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Traités et Affaires institutionnelles
Claude Turmes, fervent défenseur de la transparence, plaide pour un lobbying "checked and balanced", dénonçant au passage le "trou noir" du Conseil en matière de représentation d’influence
20-04-2012


Le 20 avril 2012, ATTAC Luxembourg et les Amis du Monde diplomatique invitaient au CCRN Natacha Cingotti, chargée de campagne pour les questions de transparence et de lobbying industriel en Europe au sein de l'ONG Friends of the Earth Europe, à Bruxelles, et l’eurodéputé écologiste Claude Turmes pour débattre du lobbying exercé auprès des institutions européennes. La question posée est simple : s’agit-il de représentation légitime ou de trafic d’influence ?

Natacha Cingotti, qui a ouvert la discussion, a commencé par présenter la définition que la Commission donneNatacha Cingotti elle-même du lobbying qui entend sous ce terme "toutes les activités menées dans le but d’influer directement ou indirectement sur l’élaboration ou la mise en œuvre des politiques et sur les processus de décisions des institutions de l’UE, quel que soit le canal ou le mode de communication utilisé".

Cette tentative de représenter certains intérêts, qu’ils soient particuliers ou d’ordre plus général, elle est présente dès qu’il y a prise de décision. "Les centres de pouvoirs attirent ceux qui veulent influer dessus", lui a fait écho Claude Turmes en soulignant que s’il y a tant de lobbyistes à Bruxelles, c’est que l’Europe est bien la première démocratie supranationale !

Pour Claude Turmes, fervent défenseur de la transparence, l’objectif est que le lobbying soit "checked and balanced"

Cette volonté de représenter ses intérêts ne pose pas de problème en soi, mais, pour Natacha Cingotti, le lobbying doit remplir plusieurs conditions. Premièrement, la transparence doit être de mise, sur les acteurs, les moyens, et les législations qu’ils essaient d’influer. Deuxièmement, la possibilité d’accéder aux différentes institutions pour faire entendre sa cause doit être la même pour tous. Enfin, des règles éthiques sont nécessaires tant de la part de ceux qui font du lobbying que de celle des décideurs.

Pour Claude Turmes, qui est lui aussi un fervent défenseur de la transparence, l’objectif est que le lobbying soit "checked and balanced".

Pourtant, observe Natacha Cingotti, "la bulle bruxelloise est le paradis du lobbying" qui constitue "une industrie florissante". Bruxelles accueillerait en effet entre 25 et 30 000 lobbyistes dont 90 % défendent les intérêts de l’industrie et dépensent pour ce faire près de 750 millions d’euros par an. Et ce dans un manque de transparence que dénonce la jeune chargée de campagne. Les ressources considérables de l’industrie et ses réseaux d’influence ne jouent pas non plus en faveur d’une égalité d’accès, quand il n’y a pas clairement de conflit d’intérêts, déplore-t-elle aussi. Natacha Cingotti va par conséquent jusqu’à évoquer une "capture" de la législation, l’expertise étant souvent "confisquée" par les représentants d’intérêts privés auxquels font face, de fait, un nombre trop limité de fonctionnaires obligés d’aller chercher l’expertise en dehors de leurs rangs.

Au vu de ce tableau, et en réponse à ceux qui affirment qu’il n’y a pas de lien entre le lobbying et les capacités financières de ceux qui le pratiquent, Natacha Cingotti soulève de nombreuses questions. Pourquoi l’industrie du lobbying est-elle si florissante, avec au moins 1500 groupes industriels actifs, sans compter plusieurs centaines de cabinets de consultants ? Pourquoi les chiffres concernant les moyens mis en œuvre pour influer sur la législation sont-ils si difficiles à trouver ? Pourquoi ce manque de transparence ? Et Natacha Cingotti de donner l’exemple de la puissante association BusinessEurope qui, suite à une plainte de Friends of the Earth Europe, a multiplié par huit, du jour au lendemain, le budget qu’elle déclare consacrer au lobbying, à savoir 4 millions d’euros. Pourquoi tant de hauts fonctionnaires, voire même des commissaires, se reconvertissent-ils dans le lobbying en fin de mandat, à l’image de Günther Verheugen ou Charlie McCreevy ?

Le registre

Le cadre actuel de la régulation est marqué essentiellement par le registre volontaire du lobbying mis en place dans le cadre d’un accord interinstitutionnel trouvé en juin 2011 entre Commission et Parlement. Claude Turmes a rappelé que ce registre était le fruit de trois ou quatre années de combat, le Parlement européen ayant appelé à la création d’un registre obligatoire dès 2008. Mais, les gouvernements ayant opposé une fin de non recevoir à cette exigence, un compromis a pu être trouvé avec l’idée de créer un registre volontaire.

