Le 16 mai 2013 a eu lieu à la Chambre des Députés un débat de consultation sur la croissance économique et la compétitivité du Luxembourg. Ce débat avait été précédé par des prises de positions de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), du syndicat OGBL, des partis DP et Déi Gréng, qui se basaient entre autres sur les notes que les deux ministres intervenant au cours du débat, le ministre des Finances, Luc Frieden, et le ministre de l’Economie, Etienne Schneider, leur avaient fait parvenir en amont pour structurer les discussions.
Le premier à intervenir a été Etienne Schneider. Il a cité les derniers chiffres : un taux de croissance estimé à 0,3 % seulement pour 2012, à 1 % pour l’année 2013, cinq années de perdues en termes de croissance, un chômage qui avoisine en mars 2013 les 6,6 %, "un record historique", des finances publiques déficitaires depuis 2009, avec un difficile retour à l’équilibre budgétaire. Cela met en cause la soutenabilité du système des pensions, qui a besoin d’une croissance entre 3 et 4 %. Or les projections de croissance potentielle à long terme de la Commission et de l’OCDE ne prévoient plus que 2 % d’augmentation annuelle du PIB. Les causes : une faible croissance de la productivité et une faible croissance de l’emploi. « Les perspectives du potentiel de croissance à long terme sont actuellement trop faibles pour financer l’Etat providence », a expliqué le ministre. Et d’ajouter : "Si on veut éviter de s’engouffrer dans une logique infernale de réduction des prestations et de démantèlement des services publics et de réduction du pouvoir d’achat, il faut miser résolument sur la croissance économique."
Par rapport à ce constat, il a néanmoins dit devant les députés que le Luxembourg se trouvait encore dans une situation relativement bonne, que, comparativement, le chômage se situe à un niveau relativement bas et que la création d’emplois est toujours de mise. L’Etat est capable d’agir, il investit et aide les entreprises, et, "signes positifs", de nouvelles entreprises sont créées. Le gouvernement s’est engagé dans des voyages de prospection et "va chercher la croissance là où elle se trouve". Etienne Schneider a aussi salué le fait que l’UE veuille se doter d’une nouvelle politique industrielle pour faire face à la concurrence globale qui inonde les marchés avec des produits de pays qui ne pratiquent pas les normes sociales que les pays occidentaux. "Nous ne voulons pas abolir ces normes, et il faut donc respecter des normes minimales pour avoir droit à un libre accès à nos marchés européens", pense le ministre. Il a aussi évoqué l’initiative commune avec ses collègues belge et français sur l’industrie sidérurgique.
Etienne Schneider a ensuite parlé des quatre piliers de la diversification qu’il vise - logistique, TIC, bio- et écotechnologies – pour évoquer les 3000 à 5000 emplois pour des personnes en grande partie moins qualifiées qu’il espère voir créés dans le secteur de la logistique, la construction en cours de grands projets liés à la logistique et aux transports, dont à l’aéroport, qui devraient attirer de grandes entreprises. Une autre de ses préoccupations est de voir le Luxembourg dans le "top ten" mondiaux de la connectivité grâce aux efforts de Luxconnect et de la Poste, et son nouvel objectif est de le voir le Luxembourg bientôt dans le "top 3". Par ailleurs, les techniques d’archivage électronique permettront d’attirer les QG de grandes entreprises à Luxembourg.
Les propositions qu’il allait avancer ne sont pas des propositions qui mèneront vers austérité sociale et régression écologique, a-t-il tenu à préciser. Et quant aux reproches selon lesquels les 65 propositions de son prédécesseur, Jeannot Krecké, seraient restées lettres mortes, il a déposé un tableau qui montre que 45 mesures ont été mises en œuvre, que treize sont en train de l’être et que sept n’ont finalement pas été pas retenues. Sécuriser le pouvoir d’achat sans lequel il n’y a pas de croissance lui semble être une de ses tâches. Autre annonce : il n’y aura pas de hausse des cotisations sociales avant 2016, ce qui est avantage compétitif.
Etienne Schneider a ensuite décliné le programme qu’il soumettait à discussion :
Dans le texte remis aux députés, Etienne Schneider pose aussi les jalons d’une réflexion qualitative dans un contexte européen : "Finalement, il faut également s’interroger sur la nature de la croissance économique désirée. La stratégie LU2020, qui décline la stratégie européenne, s’est donné pour objectif une croissance inclusive, durable et intelligente. La croissance économique n’est pas une fin en soi, mais doit augmenter le niveau de vie et le bien-être de tous. Le CES et le CSDD, ont développé, à la demande du gouvernement, une batterie d'indicateurs alternatifs au PIB, en se plaçant du point de vue des citoyens. En revanche, une fois que le débat sur la nature d’une "croissance qualitative" aura été validé par le plus grand nombre, il faudra tout faire pour maximiser ce type de croissance économique. Partant du constat que le Luxembourg doit redynamiser l’économie, il faut positionner la compétitivité du 'Standort' luxembourgeois par rapport à ses principaux concurrents."
