Le Cercle de Coopération des ONG de développement, "le Cercle", a publié en 2012 un baromètre de la cohérence des politiques par rapport au développement, une publication qui fait le point sur des sujets qui ne sont pas sans lien avec les politiques et l’actualité européenne. Sur les sept sujets sur lesquels se sont penchés les ONG de développement dans cette publication, quatre sont assez directement liés aux questions européennes.
La cohérence des politiques par rapport au développement est une obligation légale qui figure dans le Traité de Lisbonne ; les Etats membres de l’Union européenne s’y sont engagés à respecter cette cohérence des politiques, non pas en faveur des intérêts (économiques et autres) des Etats membres, mais en faveur du développement des pays et populations vulnérables. L’article 208 TFUE stipule en effet que "l’Union tient compte des objectifs de la coopération au développement dans la mise en œuvre des politiques qui sont susceptibles d‘affecter les pays en développement". Un engagement politique et juridique que le gouvernement "partage et porte", comme le souligne d’ailleurs la ministre Marie-Josée Jacobs dans son avant-propos à la publication du Cercle.
Premier volet sur lequel le Cercle relève une incohérence, la politique climatique du Luxembourg.
Dietmar Mirkes, d’Action Solidarité Tiers Monde (ASTM) relève dans sa note sur le sujet que, partout dans le monde, les conséquences du réchauffement climatique se font sentir et que les premières victimes de ce phénomène sont les populations les plus vulnérables dans les pays en voie de développement, qui n’ont que peu de moyens pour s’adapter aux nouvelles conditions.
Il rappelle que la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques de 1992 a entériné le principe des "responsabilités communes, mais différenciées" et le principe du "droit au développement". Elle stipule que les pays développés sont historiquement responsables de la plupart des émissions de CO2 dans l’atmosphère et qu’ils sont, de par leurs moyens financiers plus importants, censés montrer l’exemple et réduire leurs émissions.
"Comparé à sa taille, le Luxembourg a excessivement contribué au changement climatique par ses émissions", observe Dietmar Mirkes qui déplore que, malgré l’objectif de réduction ambitieux (- 28 % par rapport à 1990) affiché par le gouvernement dans le cadre du protocole de Kyoto en 1997, les responsables politiques aient depuis "manqué à entamer une réelle transition".
Il constate en effet que les émissions du Luxembourg n’ont baissé que de 4,7 % entre 1990 et 2010. "Pour compenser ce manquement, le Grand-Duché doit atteindre son objectif en achetant des droits d’émission à l’étranger, qui n’ont qu’un impact très limité sur la lutte contre le réchauffement climatique", poursuit Dietmar Mirkel qui en conclut que "le gouvernement ne respecte pas le principe fondamental de la responsabilité commune, mais diversifiée de la Convention-cadre".
Dans une tribune qu’il a signée dans le Luxemburger Wort daté du 17 novembre 2012, Dietmar Mirkes ajoute aussi que l’Agence européenne de l’Environnement (AEE) appelle le Luxembourg, dans son rapport de 2011 sur les émissions de gaz à effet de serre, à intensifier ses activités sur son territoire et à revoir ses projets d’achats de droits d’émissions.
Autre élément critiqué par Dietmar Mirkes dans sa tribune, le manque d’instruments permettant d’évaluer les synergies et les effets des politiques sectorielles, ce qui contribue à grever la capacité du Luxembourg à atteindre ses objectifs. Dietmar Mirkes dénonce aussi un manque de transparence en matière de politique climatique, même s’il relève quelques mesures récentes témoignant d’une prise de conscience au niveau politique, comme par exemple le pacte climat, ou encore sa participation au projet Yasuni Equateur.
"Le Luxembourg contribue activement à mettre en péril la survie de millions de personnes dans les pays en voie de développement alors que de l’autre côté, le gouvernement déverse entre-temps des millions d’euros pour aider ces pays à s’adapter au changement climatique", est-il dénoncé dans la publication du Cercle qui recommande au Luxembourg, plutôt que d’acheter des droits d’émission à l’étranger, de mettre en œuvre une politique qui lui permettrait à moyen terme de se passer d’énergies fossiles, afin d’honorer les engagements de la Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique
La deuxième incohérence relevée par le Cercle concerne les agrocarburants, un sujet qui a été au menu de l’actualité européenne ces dernières semaines, comme en a témoigné la proposition, contestée, de la Commission visant à réduire les effets climatiques de leur production.