L’inscription à ce registre conditionne l’obtention d’un badge d’accès au Parlement européen, ce qui lui confère donc un caractère semi-obligatoire. Ce registre permet par exemple de savoir que, sur les dossiers relatifs à la santé, l’industrie pharmaceutique déclare dépenser autour de 80 à 90 millions d’euros, quand les ONG actives dans ce domaine déboursent sur une année 3 à 4 millions d’euros.

Mais ce registre est incomplet, relève Natacha Cingotti qui pointe la transparence qui reste partielle sur l’identité des lobbyistes, la pauvre qualité des données financières, ou encore le manque de clarté sur les intérêts représentés et les législations suivies. Natacha Cingotti relève ainsi un certain manque de volonté politique de la part de la Commission, quand le Parlement européen s’est exprimé en faveur d’un registre obligatoire à long terme et que 61 Natacha Cingotti et Claude Turmes au CCRN le 20 avril 2012% des lobbyistes européens seraient aussi pour.

Claude Turmes relève lui aussi des lacunes dans ce registre, observant par exemple que le Vatican, qui s’est pourtant montré particulièrement actif lors des négociations sur le traité de Lisbonne, en est absent. Les syndicats se sont montrés hésitants, insistant sur leur rôle de "partenaires sociaux", et il a fallu longtemps pour les convaincre qu’ils avaient aussi une fonction de lobbying. Mais ils sont en fin de compte inscrits au registre. Ce qui n’est en revanche pas le cas des études d’avocats et autres sociétés de conseil auxquels les grands groupes font appel pour faire office d’écran sur leurs activités de lobbying. Ils ont réussi à ne pas être considérés comme des lobbyistes, au grand regret de Claude Turmes.

Aussi imparfait soit-il, ce registre, Claude Turmes considère cependant qu’il permet de préparer la prochaine étape, à savoir l’établissement d’un registre qui permettra d’identifier les déséquilibres dans la représentation d’intérêt, l’objectif étant d’aider ceux qui représentent l’intérêt général. Claude Turmes plaide ainsi pour qu’un budget soit prévu afin d’aider les représentants de la société civile, et ce sans contrepartie, dans un souci d’équilibre.

Le "trou noir" du Conseil….

Pour Claude Turmes, le plus grand des problèmes en matière de lobbying se pose toutefois lorsque les gouvernements nationaux agissent en tant que co-législateurs, à savoir au Conseil En effet, contrairement au Parlement européen où l’on observe une grande transparence, le Conseil est une sorte de "trou noir" aux yeux de l’eurodéputé. Et le fait que les parlements nationaux n’arrivent pas à contrôler l’action de leurs gouvernements respectifs est à ses yeux le plus grand déficit démocratique dans l’UE. Ainsi, déplore Claude Turmes en se penchant plus particulièrement sur le cas luxembourgeois, la Chambre des députés, qu’il juge mal organisée, ne questionne pas le gouvernement en amont sur les positions qu’il entend défendre au Conseil. Le parlement luxembourgeois n’arrive donc pas à créer la plateforme qui permettrait que ces positions soient défendues et discutées en amont, ce qui pourrait éviter que le lobbying ne se fasse sous la table.Claude Turmes

Pourtant, des exemples de parlements mieux outillés existent en Europe, à l’image du parlement danois, qui entend les explications sur les positions que défendra le gouvernement au Conseil en commission. Pour Claude Turmes, c’est là un point essentiel, notamment pour combattre l’euroscepticisme. Car les décisions prises au niveau européen "ne tombent pas du ciel", même si, à l’heure actuelle, "les ministres racontent ce qu’ils veulent à la sortie d’un Conseil". Pourtant, estime l’eurodéputé, "il est faux de dire qu’il n’y a pas de marge de manœuvre au Conseil". Il faut donc, plaide-t-il, gagner cette bataille de la transparence sur le volet gouvernemental des décisions européennes.

L’expertise, talon d’Achille des décideurs ?

Autre point faible identifié par Claude Turmes, la capacité d’analyse indépendante. L’eurodéputé compare les moyens dont dispose un député luxembourgeois, qui lui permettent de s’adjoindre les services d’un "demi-assistant", et ceux dont il dispose en tant que membre du Parlement européen, à savoir quatre assistants et deux personnes employés par son groupe parlementaire qui travaillent sur les questions d’énergie, sans compter le budget prévu pour payer des consultants sur le dossier par exemple de l’efficacité énergétique, sur lequel il est rapporteur. "Au Parlement européen, les moyens existent pour se faire un avis indépendant", résume Claude Turmes qui observe au contraire un déficit en la matière au Luxembourg. "L’organisation de la Chambre ne lui permet pas d’être un contrepouvoir", déplore Claude Turmes qui relève que c’est sans doute ce qui arrange le mieux le CSV qui préfère un parlement faible.