Luc Frieden a de son côté insisté sur le fait que bien d’autres ministres que ceux de l’Economie et des Finances sont compétents en matière de compétitivité. Il a cité les ministres de l’Agriculture, de l’Intérieur, du Logement ou des Transports et souligné la nécessité d’aborder la compétitivité avec un regard sur le monde concurrentiel tel qu’il est plutôt que de discuter d’un monde idéal.
Le ministre a évoqué les conditions-cadres fiscales à créer. Il a parlé des équilibres complexes qui devront permettre à la fois d’imposer les entreprises et en même temps de les attirer. Il a ainsi écrit : "Le gouvernement vient d’écarter l’idée d’une augmentation de la fiscalité sur l’entreprise afin de maintenir un climat d’affaires stable et propice à la création d’emplois générateurs de croissance tout comme de rentrées fiscales appropriées par le biais de l’impôt sur le revenu et de l’impôt indirect de la production des biens et services."
Le Luxembourg doit, pour pouvoir croître, attirer « les meilleures têtes ». A ce sujet Luc Frieden a réitéré ce qu’il a écrit dans sa note à la Chambre : "L’économie luxembourgeoise est largement tributaire des secteurs à haute valeur ajoutée nécessitant souvent, et notamment en phase de lancement, le recours à une main-d’œuvre hautement qualifiée. La circulaire du Directeur de l’Administration des Contributions sur la fiscalité des personnes hautement qualifiées sera adaptée afin d’assurer un régime compétitif et attrayant pour ces experts qui viennent pour une durée limitée renforcer depuis l’étranger le savoir-faire de notre économie."
Il a plaidé pour des finances publiques saines, la nécessité d’investir dans des infrastructures et mis en garde contre l’idée qu’il serait possible de remplacer rapidement par un autre secteur le secteur financier, qui contribue au PIB à hauteur de 35 %. Luxembourg est pour lui une place financière internationalement reconnue fondée sur cinq piliers fondamentaux : les fonds d’investissements ; le secteur des assurances ; la banque privée ; les crédits internationaux ; et la structuration d’investissements internationaux. La place doit se diversifier, par exemple à travers la création d’un statut pour les professionnels du secteur des assurances ou le nouveau cadre légal applicable aux family offices. Le gouvernement poursuit aussi l’objectif d’internationalisation de la place financière vers les centres de croissance que sont l’Asie, le Moyen Orient et l’Amérique latine. Le Luxembourg va aussi jouer un rôle croissant dans la libéralisation du RMB, la monnaie chinoise et a créé une stratégie en conséquence.
Pour Luc Frieden, c’est cette même stratégie d’internationalisation qui oblige le Luxembourg à appliquer pleinement les standards internationaux. Ainsi, l’introduction de l’échange automatique d’information sur les paiements d’intérêts que des agents payeurs établis au Luxembourg effectuent en faveur de personnes physiques qui ont leur résidence dans un autre Etat membre de l’Union Européenne était devenue une conséquence logique des évolutions internationales; un changement longuement préparé, qui renforce la position du Luxembourg au processus décisionnel communautaire et accroît également la compétitivité à long terme du secteur financier. Par ailleurs, un accord sur l’échange automatique avec les USA est incontournable, dans la mesure où leurs opérateurs représentent 23,5 % des parts de marchés qui opèrent sur la place financière. Pour Luc Frieden, il est donc "important de savoir comment nous aller traiter cette question dans l’UE et nous allons participer à la recherche d’une solution sans nous laisser pousser dans un coin".
Pour ce qui est de la taxation des multinationales, le ministre s’est montré convaincu qu’il doit être possible de les soumettre à une taxation juste tout en leur offrant un site compatible avec leur localisation dans un petit Etat comme le Luxembourg.
Félix Eischen fut le premier à intervenir au nom du CSV. Il a appelé les partenaires sociaux, parties prenantes d’une "communauté de destin" qui se trouve face à ses plus grands défis depuis des décennies, à se rencontrer sur les questions de compétitivité. Il a tancé, comme l'UEL le fait que les dépenses de l’Etat vers les citoyens représentent 34 400 euros par habitant, regretté que les salaires luxembourgeois soient plus élevés que ceux de leurs voisins, même s’il a admis que la productivité du Luxembourg est plus élevée, recommandé que la circulation soit mieux planifiée, critiqué les prix du logement, trop chers, et demandé que les prix de l’immobilier soient placés sous surveillance et que l’Etat agisse sur le logement social et demande aux communes de viabiliser de nombreuses zones d’habitation.