Le développement des agrocarburants s‘inscrit dans la volonté des Etats de lutter contre les émissions de gaz à effet de serre, rappelle Norry Schneider, de Caritas, sur ce sujet. Il se réfère ainsi à la directive relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables, adoptée en avril 2009, qui prévoit que les Etats membres devraient couvrir, d’ici 2020, 10 % de leur consommation d´énergie dans le secteur des transports par des énergies renouvelables. Un objectif qui sera en grande partie atteint grâce à l’utilisation accrue d’agrocarburants, considérés comme une source renouvelable en vertu du droit de l’UE.
"La production d’agrocarburants engendre cependant plus d’effets négatifs que positifs : accaparement des terres au détriment des agriculteurs des pays du Sud, flambée des prix des matières premières agricoles, faim, expulsion de communautés locales et violation des droits humains, mauvais bilan climatique et dégâts environnementaux", explique Norry Schneider dans la publication du Cercle.
Pour atteindre les objectifs cités, de nombreux écosystèmes sont convertis en terres agricoles afin de produire les agrocarburants nécessaires, poursuit-il, évaluant à 69 000 km2 la surface qui devrait être convertie en terres agricoles et plantations dans le cadre de ce que l’on appelle le "changement indirect d’affectation des sols". Norry Schneider ajoute que cela aurait pour conséquence, à l’échelle européenne, l’émission de près de 56 millions de tonnes de CO2 supplémentaires. Et il met aussi l’accent sur le fait que 92 % de ces agrocarburants sont produits à base de plantes alimentaires ; résultat, l’augmentation de la culture de ces plantes à vocation énergétique se fait majoritairement au détriment de la production alimentaire, ce qui met gravement en péril la sécurité alimentaire dans les pays du Sud.
"La question est d’une importance particulière pour le Luxembourg qui s‘est engagé à couvrir la moitié de son objectif d’énergies renouvelables (11 % de sa consommation énergétique en renouvelables d‘ici 2020) en mélangeant des agrocarburants au diesel et à l’essence", souligne Norry Schneider qui observe que ce taux élevé en agrocarburants, est le résultat de la part énorme du secteur transport dans la consommation énergétique nationale, dû principalement au tourisme à la pompe.
Le Luxembourg doit s’engager au niveau européen pour une prise en compte des effets du "changement d'affectation des sols indirect" dans le bilan climatique, recommande le Cercle qui appelle aussi le gouvernement à revoir à la baisse ses objectifs nationaux de recours aux agrocarburants et à développer des alternatives durables.
"Suite à de nombreux échanges avec les ONG, une prise de conscience a eu lieu au sein des différents ministères, du parlement et du CICD", estime Norry Schneider, estimant que "le gouvernement serait susceptible de voir cet objectif à la baisse". Pourtant, le 8 octobre 2012, le gouvernement affirmait en réponse à une question parlementaire du député Gast Gibéryen que le Luxembourg ne pouvait pas réduire l’utilisation des biocarburants s’il voulait atteindre ses objectifs en matière d’énergies renouvelables et qu’il allait même augmenter le taux de mélange en 2013.
Thierry Défense, directeur de SOS Faim, met aussi l’accent sur la spéculation sur matières premières agricoles qui connaît un important essor depuis quelques années, ce qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec l’émergence des agrocarburants, mais qui s’explique aussi par l’éclatement de la bulle Internet ou encore la crise de l’immobilier. "Contrairement aux spéculateurs traditionnels", les nouveaux acteurs intervenant sur ces marchés - fonds de pension, hedge funds, autres grandes institutions financières – "n’ont aucun intérêt dans le négoce des marchés physiques : ils parient uniquement sur l’évolution du prix des produits alimentaires en achetant ou vendant des contrats à terme sans être réellement impliqués dans la vente ou l’achat réel de matières premières", explique Thierry Défense. Ce qui a un impact considérable sur l’évolution des prix des matières agricoles qui ne reflètent plus du tout la réalité de l’évolution de l’offre et de la demande, déplore-t-il. Les voix dénonçant ces pratiques se font d’ailleurs toujours plus nombreuses, à l’image de celle du commissaire européen en charge du Marché intérieur et des Services, Michel Barnier, relève encore Thierry Défense.