La question de l’expertise ne se pose pas qu’au Luxembourg, loin de là, et Natacha Cingotti a attiré l’attention sur les groupes d’experts qui sont nommés par la Commission. Ainsi, en matière de finances, elle raconte que les groupes d’experts constitués en 2008 pour faire face à la crise étaient en fin de compte majoritairement constitués des banquiers qui en étaient à l’origine. "Nous n’avons aucun droit de regard sur ces groupes d’experts, et c’est un vrai problème", déplore Natacha Cingotti qui relève cependant les engagements pris par le commissaire Barnier qui veut prendre des mesures au moins pour les services relevant de sa compétence.

"Le problème, en matière de finances, c’est qu’il n’y avait pas d’expertise en dehors de l’industrie", observe pour sa part Claude Turmes qui rappelle la création, à l’été 2011, dans l’objectif d’équilibrer le débat, de Finance Watch. Par ailleurs, a précisé l’eurodéputé, le Parlement européen, lorsqu’il a voté sa position concernant le budget 2012 de l’UE, a demandé le gel de 20 % du budget pour les groupes d’experts de la Commission européenne, dans l’attente de nouvelles règles visant à améliorer la transparence et à garantir qu’ils ne sont pas soumis à des intérêts.

Petit tour d’horizon du lobbying en quelques cas (pas toujours exemplaires)

Natacha Cingotti a ensuite exposé quelques cas de pratiques problématiques du lobbying.

ArcelorMittal, appelé "steel fat cat" dans le milieu, est ainsi connu pour son lobbying très fort sur les questions environnementales, et remarqué pour une stratégie jugée "très intéressante" par la militante. Ainsi, le géant de l’acier a réussi à négocier d’être exempté d’avoir à payer des droits sur les permis d’émission de CO2 dans le cadre du système européen d’échange de quotas (EU ETS) en arguant qu’il avait besoin de cet argent pour financer la transition énergétique et pour maintenir les sites de production en Europe. En fin de compte, l’entreprise a empoché les certificats octroyés en surplus, les a revendus, et ne s’est pas abstenue de délocaliser la production vers d’autres régions du monde. Résultat, la question climatique n’est pas réglée, et l’industrie s’en sort indemne, résume Natacha Cingotti.

Claude Turmes, dont le parti vient de dénoncer justement le fait qu’ArcelorMittal puisse tirer bénéfice de ses droits d’émission au Luxembourg alors que les sites de Schifflange et Rodange sont à l’arrêt, a raconté comment les représentants du géant de l’acier avaient œuvré, allant de pays en pays pour demander toujours plus de droits d’émission, en surenchérissant toujours un peu plus. Tant et si bien qu’on en est arrivé à ce que le principe du "pollueur-profiteur" soit en vigueur… Mais l’eurodéputé a aussi relevé que quelques heures à peine après la diffusion du communiqué des Verts, le ministre Marco Schank avait déclaré sur les ondes de 100,7 que ses services étaient en train d’étudier la légalité de l’octroi de droits d’émission à ArcelorMittal dans la mesure où les sites de Rodange et Schifflange sont à l’arrêt.

Autre exemple cité par Natacha Cingotti, celui des hedge funds, que la directive AIFM avait pour objectif de mieux encadrer. Sur ce dossier, l’ECVA a été jusqu’à envoyer à la Commission une lettre dans laquelle elle se faisait passer pour un groupe de 700 PME s’inquiétant des conséquences de cette future directive. Mais le document envoyé a révélé son origine, qui était bien l’ECVA dont l’objectif était de bloquer la directive le plus en amont possible. Ensuite, la stratégie menée à l’égard du Parlement européen a été elle aussi pour le moins offensive. Ainsi, sur 1700 amendements au texte de directive, 900 venaient de l’industrie de la finance…

Sur les dossiers qui concernent les finances, raconte Claude Turmes, le lobbyiste le plus puissant n’est autre que "Her Majesty", soucieuse de préserver les intérêts de la City qu’il voit comme "un eldorado de la dérégulation". Mais le gouvernement luxembourgeois est lui aussi "très bien organisé", commente l’eurodéputé.