Claude Meisch (DP) a réitéré ses propos tenus deux jours auparavant. Il a insisté sur le repositionnement de la place financière et la nécessité qu’elle garde son crédit de confiance dont il a été d’avis qu’il a été "dilapidé ces dernières semaines". Quant à la TTF, il a demandé à ce que la Chambre et les acteurs concernés soient informés sur les débats sur la TTF dans les différents Etats membres de l’UE afin que le Luxembourg ne s’isole pas avec "des réactions trop émotionnelles sur la question". Il a aussi demandé à ce que la place financière soit mise au service du capital-risque de l’industrie du pays, notamment dans le domaine de la recherche. Finalement, il a exprimé son accord avec la plupart des propositions du ministre Schneider, à condition qu’elles soient rapidement mises en œuvre.
Alex Bodry (LSAP) a surtout mis en avant le bon climat social et le bien-être sur le lieu de travail, tout comme la prévisibilité de la politique comme des atouts compétitifs. Les mesures prises pour lutter contre la crise et les hausses d’impôt n’ont rien d’extraordinaire et ne constituent pas des ruptures. Il n’y a ni dérapage budgétaire ni déficit structurel en 2012 et 2013, la création d’emplois continue, même si le chômage tend à augmenter. La place financière a été moins touchée par la crise que ce à quoi on aurait pu s’attendre. Même si les salaires devaient être réduits de 20 %, le Luxembourg ne pourrait pas être compétitif sur ce point avec les pays à bas salaires. De toute façon, Alex Bodry est d’avis que ce serait mal venu de réduire le débat sur la compétitivité à un débat sur le coût social unitaire (CSU) qui n’est qu’un facteur parmi d’autres dans un pays où le temps travaillé est supérieur à celui de ses voisins, les cotisations sociales les 3e les moins élevées de l’UE et le coût salarial plus bas qu’en Allemagne. Le système de sécurité sociale a en plus maintenu à un nouveau égal les cotisations alors que le seuil des réserves légales a été largement atteint, ce qui a permis la constitution de réserves supplémentaires. Bref, pour Alex Bodry, le Luxembourg est compétitif, car même si les salaires y sont plus élevés, les frais salariaux plus bas y sont concurrentiels et le patronat n’y participe plus au financement des allocations familiales. Tout cela représente pour lui un environnement qui devrait inciter à créer des emplois plus sûrs et plus sains.
Alex Bodry a défendu le système de l’indexation des salaires. La loi sur la modulation de l’index, avec ses tranches de 2,5 % à payer en octobre, alors que l’inflation est en baisse, aidera même à compenser en 2013 et 2014 les pertes antérieures en termes de pouvoir d’achat. Il plaide donc pour la restauration du vieux système en 2015, car il ne nuira pas à l’économie. S’il devait aboutir à un dérapage, il faudrait de nouveau discuter avec les partenaires sociaux. Il a donc estimé qu’il n’y avait pas de raison d’abolir l’indexation des salaires et refusé toute désindexation de l’économie luxembourgeoise telle qu’elle est prônée par les fédérations patronales, tout comme son parti refusera la défiscalisation des profits des entreprises.
Alex Bodry s’est aussi montré sceptique à l’égard d’une flexibilisation du droit du travail qui offre une bonne protection du partenaire le plus faible et a créé des équilibres qui ne devraient pas être mis en cause. Il n’est pas opposé au travail dominical dans les laboratoires, comme le DP a pu le prétendre, et prêt à régler des détails à condition de garder les grands équilibres.
Il a recommandé au gouvernement d’accorder une attention accrue à la Grey economy, à savoir l’activité économique liée au vieillissement de la population, qui est selon lui un créneau du futur et qui touche à l’aménagement urbain, à l’accessibilité, aux services de proximité, aux transports. Il s’agit selon lui aussi d’un secteur auquel on pense moins au Luxembourg du fait d’une immigration massive mais par définition aussi assez jeune.
Dans son intervention, le député vert Henri Kox a repris les arguments qu’il avait développés dans sa polémique de la veille avec le ministre de l’Economie. Il lui a reproché de vouloir fonder l’économie et la croissance sur l’endettement, et la sortie de crise sur de l’endettement qui s’ajouterait aux dettes existantes. Le député vert est d’avis que la croissance n’est pas infinie et que l’Etat-providence ne peut donc pas être construit sur le pari d’une telle croissance. Un tel système finira par s’écrouler. Le "système social sera donc peut-être moins luxurieux", a-t-il déclaré, mais sans préciser sa pensée à la demande insistante du ministre Schneider qui a aussi récusé l’affirmation d’Henri Kox qu’il prônait la réduction des salaires. Le député vert a aussi reproché à l’approche du gouvernement de la question du coût de l’énergie d’aboutir en fin de compte à un ratage de la transition énergétique, ce qui rendra difficile dans 30 ans la situation de l’industrie luxembourgeoise.
