"expropriation indirecte" ont été mieux définis et restreints, réduisant de ce fait les possibilités d'abus. Par ailleurs, les gouvernements, et non les arbitres, y auront le "contrôle ultime" sur l'interprétation des règles. "Si l'UE et le Canada ne sont pas d'accord avec la décision de l'arbitrage, nous pouvons émettre une déclaration juridiquement contraignante de la façon dont nous voulons qu'elles soient interprétées", a dit la commissaire.
Enfin, l’ISDS dans le CETA inclut pour la première fois un code de conduite pour les arbitres, il prévoit des exigences claires en termes de transparence de la procédure d’arbitrage, et il "ouvre la porte" à un futur mécanisme d'appel, a encore indiqué Cecilia Malmström. "Et nous avons obligé les investisseurs à abandonner les poursuites devant les tribunaux nationaux s’ils veulent recourir à l'ISDS", a-t-elle poursuivi.
La commissaire a encore souligné que toute amélioration qui serait négociée dans le cadre du TTIP serait proposée au Canada, en gardant à l’esprit que rouvrir l’accord serait "une sérieuse erreur". "Dans tous les cas, des clauses de révision permettront de réexaminer la question à l'avenir, et le Canada partage notre point de vue sur l'importance de garantir le droit de réglementer", a encore dit Cecilia Malmström.
Devant la commission INTA, la commissaire au Commerce a donc dit croire en la possibilité de créer une nouvelle forme d’arbitrage relatif à l’investissement qui conserve les avantages du système actuel en évitant ses inconvénients. En se basant sur la clause ISDS modernisée de l’accord CETA, Cecilia Malmström suggère donc quatre axes de réforme qui reposent sur les priorités définies à l’issue de la consultation publique de la Commission.
Pour ce qui relève de la protection du droit des États à réglementer, la crainte "la plus substantielle" exprimée par les répondants, Cecilia Malmström estime qu’une solution consisterait à inclure un article dans l'accord "qui indique clairement que les gouvernements sont libres de poursuivre des objectifs de politique publique et qu'ils peuvent choisir le niveau de protection qu'ils jugent approprié". Une seconde option serait d’inclure une clause "indiquant que les règles de protection des investissements n'offrent aucune garantie aux investisseurs que le régime juridique en vertu duquel ils ont investi restera le même", a indiqué la commissaire.
Le fonctionnement des tribunaux arbitraux est un autre élément que la Commission veut moderniser, en raison des craintes de conflits d'intérêts qu’il génère. Dans ce contexte, Cecilia Malmström suggère que les gouvernements désignent, bien en amont de la mise en place d’un tribunal d’arbitrage, "une liste limitée d'arbitres dignes de confiance qui se prononceraient sur tous les différends sur l'investissement dans le TTIP". Ceux-ci devraient en outre être suffisamment qualifiés, en étant par exemple éligibles à la fonction de juge dans leur ordre judicaire national.
"Bien sûr, cela ne va pas dans le sens de la création d'un tribunal permanent sur l'investissement, avec des juges permanents qui n'auraient aucune tentation de penser à des opportunités d'affaires futures", a reconnu la commissaire. "Cependant, je crois que nous devrions viser un tribunal qui aille au-delà du TTIP. Une cour multilatérale permettrait une utilisation plus efficace des ressources et aurait plus de légitimité", a-t-elle estimé.
Pour ce qui est de la création d’un mécanisme d'appel, dont l’absence est critiquée à l’unisson par les ONG et les entreprises, la commissaire en charge du Commerce suggère d'inclure directement dans le TTIP un tel organe d'appel doté de membres permanents, qui "assurerait la cohérence de l'interprétation et examinerait les décisions". "Nous proposerons un mécanisme d'appel pour les autres partenaires de négociation, y compris le Canada. Néanmoins, comme pour le tribunal permanent, il y a de fortes raisons en termes d'efficacité et de légitimité pour viser un mécanisme d'appel multilatéral", a-t-elle encore précisé.
La question de la relation entre l'arbitrage et les systèmes judiciaires nationaux est le dernier élément que la commissaire suggère de réformer, alors qu’elle reconnaît que l’impression d’une seconde chance offerte aux investisseurs pour faire annuler les décisions des tribunaux nationaux est perçue comme particulièrement "injuste". La commissaire suggère donc deux solutions :
"L'une consisterait à obliger les investisseurs à choisir dès le départ entre le recours aux tribunaux nationaux ou l’ISDS" alors que ceux-ci "ne seraient plus autorisés à recourir à l’ISDS une fois une procédure lancée devant un tribunal national", a indiqué Cecilia Malmström. Cette option pourrait toutefois avoir "pour effet pervers d'encourager les entreprises à éviter complètement les tribunaux nationaux", a-t-elle admis. Dès lors, une seconde option serait selon la commissaire d'obliger les investisseurs à abandonner toute procédure entamée devant les tribunaux nationaux s'ils recourent à un arbitrage ISDS, et de rendre impossible l’option ISDS quand l'investisseur a décidé d'épuiser toutes les possibilités de recours au niveau national.
Cecilia Malmström a encore insisté sur le fait que toutes ces "idées préliminaires", présentées en primeur aux eurodéputés de la commission INTA, étaient ouvertes à discussion, tant avec le Parlement européen qu’avec le Conseil. Elles seront d’ailleurs présentées aux ministres européens lors du Conseil informel Affaires étrangères qui se réunira dans sa formation consacrée au Commerce à Riga, les 24 et 25 mars 2015, a annoncé la commissaire.