Natacha Cingotti a donné un exemple des batailles âpres qui peuvent se mener dans le champ du lobbying : la lutte que suscite la question de l’ouverture au marché européen aux sables bitumineux. Le Canada est particulièrement actif en la matière, tandis que nombres d’ONG environnementales s’y opposent en pointant le fait que cette source d’énergie est très polluante. En plus du lobbying des entreprises actives dans le secteur au Canada, Natacha Cingotti a souligné la très forte implication du gouvernement canadien qui a lancé une campagne appelée "plan européen de développement des sables bitumineux", organisant jusqu’à un événement par semaine pour défendre sa cause, et ce alors que les services de la DG Climat de la Commission n’y sont pas particulièrement favorables.

Claude Turmes a voulu compléter le tableau en donnant des exemples plus nuancés.

Ainsi par exemple, alors qu’il a été nommé rapporteur en 2008 sur la directive sur les énergies renouvelables, Claude Turmes raconte avoir pu gagner ce dossier face à de grands producteurs d’électricité qui, dans la mesure où ils étaient déjà équipés, n’étaient pas très enthousiasmés par le texte proposé. Mais, se félicite Claude Turmes, la victoire a été possible grâce à une alliance stratégique entre des ONG comme Greenpeace, le lobby du photovoltaïque et le soutien de différents gouvernements, notamment allemand, danois et espagnol.

Pour ce qui est de la directive sur l’efficacité énergétique, Claude Turmes a évoqué les inquiétudes que ce texte a soulevées chez Gazprom ou autres fournisseurs qataris d’énergies fossiles. Sur les 2200 amendements qu’il y a eu au Parlement européen, Claude Turmes évalue que 800 venaient de ces importateurs d’énergies fossiles. Et sur ce dossier aussi, Claude Turmes a pris soin de s’adjoindre le soutien non seulement des ONG environnementales, mais aussi des entreprises qui ont intérêt à ce que l’UE avance en matière d’efficacité énergétique. "Sans ces entreprises, il n’y a aucune chance de gagner", explique l’eurodéputé qui dit toujours étudier avec soin, et en anticipant, les enjeux que représentent un texte législatif pour les différents acteurs d’un secteur.

Autre expérience racontée par Claude Turmes celle d’Ecotrel, qui s’occupe de la collecte des déchets électroniques au Luxembourg. Un projet de directive envisageait en effet que la collecte de ces déchets ne soit plus organisée au niveau national, mais au niveau européen. Contacté par Ecotrel, Claude Turmes a été sensibilisé au fait que cela risquait de faire imploser le système de collecte luxembourgeois. En travaillant sur le dossier pendant un an et demi, avec le soutien du gouvernement luxembourgeois, il a finalement été possible de faire en sorte que le texte final abandonne cette idée et se concentre sur une obligation de performance.

"Aujourd’hui on peut dire qu’ACTA est mort"

Invité par l’assistance à témoigner sur le dossier ACTA, Claude Turmes a expliqué que cet accord intergouvernemental avait été négocié au cours de réunions "plutôt closes" qui se sont tenues pendant deux ans, jusqu’à ce que l’accord soit signé au Japon en janvier 2012, dans une ambassade. "Le gouvernement luxembourgeois, comme nombre d’autres gouvernements, a signé cet accord sans qu’il y ait eu la moindre discussion à la Chambre des députés", relate l’eurodéputé. A suivi un fort mouvement de contestation, qui a été accéléré par Internet, et qui fait dire à Claude Turmes qu’aujourd’hui, "on peut dire qu’ACTA est mort puisque certains gouvernements ne vont pas le signer".

"La Commission se sait perdante et essaie de gagner du temps" en saisissant la CJUE, poursuit le parlementaire. "Ils ont été bêtes", analyse le parlementaire, car s’il y avait eu plus de transparence, il n’y aurait pas eu une telle mobilisation. Le mouvement d’opposition à ACTA a en effet pu réunir les personnes qui s’inquiétaient du fond et celles qui dénonçaient la forme. Un mouvement que Claude Turmes juge "encourageant" dans la mesure où il a témoigné de la capacité de mobilisation de la société civile à l’échelle européenne.

L’initiative citoyenne, un "instrument politique très puissant" pour "supranationaliser le débat dans la société civile"

En réponse à une question portant sur l’initiative citoyenne européenne (ICE), entrée en vigueur le 1er avril 2012, Claude Turmes s’est félicité de cet "instrument politique très puissant" qui va permettre de créer du débat dans l’UE et surtout de "supranationaliser le débat dans la société civile". Sans compter que cet instrument va donner de la visibilité à des revendications de la société civile et va obliger les partis politiques de chaque pays à se positionner sur ces sujets.