Fernand Kartheiser (ADR) a défendu le maintien du salaire minimal social, le contrôle des prix, rejeté le plafonnement de l’index et un statut unique qui inclurait la fonction publique. Il faudrait selon lui combiner la loi sur la compétitivité avec la réforme administrative.
Serge Urbany (Déi Lénk) a évoqué la crise d’une politique économique qui a mis en question une société plutôt égalitaire comme celle que le Luxembourg a jusque là connue, et qui veut malgré tout mettre en place un mécanisme qui limite les salaires et par ricochet les pensions dans le cadre d’un nouveau système. Il a vivement critiqué le discours que le ministre Schneider avait tenu début mai lors de l’ouverture de la Foire de Printemps où ce dernier avait appelé les partenaires sociaux à tenir compte des exigences d’une période "de croissance faible et de coûts de production soumis à une pression à la baisse" afin de trouver des solutions, "quitte à parfois devoir reculer pour mieux rebondir".
L’ancien chef du syndicat LCGB Robert Weber est parti, au nom du CSV, de "la rengaine sur les frais salariaux qui revient régulièrement dans la discussion sur la compétitivité au Luxembourg, comme partout en Europe, et même en Europe de l’Est", pour se demander si la question salariale était vraiment au centre de cette discussion. Il a invoqué l’économiste Ricardo Petrella qui dénonce le culte de la compétitivité, culte qui a conduit au démantèlement des systèmes sociaux sous l’égide de la trinité "privatisation-dérégulation-libéralisation". Il a aussi évoqué la polémique autour du CSU, et notamment la distinction entre CSU nominal ou réel. Il a parlé d’une règle que s’étaient donnés les syndicats de l’UE dans la foulée de réflexions de Jacques Delors de miser sur une croissance des salaires qui serait toujours 1 % en-deçà de la croissance de la productivité. Or, a-t-il constaté, maintenant les salaires baissent constamment, ce qui réduit la demande et pousse vers la récession.
Pourtant, estime Robert Weber, ce sont les pays à haut niveau social qui ont mieux supporté la crise que les pays aux normes sociales moins élevées, une réflexion qui ne devrait pas empêcher une autre sur la sélectivité des prestations sociales. En dépit de cela, OCDE et FMI se relaient selon lui à Luxembourg comme ailleurs pour faire passer depuis 30 ans des messages dans le sens de l’austérité sociale, et la Commission européenne s’est accrochée à ce train avec "des conséquences catastrophiques" et des privatisations qui continuent aussi. "Or, vu ses effets cette politique devrait finir par poser un problème", estime l’ancien syndicaliste, qui ne veut pas comprendre pourquoi le patronat regarde les cotisations et la politique sociales comme des facteurs négatifs alors qu’ils ne sont que des instruments de redistribution. Le travail n’est pas pour lui une simple marchandise, mais crée le lien social. S’il est considéré autrement, ce lien social en souffre et disparait. Les inégalités se creusent, les sociétés deviennent de moins en moins solidaires.
Robert Weber s’est, comme Alex Bodry, montré critique envers une réforme de l’organisation du travail. Il juge le droit du travail "bon et progressiste", de sorte qu’il n’a pas besoin de réformes, mais seulement d’adaptations. Et contrairement à ce que croit le gouvernement, il n’y pas besoin de loi spéciale pour permettre le travail dominical dans les laboratoires, car le droit du travail existant le permet pour des processus continus de production. La même chose vaut selon lui pour les quatre mois de période de référence qui peuvent être négociés par les partenaires sociaux, de sorte que le gouvernement devrait s’abstenir de légiférer et laisser aux partenaires sociaux leur autonomie tarifaire et faire confiance à l’acquis historique que les syndicats ont toujours consenti des flexibilités négociées si celles-ci étaient nécessaires. Bref, plutôt que d’amender la loi, ce serait selon lui plus indiqué d’exploiter ses possibilités.
Dans sa réplique aux députés, Etienne Schneider a constaté que tout le monde n’avait pas répondu à ses questions, mais qu’il avait cru sentir "un accord assez répandu pour soutenir ses propositions". Il a défendu son plan Marshall, son approche du secteur de la logistique qui combine tous les modes de transport. Il a promis d’étudier la piste de la Grey economy.