Dans la mesure où le Luxembourg est à la fois une des plus grandes places financières mondiales et un des pays les plus généreux au monde en matière d’aide au développement, le gouvernement devrait jouer un rôle majeur pour limiter voire interdire ce type de dérives spéculatives, estime le directeur de SOS Faim. "Le Ministère des Finances devrait inclure une interdiction relative à la spéculation financière sur matières premières agricoles pour les fonds d‘investissements de droit luxembourgeois et défendre au niveau européen une régulation stricte dans le cadre de la révision (en cours) de la directive concernant les marchés d’instruments financiers (MiFID)", recommande le Cercle.
Autre incohérence pointée du doigt par le Cercle en lien avec les OGM, le fait que le Luxembourg apporte son soutien à l’Alliance pour la Révolution Verte en Afrique (AGRA), dont la mission - "très honorable", relève Thierry Défense, de SOS Faim - est d’aider des millions de petits exploitants et leurs familles à s’affranchir de la faim et de la pauvreté en investissant notamment dans la recherche, la promotion et la distribution (actuellement subventionnée) de semences "améliorées" et hybrides, d’engrais et de pesticides. Ce qui interpelle Thierry Défense, c’est le recours massif à des engrais et pesticides chimiques quand l’objectif affiché est de protéger l’environnement, ou encore la stratégie commerciale qui consiste à favoriser la distribution subventionnée dans un premier temps alors que les liens de l’AGRA avec les géants de la biotechnologie, Monsanto en tête, sont connus. "Un des vice-présidents de Monsanto (Robert Horsch) fut incorporé dans l’équipe de l’AGRA comme expert scientifique ; ce dernier est rejoint ensuite par Lawrence Kent du centre de recherche en biotechnologies de Danforth financé en partie par Monsanto et auquel la Fondation Gates a donné 5,4 millions USD en 2009 pour financer des variétés améliorées de manioc, de sorgho et de riz en obtenant l’autorisation de gouvernements africains pour des essais en champ", explique Thierry Défense qui cite encore d’autres exemples témoignant des liens de l’AGRA avec des institutions clairement en faveur des OGM.
"Alors que le Luxembourg est toujours resté ferme dans ses positions contre les OGM, la Direction de la Coopération du Ministère des Affaires Etrangères devrait suspendre son appui à l‘AGRA et appuyer les premiers acteurs capables de nourrir l‘Afrique tout en protégeant l‘environnement: les organisations paysannes", conclut le Cercle dans sa publication.
En matière de commerce extérieur, Roger Molitor, de l’Aide à l’enfance de l’Inde, met, entre autres, l’accent sur le fait que le Cercle a demandé au gouvernement d’intervenir auprès de la Commission européenne pour soulever l’importance que le Luxembourg attache aux chapitres relatifs au développement durable, à l’environnement et au contexte social dans les traités visant à promouvoir le commerce et les investissements internationaux au niveau européen. Le Parlement européen ainsi que le Conseil des Ministres se sont également prononcés en faveur de clauses sociales et environnementales dans de tels traités, rappelle-t-il en effet, soulignant que le Ministère des Affaires Etrangères a spécifiquement demandé à la Commission de rester ferme sur ce point dans ses négociations en cours en vue de la conclusion d’un traité de libre échange entre l’Inde et l’UE.
Dans ce domaine, le baromètre affiche une bonne prise de conscience de la problématique du côté du Ministère de l’Economie et du Commerce extérieur, et le Cercle appelle par conséquent ces services à encourager les missions économiques à se pencher sur les aspects liés aux droits humains, à l’environnement et à la situation sociale des pays partenaires.